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Faire entendre les sons de la Belle Époque

Faire entendre les sons de la Belle Époque

23.04.2025, par
Temps de lecture : 10 minutes
Scène de plage à Dinard (Bretagne), au début du XXe siècle..
Oubliés pendant plus d’un siècle, des enregistrements de la Belle Époque ressurgissent aujourd’hui grâce à une invention unique : l’Archéophone. 54 cylindres bretons ont ainsi pu être numérisés, révélant les chants et récits d’une époque disparue.

Les premières secondes de l’enregistrement laissent entendre un grésillement discret. Puis une voix fragile et lointaine s’élève. En breton, elle entonne une complainte, un chant traditionnel oublié. Un tel enregistrement, figé dans la cire il y a plus d’un siècle, aurait pu sombrer dans l’oubli. Mais le voilà finalement tiré de son long sommeil. Cette renaissance a été rendue possible par l’Archéophone, un appareil unique qui permet de lire et de numériser les cylindres phonographiques d’autrefois, ces enregistrements fragiles qui conservent la mémoire sonore du début du XXe siècle.

Deux chansons bretonnes

À propos
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Inventaire CRBC 065. Collection CRBC, Centre de recherche bretonne et celtique.

Chansons "Fransoazig ha Pierrik"  et "An diou vignonez" par Marie-Françoise Le Serrec et Filoména Cadoret
https://www.phonobase.org/fiche/16376
 

Les cylindres de cire renferment chacun quelques minutes d’enregistrement à peine : chants, contes, récits de la vie quotidienne ou prières en breton et en gallo, les deux langues régionales alors parlées par la population bretonne.

Cette invention d’Henri Chamoux, ingénieur et historien au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Larhra)1, vient de révéler un pan oublié du patrimoine breton, contribuant ainsi à la sauvegarde et à la valorisation d’une mémoire sonore précieuse, témoin direct des traditions et des langues régionales d’autrefois : une collection de 54 cylindres, enregistrés au début des années 1900 par des érudits et collecteurs2 bretons, conservés depuis par le Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC)3, qui ont pu être numérisés à l’aide de l’Archéophone

Ces cylindres de cire, d’environ 10 centimètres de long, renferment chacun quelques minutes d’enregistrement à peine : chants, contes, récits de la vie quotidienne ou prières en breton et en gallo, les deux langues régionales alors parlées par la population bretonne.

Une collection de 54 cylindres bretons, enregistrés au début des années 1900, ont pu être numérisés. Ils sont conservés au Centre de recherche bretonne et celtique.
Une collection de 54 cylindres bretons, enregistrés au début des années 1900, ont pu être numérisés. Ils sont conservés au Centre de recherche bretonne et celtique.

Des enregistrements d'une incroyable richesse

« Ces cylindres témoignent d’une tradition orale aujourd’hui largement disparue », explique Yves Coativy, directeur du CRBC. Conservés pendant près d’un siècle, certains étaient en mauvais état, fissurés ou recouverts de moisissures. « Il fallait un dispositif comme l’Archéophone pour leur redonner une seconde vie sans risquer de les dégrader davantage. »

Le contenu de ces enregistrements est d’une incroyable richesse. L’un de ces témoignages oraux relate par exemple un événement tragique lié à un écobuage, une pratique agricole consistant à incendier les landes pour enrichir les sols. Ce jour-là, ce qui devait être une fête autour de cette pratique a tourné au drame : une vingtaine de personnes sont mortes d’une intoxication alimentaire. Un récit rare, dont on ne connaissait auparavant que des traces écrites.

Récit : un écobuage qui vire au drame

À propos
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Inventaire CRBC 065. Collection CRBC, Centre de recherche bretonne et celtique.
2025

Chanson "Son ar varaddeg" en référence à l'écobuage
https://www.phonobase.org/fiche/16401

Autre élément notable : la diversité géographique des enregistrements, notamment ceux réalisés dans le Morbihan, où l’on parle au début du XXe siècle une variante du breton distincte de celle du reste de la région, le breton vannetais. « Ces cylindres offrent une précieuse source sonore pour l’étude des dialectes bretons parlés à l’époque, révélant des tournures de phrases et des intonations oubliées », s’enthousiasme Yves Coativy. Ces enregistrements constituent ainsi une ressource importante pour les ethnologues et les linguistes des langues bretonnes et celtes, en permettant d’analyser l’évolution des accents, des tournures grammaticales et des expressions populaires, mais aussi de mieux comprendre les interactions sociales et culturelles d’autrefois.
 

