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« La mémoire collective est une construction politique »
La notion de mémoire collective est largement répandue, mais vous en contestez pourtant la réalité…
Sandrine Lefranc1. On a pris l’habitude de considérer la mémoire collective comme un fait, une chose réelle, dotée d’un contenu fixé le plus souvent par l’État, et qui serait comme une grande histoire partagée par tous. Ce que nous voulons montrer en nous appuyant sur une approche et une tradition sociologiques, c’est que cette mémoire collective, définie comme un grand récit partagé, n’existe pas. Avec tous les contributeurs de cet ouvrage (La mémoire collective en question(s), Puf, 2023, Ndlr) nous nous inscrivons ainsi dans le sillage de la politiste et sociologue Marie-Claire Lavabre, qui a montré, en s’inspirant elle-même des travaux de Maurice Halbwachs, que la mémoire collective ne constitue pas un fait, et encore moins un fait unifié, mais un enchâssement instable et très évolutif de quantité de mémoires, forgées et appropriées par toute une série de groupes sociaux bien différents d’une nation ou d’un État.
Qu’est-ce qui explique que cette notion se soit imposée ainsi comme une réalité ?
S. L. Cela est dû à une approche plutôt historienne, incarnée notamment par Pierre Nora, qui a défendu l’idée qu’une mémoire collective aurait été partagée par nous tous, citoyens de la nation française, mais qu’à partir des années 1960-1970, les concurrences mémorielles, l’émiettement du tissu social et la prolifération de contre-discours auraient fini par faire disparaître ce référent unitaire. Nous pensons qu’il s’agit là d’une lecture intéressante, mais normative.
Ce que l’on peut observer, c’est la cohabitation au sein de chaque personne d’un grand nombre de discours pluriels, mais en aucun cas ce que Nora repérait comme un grand conflit entre une mémoire unifiée et des mémoires concurrentes. Le contexte de cette période, avec ses mouvements sociaux et Mai 68, a incontestablement joué dans l’émergence d’une sorte de fantasme ou d’inquiétude de l’unité nationale perdue et de sa remise en question par les évolutions sociales et identitaires.
Il y a donc des mémoires quand même ?
S. L. Bien sûr, mais ce n’est pas un fait unitaire, comme une sorte de logiciel commun, qui serait partagé par tous à partir de l’histoire apprise à l’école. Nous disons, nous, qu’il y a des mémoires collectives, formées par ces souvenirs individuels qui renvoient à l’inscription de chaque personne dans divers groupes sociaux – familial, régional, professionnel, etc. C’est la diversité de ces mémoires qui forme un ensemble propre à chaque individu. La mémoire collective se construit à l’intersection de cette mémoire vive, de la mémoire historique portée par les institutions et de l’Histoire.
Pourtant les institutions, à commencer par le gouvernement, multiplient les politiques mémorielles…
S. L. Ces politiques de mémoire reposent sur l’idée qu’en nous exposant à des monuments, en enseignant une histoire partagée à l’école, on pourrait influer sur nos dispositions, nos valeurs, nos compréhensions de l’histoire. Dans un précédent ouvrage avec Sarah Gensburger (À quoi servent les politiques de mémoire ? Presses de Sciences Po, 2017, Ndlr), nous avons montré que ces politiques sont largement inefficaces. Ce n’est pas en apprenant à un lycéen ou à un étudiant que la Shoah a massacré tant de personnes qu’on installe en lui une claire compréhension de ce qui amène un régime politique à devenir autoritaire et exclusif ni une capacité de refuser de devenir intolérant et indifférent à la mise à mort d’un autre groupe social à côté de lui.
En en appelant notamment au devoir de mémoire, les initiateurs de ces politiques sont-ils conscients de leurs limites ?
