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Lise Foisneau, sur la route des gens du voyage

Lise Foisneau, sur la route des gens du voyage

09.12.2024, par
Lise Foisneau sur son terrain de recherches, les aires d'accueil pour gens du voyage, qu'elle parcourt en caravane ou camping-car.
L'anthropologue Lise Foisneau, qui partage le quotidien de communautés Roms depuis dix ans, met en ligne un site sur lequel les « gens du voyage » pourront retrouver les noms des membres de leurs familles, internés ou assignés à résidence dans la période 1939-1946.

Cela fait dix ans qu’elle circule en caravane, en camion, ou en camping-car, sans avoir jamais quitté la France. En revanche, elle ne compte plus les étapes sur les aires d’accueil pour « gens du voyage », surtout en Provence, et aux dépôts d’archives de plus d’une soixantaine de départements : Hérault, Loiret, Loire-Atlantique, Creuse, Indre et Loire, Drôme... Rencontrer l’anthropologue Lise Foisneau c’est découvrir une histoire largement ignorée et un monde « rom » d’une complexité extrême, organisé autour de lieux, de rythmes, de relations, d’échanges, qui nous sont parfaitement étrangers et qu’on ne peut appréhender qu’en partageant leur quotidien. Ce terrain de recherche est devenu partie intégrante de l’existence de Lise et de son mari, Valentin Merlin, photographe, embarqué avec elle dès 2015 dans une aventure qui se poursuit toujours aujourd’hui avec leur enfant âgé de deux ans.

Questions d'identités

Mais d’abord, qui sont-ils et d’où sont-ils ces Roms de Provence auxquels elle s’intéresse, et qui se regroupent au gré de leurs déplacements dans différentes kumpania (compagnies) qu’elle a pu, pour certaines, intégrer ?  « Il m’a fallu plusieurs mois de terrain pour comprendre à quel point je devais sortir des catégories rigides au moyen desquelles l’ethnographie s’est appliquée à décrire l’identité de ces collectifs », raconte Lise Foisneau. Pour donner au lecteur une petite idée de la difficulté à établir des catégories, il faut savoir que dans ce monde, des « gens du voyage » (terme choisi par les représentants de l’administration), il y a des Roms désignés comme « Hongrois » qui se disent « Gitans » quand ils parlent à des « gadjé » (tous ceux qui ne sont pas roms), car selon eux, « le terme gitan, s’il n’inspire par la confiance, du moins inspire-t-il le respect ».

Cueillette du jasmin à Grasse, en compagnie des Sinti du hameau tzigane de Plan-de-grasse (Alpes-Maritimes), en 2019.
Cueillette du jasmin à Grasse, en compagnie des Sinti du hameau tzigane de Plan-de-grasse (Alpes-Maritimes), en 2019.

D’autres se présentent comme « Tsiganes » mais seulement s’ils sont dans une relation de proximité avec leur interlocuteur, car ce mot associé aux personnes d’Europe de l’Est, à la pauvreté et aux bidonvilles, suscite généralement la méfiance. « Mais entre eux, ils parlent le “romanès”, se disent Roms (Kalderash, ou Tchurara, ou Lovara, selon les cas), et/ou Roms “de Marseille”, ou “de Toulon”, ou “de Fréjus” pour ceux qui circulent en Provence », raconte la chercheuse. Par ailleurs, si beaucoup voyagent, on trouve aussi des « Voyageurs HLM » qui n’habitent plus en caravane depuis longtemps…

Roms ? Gitans ? Tsiganes ? Tchuraras ? Kalderash ? Certains sont aussi  « voyageurs HLM ».

Surtout, comme Lise Foisneau le démontre dans sa thèse de doctorat, une kumpania n’est pas « simplement » un groupe familial réuni par les liens du sang : sa composition repose sur un ensemble de relations liant entre eux des lieux, des êtres humains, des animaux, des caravanes, pendant une durée indéterminée.

 « C’est d’ailleurs ce qui explique que nous ayons pu avec Valentin vivre dans différentes compagnies, n’ayant nous-mêmes aucun lien familial avec des Roms », explique Lise Foisneau.