En Bretagne Environs d’auray – Noce bretonne Cuisiniers et cuisinières allant au devant des nouveaux Mariés leur offrir les gâteaux traditionnels. Carte postale du début du XXème siècle.
En Bretagne Environs d’auray – Noce bretonne Cuisiniers et cuisinières allant au devant des nouveaux Mariés leur offrir les gâteaux traditionnels. Carte postale du début du XXème siècle.

 L'Archéophone, une machine à écouter l’histoire

Derrière cette résurrection sonore, se cache avant tout la curiosité insatiable d’Henri Chamoux, qui, depuis plus de vingt ans, s’attelle à sauver ces trésors sonores enfouis. Tout commence à la fin des années 1970, lorsqu’il découvre, alors enfant, un disque ancien dans un grenier familial. L’objet, marqué « 1902 », soulève chez lui une question : pouvait-on enregistrer et écouter de la musique au début du XXe siècle ?
 

Dans les années 1990, lorsque Henri Chamoux s’intéresse aux cylindres phonographiques produits à la Belle Epoque, il se heurte au fait que ces supports fragiles en cire ou gomme-laque sont impossibles à écouter sans risque de détérioration.

« Tout le monde, à l’époque, me répondait que c’était exceptionnel, réservé à une élite, raconte-t-il. Mais j’avais l’intuition que ce n’était pas si rare. Au fil des années, en fouillant brocantes et vide-greniers, j’ai trouvé des milliers de ces enregistrements. » Des morceaux d’opérette, mais aussi des publicités parlées, des chansons contestataires ou légères, des bribes de conversation… Problème : dans les années 1990, lorsqu’il s’intéresse à ces enregistrements, Henri Chamoux se heurte au fait que les cylindres phonographiques, supports fragiles en cire ou en gomme-laque, sont quasiment impossibles à écouter sans risque de détérioration. « Les cylindres encore en bon état, prêts à écouter, c’est moins de 1 sur 1000 produits à l’époque », explique-t-il.

Les appareils qui étaient utilisés pour les écouter, non seulement sont rares, mais exercent une pression excessive sur les cylindres qui accélère leur dégradation. Et aucun lecteur moderne ne permet de les restituer fidèlement. C’est ainsi que le scientifique s’est lancé dans la conception de l’Archéophone, un appareil de lecture capable d’adapter sa mécanique à tous les formats de cylindres, tout en respectant leur grande fragilité.

L'Archéophone créé par Henri Chamoux pour numériser les enregistrements anciens.
L'Archéophone créé par Henri Chamoux pour numériser les enregistrements anciens.

Autodidacte en électromécanique, il conçoit et fabrique le premier prototype de l’Archéophone en 1998. La machine ressemble davantage à une platine de laboratoire qu’au traditionnel phonographe à pavillon du début du XXe siècle. Grâce à son bras de lecture dit « tangentiel », qui se déplace parallèlement au sillon en respectant son tracé original, l’Archéophone peut lire les enregistrements anciens sans les endommager. Une petite révolution. « Une machine d’époque exerce une force de 30 grammes sur le sillon, alors que l’Archéophone limite cette pression à moins de 3 grammes, précise Henri Chamoux. Chaque cylindre est un cas particulier : certains sont cassés, d’autres moisis, et il faut parfois reconstruire une partie du signal sonore. »

Au fil de ses améliorations, l’appareil suscite peu à peu l’intérêt des institutions patrimoniales, jusqu’à être sollicité par des institutions de premier plan comme la Bibliothèque nationale de France et la Bibliothèque du Congrès, aux États-Unis. L’Archéophone a notamment permis de numériser les enregistrements gravés sur cylindre souple de type Dictabelt du procès de Rivonia (1963-1964), où Nelson Mandela et ses compagnons furent condamnés à la prison à perpétuité.