S. L. Les politiques mémorielles, quelles qu’elles soient, s’inscrivent toujours dans des contextes politiques précis. L’historien Sébastien Ledoux a montré comment, dans les années 1980 et 1990, la volonté du Parti socialiste français de contenir la menace du Front national d’entrer dans le champ politique, l’a poussé à amplifier les politiques mémorielles. Or, comme la politiste Nonna Mayer le montre dans le livre, la mémoire de la Shoah est depuis devenue une voie de normalisation pour le Rassemblement national.
On peut citer aussi l’exemple du ministère des Anciens combattants qui cherche, en encourageant une politique mémorielle, à préserver sa légitimité, alors que la population qu’il représente diminue fortement. Certaines associations ont la même tentation quand leur action tient à la survie de la cause qu’elles défendent et à la constitution de groupes unis par une mémoire commune. Tous ces pourvoyeurs de mémoire sont plus ou moins convaincus de l’efficacité de ces politiques, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils surestiment la capacité de ces messages à rendre les citoyens meilleurs.
Les mémoires collectives s’appuient souvent sur les traumatismes issus de violences de masse, bien réelles…
S. L. Le traumatisme est une réalité factuelle : la personne qui a été confrontée à la violence souffre, elle en garde des traces. Mais lorsqu’on construit un récit collectif autour de l’idée du traumatisme, cela reste une politique, qui sous-entend qu’il faut reconnaître les traumatismes pour les apaiser. Je le répète, il n’est pas question de nier l’existence du traumatisme, mais il faut rappeler, comme le fait Richard Rechtman (anthropologue à l’EHESS, Ndlr) que cette notion ne renvoyait, pour Freud, non pas au seul événement violent, mais à la construction de l’enfant, en lien avec un ordre de l’imaginaire.
Pendant la Première Guerre mondiale, l’expérience de la violence ne produisait pas, pour les médecins militaires, de traumatisme. On n’imaginait pas qu’un soldat ait pu être directement affecté par les violences auxquelles il avait assisté, on pouvait donc le renvoyer au feu. Là encore, c’est à partir de la bascule de la fin des années 1960 qu’a progressivement émergé l’idée que toute violence suscite des effets directs sur une personne...
Dans votre livre Comment sortir de la violence ? (CNRS Éditions, 2022), vous montrez comment la justice dite « transitionnelle » s’appuie sur cette réalité du trauma, ainsi que sur les politiques de mémoire. De quoi s’agit-il ?
S. L. La justice transitionnelle a largement recours aux politiques mémorielles, mais dans un ensemble de propositions et de mécanismes beaucoup plus large. La justice pénale classique sanctionne un vaincu, comme l’Allemagne nazie au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La justice transitionnelle, elle, s’est développée après la guerre froide, lorsque les dictatures soutenues par l’URSS, en Europe centrale, et par les États-Unis, notamment en Amérique latine, ont laissé la place à des démocraties, sans qu’il y ait eu pour autant de victoire claire ni de réelle mobilisation populaire en faveur du principe démocratique. Les démocraties se sont mises en place parce qu’elles ont été négociées entre deux élites. Dans ce cadre-là, la justice ne peut pas prendre la forme d’une justice politique ou d’une justice pénale : plutôt que de chercher à sanctionner, elle est là pour favoriser le compromis et la réconciliation.
Et cela malgré les violences de masse dont se sont montrés responsables ces États ?
S. L. L’exemple de l’Afrique du Sud éclaire bien ce qui est en jeu. Le régime d’apartheid s’était rendu responsable de violences et d’injustices massives, qui avaient touché une grande majorité de la population. Lorsque le président de Klerk y met fin en 1991 et négocie avec le Congrès national africain (ANC) de Nelson Mandela, les deux parties s’entendent sur le principe d’une politique de réconciliation. La Commission de vérité et réconciliation (CVR), mise en place entre 1995 et 1998, s’appuie ainsi sur l’idée qu’il faut reconnaître les traumatismes des victimes, laisser celles-ci raconter ce qui leur est arrivé à eux ou à leurs proches, la façon dont ils en subissent encore les conséquences psychologiques, et mettre à leur écoute des gens chaleureux, bienveillants et conscients de leurs souffrances.