En 2018, Lise Foisneau (de dos) montre à ses voisines des photos qui ont été prises 40 ans plus tôt au même endroit, sur l'aire d'accueil de St Menet (Marseille).
En 2018, Lise Foisneau (de dos) montre à ses voisines des photos qui ont été prises 40 ans plus tôt au même endroit, sur l'aire d'accueil de St Menet (Marseille).

Pourquoi alors cet intérêt pour ce sujet ? « À la fin de mon adolescence je me suis liée avec deux jeunes filles roms roumaines qui venaient d’arriver en France, se souvient-t-elle. Notre amitié m’a donnée envie, lorsqu’il a fallu choisir un sujet de mémoire pour mon master d’histoire, d’étudier un collectif de Roms dits “Hongrois” venus en France pendant la “grande migration des chaudronniers” en 1860. Et j’ai suivi ce groupe familial “Delore” jusqu’à la fin de la guerre en 1946 ». À la suite de ce travail, Lise Foisneau s’interroge sur ce que leurs descendants sont devenus et quitte l’histoire pour un doctorat en anthropologie, « car le prisme des archives policières, administratives ou folkloriques ne délivre qu’une minuscule partie de la vie des gens et biaise le regard ; il me paraissait fondamental de rencontrer les familles dont j’avais décrit les parcours. »

Vivre sur une aire d’accueil

Mais comment s’inviter sur des aires d’accueil réservé aux gens du voyage ? Pas question pour Lise de passer par des intermédiaires, comme des associations ou des services sociaux. Son compagnon Valentin, alors étudiant en sociologie, peut justifier d’un travail itinérant et prouver en préfecture qu’il n’a pas de domicile fixe depuis au moins six mois. Ce qui est un handicap certain pour ouvrir un compte en banque, contracter une assurance auto ou exercer son droit de vote, leur permet de devenir officiellement « gens du voyage ». Lise et Valentin achètent leur première caravane, « une Tabbert double essieux », et munis du « livret de circulation » (obligatoire jusqu’en 2017) ils s’installent incognito sur une aire de Marseille. « Nous ne souhaitions pas être identifiés par les gestionnaires de l’aire d’accueil qui n’auraient pas apprécié la présence d’observateurs sur leur terrain, en revanche nous avons expliqué à nos voisins que nous étions là pour écrire l’histoire des Roms de Provence. » Mais rapidement ces « étudiants » sont suspectés d’être des infiltrés au service de l’administration, lui comme policier, elle comme assistante sociale. « Notre terrain aurait bien pu s’arrêter là. »

Seule aire d'accueil de la ville de Marseille pour les gens du voyage, l'aire de Saint-Menet est encerclée par l'usine chimique Arkema, une autoroute, une ligne de chemin de fer, une ligne à très haute tension et un centre de recyclage de granulats.
Seule aire d'accueil de la ville de Marseille pour les gens du voyage, l'aire de Saint-Menet est encerclée par l'usine chimique Arkema, une autoroute, une ligne de chemin de fer, une ligne à très haute tension et un centre de recyclage de granulats.

C’est là que la chance donne à l’anthropologue un sérieux coup de pouce. Pour preuve de sa bonne foi, elle montre les centaines de photos provenant de carnets anthropométriques collectés pour son mémoire de master. « Parmi ces photos se trouvait celle du grand oncle paternel d’un de nos voisins qui se trouvait être un des descendants de la famille Delore que j’avais étudiée ! » La présence de Lise et Valentin ne sera plus jamais remise en cause… « sauf par le gestionnaire de l’aire d’accueil, qui nous a démasqués au bout d’un an et expulsés de notre terrain ethnographique ! »

Et la loi française créa les « Nomades »