10.000 enregistrements en open source

Ce patrimoine sonore est aujourd’hui en écoute sur la Phonobase4, une plateforme en ligne qui regroupe plus de 10 000 enregistrements anciens numérisés, provenant de cylindres et disques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. « L’idée était de rendre ces documents accessibles à tous, pour que ces voix, avec leur accent et des tournures de phrases aujourd’hui disparus, ne sombrent pas dans l’oubli », indique Henri Chamoux. Parmi les enregistrements disponibles, on retrouve des chansons populaires, des récitations, des sketchs, des discours politiques…
 

Couple jouant du piano et chantant, vers 1912.
Couple jouant du piano et chantant, vers 1912.

Ces enregistrements sont fascinants parce qu’ils nous permettent d’entrer directement dans le quotidien des gens d’il y a plus d’un siècle. On peut écouter des bribes de conversations, des publicités parlées, des chansons contestataires...

Des enregistrements qui offrent une véritable immersion dans la Belle Époque et ses mœurs. Certains documents révèlent une société où l’humour pouvait être bien plus caustique qu’aujourd’hui, où les chansons engagées dénonçaient les inégalités avec des mots parfois très crus. « Ces enregistrements sont fascinants parce qu’ils nous permettent d’entrer directement dans le quotidien des gens d’il y a plus d’un siècle, souligne Henri Chamoux. On peut écouter des bribes de conversations, des publicités parlées, des chansons contestataires… Autant de facettes qui racontent une époque parfois mieux qu’un manuel d’histoire, à une époque où l’enregistrement sonore était encore une révolution. »

Au-delà de la curiosité historique

Parmi les numérisations réalisées via l’Archéophone, certaines révèlent de véritables documents historiques. C’est le cas des disques du Stalag IV C, enregistrés clandestinement en Bohême dans un camp de prisonniers de la Seconde Guerre mondiale, puis conservés pendant 60 ans dans le grenier de l’un d’eux. Fabriqués avec les moyens du bord sur des supports de fortune, ces disques contiennent des témoignages de prisonniers français captifs en Allemagne, mais aussi des chants et des sketches. Ils constituent un document sonore unique sur la vie dans un stalag, témoignant à la fois de la détresse et de la résilience des détenus à travers l’expression artistique et la parole.

Les enregistrements clandestins du Stalag IV C contiennent les témoignages de prisonniers français captifs en Allemagne, mais aussi des chants et des sketches.
Les enregistrements clandestins du Stalag IV C contiennent les témoignages de prisonniers français captifs en Allemagne, mais aussi des chants et des sketches.

Enregistrement clandestin de l'orchestre du Stalag IV C

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Inventaire CRBC 065. Collection CRBC, Centre de recherche bretonne et celtique.

Orchestre du Stalag IV C.
https://www.phonobase.org/fiche/12940

Ces redécouvertes dépassent la simple curiosité historique. Elles nous rappellent que l’histoire ne se limite pas aux textes et aux images, mais qu’elle est aussi faite de sons, de manières de parler, de chanter… Pour Henri Chamoux, « chaque cylindre et disque retrouvé est une petite victoire. On ne sait jamais ce qu’on va y entendre. Parfois, c’est un air connu, parfois une chanson inédite, parfois un témoignage qui éclaire un bout d’histoire oublié. »

L’accès facilité à ces enregistrements permet de mieux comprendre comment nos ancêtres s’exprimaient, ce qui les faisait rire, pleurer ou débattre. Il offre une immersion unique dans leur quotidien et joue un rôle essentiel dans la transmission et la préservation de notre patrimoine immatériel. ♦

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Notes
  • 1. Unité CNRS/ENS de Lyon/Université Grenoble Alpes/Université Lumière Lyon 2/Université Lyon 3 Jean Moulin.
  • 2. On désigne par collecteur les personnes qui collectent (pardon pour cette tautologie) les contes, légendes, croyances, traditions et chansons populaires. En Bretagne, ces grandes campagnes de collectages sont vraiment lancées au cours du 19e siècle, portées par le courant du romantisme.
  • 3. Unité CNRS/Université de Bretagne occidentale.
  • 4. https://www.phonobase.org