Tout cela est bel et bon. Mais si l’on fait un pas de côté, on constate que parler de traumatisme, et ne parler que de traumatisme, c’est aussi occulter tout le reste. Questionner une victime sur les conséquences de la violence physique, être sensible à son trauma, susciter l’émotion ou les larmes, c’est aussi refuser sa colère ou empêcher l’usage d’un langage politique pour qualifier ce qui s’est passé. En concentrant la compréhension de l’histoire sur ce que les personnes ressentent individuellement, on défait les liens politiques : on ne veut pas entendre la colère, les insultes, la désignation des bourreaux. De même, on veut parler d’actes de violence physique sur des personnes davantage que des injustices structurelles de l’apartheid, parce que, dans l’esprit des dirigeants, parler de ces dernières c’est entretenir le conflit.
Quel rôle joue ici la mémoire collective ?
S. L. Les commissions de vérité et de réconciliation, qui se sont multipliées depuis, reposent toujours sur ce principe : individualiser l’histoire, écouter les souffrances des victimes et imposer une symétrie entre les souffrances. Le recours à la mémoire collective, ou ce qu’on prétend être tel, renforce cette politique. Par exemple lorsqu’un chef d’État déclare : « Nous reconnaissons que ces personnes sont des victimes et qu’elles ont beaucoup souffert ». Les hommages, les musées, les commémorations, participent de la même volonté, avec souvent la marque du compromis : on inscrit les noms des victimes sur des mémoriaux, en les amenant ainsi à former une « communauté de victimes ».
La justice transitionnelle tend à affirmer une symétrie des victimes. En Argentine, par exemple, le premier gouvernement démocratique après la dictature militaire, en 1983, a demandé des poursuites pénales contre les deux acteurs de la violence politique, les militaires et des guérillas péronistes de gauche, en vertu de la théorie dite des deux démons.
Or, les deux démons en question n’avaient clairement pas les mêmes niveaux de responsabilité dans les violences, d’autant plus que la guérilla avait été très rapidement annihilée par le régime militaire. Mais ce récit collectif des deux démons permet d’identifier des victimes dans les deux camps. Le trauma, toutes les victimes l’ont en commun. La commission sud-africaine a ainsi écouté indistinctement les mères des militants de l’ANC et celles des soldats du régime d’apartheid.
Quelle lecture faites-vous alors du procès des terroristes liés aux attentats de novembre 2015, que vous avez également suivi de près ?
S. L. Ce procès, mais aussi celui qui a suivi l’attentat de Nice de 2016 s’inscrivent totalement dans la justice pénale, et une justice particulièrement sévère, avec des juges professionnels et des peines exceptionnelles, comme la « perpétuité incompressible » pour Salah Abdeslam. En revanche, et c’est là qu’ils recoupent la question de la mémoire collective, ces procès pénaux avaient aussi pour fonction de rendre compte d’événements qui ont bouleversé une nation tout entière et de construire un récit commun, au moment où une mémoire collective très éclatée s’était formée ; le sociologue Gérôme Truc montre ainsi dans le livre que les attentats de 2015 à Paris sont « souvenus » différemment selon qu’on a 20 ou 40 ans, l’endroit où on habite, bref selon les caractéristiques sociales de chacun.
Comment ? On peut désigner des terroristes, des monstres, des radicaux, c’est-à-dire désigner un ennemi commun. Mais le nombre très élevé de victimes a poussé la justice pénale française à utiliser les outils des commissions de vérité et réconciliation, bien que dans une logique très différente, en faisant aux victimes une place totalement inédite dans un procès pénal. Pendant sept semaines, des centaines de victimes sont venues, non pas apporter des éléments factuels permettant la condamnation des accusés, mais raconter leurs souffrances, les deuils et les vies brisées. Beaucoup sont venues dire, souvent dans un langage très précis : je suis traumatisée, et voilà les formes de mon trauma, hypervigilance, dépression, etc.