Depuis 2015, le travail purement anthropologique que Lise Foisneau1 réalise auprès des Roms de Provence croise les recherches historiques qu’elle mène en parallèle sur la situation des Nomades pendant la Seconde Guerre mondiale et l’oubli dans lequel ils ont été plongés. Pour comprendre l’oppression dont ont été victimes ces populations, il faut remonter à la loi du 16 juillet 1912 par laquelle les députés français créent la catégorie administrative des « Nomades » qui oblige « tout adulte ou enfant présentant le caractère ethnique particulier aux romanichels, bohémiens, tziganes et gitanos », quelle que soit sa nationalité, à faire viser à l’arrivée et au départ de chaque commune un carnet anthropométrique comprenant toute sorte d’informations : photo de profil et de face, mais aussi mesures de largeur de la tête, longueur de l’oreille droite, des doigts médius et auriculaires gauches, du pied gauche, etc. Motif de la loi : instaurer une « mesure de protection contre les Romanichels », perçus comme « essentiellement dangereux ». En outre, cette catégorie de Nomades étant transgénérationnelle, il est impossible d’en sortir. Un fichier d’environ 36 000 dossiers de Nomades est ainsi constitué, qui trouvera son « utilité » dès la Seconde Guerre mondiale.

Michel et Anna Lagréné Ferret découvrent la liste des noms des personnes internées au camp de Montreuil-Bellay, à l'intérieur duquel Michel fut lui-même interné avec sa famille et où il fit ses premiers pas.
Michel et Anna Lagréné Ferret découvrent la liste des noms des personnes internées au camp de Montreuil-Bellay, à l'intérieur duquel Michel fut lui-même interné avec sa famille et où il fit ses premiers pas.

En effet, le 6 avril 1940, avant même l’arrivée du Maréchal Pétain au pouvoir, les députés de la IIIe République adoptent un décret qui ordonne l’assignation à résidence ou l’internement des Nomades. Il ne reste plus à l’administration qu’à l’appliquer, en arrêtant ceux qui sont répertoriés depuis plusieurs décennies, les privant ainsi de tout moyen de subsistance... « Entre octobre 1940 et septembre 1944, deux systèmes anti-nomades ont co-existé en France explique Lise Foisneau : celui voulu par l’occupant, qui les déporta ou les enferma dans l’un des 60 camps français prévus à cet effet , comme les camps de Montreuil-Bellay et de Jargeau (Loiret) qui étaient les plus importants… Et celui lié au décret républicain de 1940, en fonction duquel ils pouvaient aussi être assignés à résidence. Certains ne retrouveront leur liberté qu’en juillet 1946, car ce décret ne sera aboli qu’un an après la fin de la guerre ! » Tortures, famines, emprisonnement, déportations, actions de résistance : les Roms ont tout vécu de la Guerre. Mais qui s’en souvient ?

Les récits des personnes concernées ou de leurs descendants n'ont quasiment jamais été recueillis. Comme si leurs paroles n’étaient pas crédibles, à la différence de celles d'autres victimes.

Aujourd’hui, Lise Foisneau se bat symboliquement, par articles et livres interposés, pour que ce sujet soit mieux connu et débattu par les historiens. En effet, ce n’est que dans les années 1980/1990 que paraissent en France les premiers articles universitaires sur la place des Nomades pendant la guerre. Mais d’une part, ils tendent à minimiser les faits, soutenant que le nombre de Nomades internés ne fut pas si important que cela : 3 000 à 6 000 selon les auteurs. D’autre part ils décrivent l’internement, mais passent sous silence les mesures d’assignation à résidence qui ont concerné des milliers de personnes.

Enfin, ces études ont été rédigées essentiellement à partir de documents administratifs, sans que les récits des personnes concernées ou de leurs descendants aient été recueillis. Comme si leurs paroles n’étaient pas crédibles, à la différence de celles des autres victimes dont les témoignages ont toujours été abondamment sollicités : communistes, juifs, résistants, etc.