Là encore, ce langage est devenu l’élément commun, permettant à la fois de sanctuariser la place des victimes dans cette histoire nationale et d’unifier les victimes – celles du Bataclan et celles du Stade de France, par exemple, qui sont bien différentes et n’ont pas été prises en compte de la même manière. Il s’agissait ainsi de construire quelque chose qui peut apparaître comme une proposition de récit collectif, une « mémoire historique ».
Au risque là aussi d’occulter les enjeux politiques ?
S. L. Même si ces procès se sont adossés à une claire accusation, le langage du traumatisme a permis, de fait, d’adoucir la charge de critique politique et de rendre moins visibles les reproches qu’ont adressés beaucoup de parties civiles aux institutions. C’était particulièrement le cas à Nice, où de nombreuses victimes ont pointé du doigt les défaillances de la sécurité, celles de la prise en charge de l’intervention policière et sanitaire, mais aussi les carences de l’accompagnement par certaines institutions comme la Mairie, la Préfecture et surtout l’Institut médico-légal, qui a procédé à de nombreux prélèvements d’organes sur les corps des morts sans en informer les familles. En se focalisant sur le langage du traumatisme et en restituant exclusivement ce langage-là dans l’espace public, on a adouci la charge politique de ces procès. Individualiser les souffrances des victimes empêche de constituer des causes ou des revendications collectives.
D’une manière générale, cette remise en question de la mémoire collective vous a-t-elle poussée également à une remise en question de vos méthodes de travail ?
On ne peut pas faire comme si une « mémoire collective » existait de manière évidente. Il faut donc enquêter pour tenter d’aller au plus près du rapport ordinaire des personnes à l’histoire, sachant qu’il y a souvent de grands décalages entre le récit collectif et les mémoires sociales, c’est-à-dire ce que les personnes connaissent réellement de l’histoire. Chercher à rendre compte de ce qui modèle les mémoires des groupes sociaux et leurs changements constants nous oblige à faire preuve d’une grande inventivité méthodologique, que reflète La mémoire collective en question(s) : on rouvre mille fois les archives, on se demande comment observer des rassemblements autour des commémorations, comment on regarde un procès afin de comprendre ce qui s’y joue… Comment comprendre encore la façon dont se comportent les gens face à une plaque mémorielle, c’est-à-dire le plus souvent l’indifférence à l’histoire – la grande Histoire – dont ils font preuve ?
Marie-Claire Lavabre, pour revenir à elle, pratiquait avec talent la méthode des entretiens non directifs, qu’elle a réexaminés et réinterrogés d’ailleurs des années plus tard. Elle a également utilisé des photos, faisant par exemple parler des militants communistes autour d’un portrait de Staline ou de de Gaulle. Ce sont autant de « ruses » ou de « trucs » du sociologue permettant de déplacer le regard et d’observer – comme mes collègues et moi l’avons fait au cours des procès des attentats – comment des groupes sociaux se forment et se reforment, avec leurs propres mémoires. La mémoire collective, ce sont des moments d’interaction, pas l’apprentissage d’un grand récit immobile. ♦
À lire
- La mémoire collective en question(s), Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc (dir.), Presses universitaires de France, janvier 2023, 304 p., 25 euros.
- Comment sortir de la violence ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle, Sandrine Lefranc, CNRS Éditions, mai 2022, 480 p., 28 euros.
- À quoi servent les politiques de mémoire ?, Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, Presses de Sciences-Po, septembre 2017, 186 p., 17 euros.
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« La mémoire est une valeur cardinale des sociétés démocratiques modernes », entretien avec Henry Rousso, historien.
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- 1. Directrice de recherche CNRS au Centre d'études européennes et de politique comparée (CEE - unité CNRS/Sciences Po Paris).)
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