Provoquer la discussion

« En soutenant que les mesures anti-tsiganes n’avait pas pour but “leur destruction” mais “la correction d’un mode de vie”, l’administration, confortée en un sens par certains historiens, a finalement privé les victimes françaises de toute réparations matérielles et symboliques, dont les descendants des Roms allemands par exemple ont pu bénéficier », commente Lise Foisneau. Selon elle, il est plus que temps de lever le tabou sur la nature de ces persécutions. Faudrait-il requalifier le décret de 1940 comme relevant non pas d’une mesure « d’état de siège » mais d’une politique de « persécution raciale » ? Ne faudrait-il pas qualifier de « génocide » le traitement fait à ces populations qui a permis de les maintenir dans un régime de ségrégation territoriale et administrative, au motif qu’ils auraient un mode de vie différent ? En conclusion de son livre Les Nomades face à la guerre, l’anthropologue s’interroge sur la légalité de la constitution par l’État d’un groupe privé de ses droits fondamentaux, et assume « “un geste politique” appelant au courage d’une investigation exhaustive des racines, processus, décisions et complicités qui ont conduit à la mort d’un grand nombre de personnes arbitrairement regroupées dans la catégorie Nomades ». 
 

Capture d'écran du site "Murdesnomades". Chaque point bleu correspond à un camp où des nomades ont été internés.
Capture d'écran du site "Murdesnomades". Chaque point bleu correspond à un camp où des nomades ont été internés.

En attendant que s’ouvre une discussion scientifique sur les qualifications de ces persécutions, Lise Foisneau transforme sa recherche en action. Pour remédier à l’absence de listes mémorielles des Roms, Manouches, Sinti, Gitans, Yéniches et Voyageurs persécutés durant la Seconde Guerre mondiale, elle met en ligne ce mois-ci une base de données totalement inédite, intitulée « NOMadeS : Mur des noms des internés et assignés à résidence en tant que “Nomades” en France (1939-1946)2 ». À l’instar des bases de données et des livres mémoriels du Mémorial de Shoah ou de la Fondation pour la mémoire de la déportation, ce site a pour mission de nommer les victimes françaises de la persécution et du génocide des collectifs romani et voyageurs, camp par camp pour l’internement, département par département pour l’assignation à résidence.

NOMadeS : une base de données pour nommer les victimes de la persécution des collectifs romani et voyageurs.

S’inscrivant dans une perspective collaborative, les listes pourront être complétées par des contributions individuelles étayées sur des archives. « Imaginez, vous êtes dans votre caravane, le soir, vous tapez le nom de l’un de vos ancêtres, grand-père ou grande tante, et vous pouvez retrouver l’endroit où il a été détenu, c’est important, non ? », s’anime la chercheuse.

Tandis que Lise Foisneau se demande de quelle façon les Roms vont utiliser ce site, son mari Valentin ramasse les Duplos® avec lesquels leur fils vient de construire un camping-car. Demain ils reprennent la route, mais pour regagner l’appartement où ils séjournent plusieurs mois par an. Après le temps de l’itinérance, c’est le temps de l’écriture pour Lise et celui de l’édition des photos pour Valentin. Sur ses clichés, pas d’enfants pieds nus ni de moustachus à la guitare auxquels toute une imagerie d’Épinal sur les « gitans » nous a habitué. Mais des murs, des barrières, des barbelés, du béton. « Je constitue une archive de l’“encampement” des gens du voyage en France, explique Valentin. En 2024, les descendants ayant résisté à la sédentarisation forcée ne peuvent toujours pas choisir librement leur lieu de vie, et demeurent enfermés dans un réseau d’aires d’accueil d’une qualité environnementale souvent désastreuse ». ♦  

Pour en savoir plus
Le site NOMadeS 
 

À lire 
Mémoires Manouches : les miettes oubliées de la Seconde Guerre mondiale,  Anna Lagréné Ferret, Ed. Petra, sept. 2024
Le génocide des « Nomades » : figures du déni, L. Foisneau, L'Homme, n° 249, 2024/1, p. 113-130. 
Les Nomades face à la guerre (1939-1946), L. Foisneau, avec la collaboration de Valentin Merlin, Klincksieck, coll. « Critique de la politique », 2022, 272 p.
Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo, L. Foisneau, Editions Wildproject, 2023, 415 p.

À lire sur le même sujet
Qui sont vraiment les Roms de France ?

 

Notes
  • 1. Chargée de recherche au CNRS, à l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie sociale (Ideas, unité CNRS/Aix-Marseille Université).
  • 2. https://murdesnomades.mmsh.fr/