CNRS Le journal
Publié sur CNRS Le journal (https://lejournal.cnrs.fr)

Accueil > Le numérique nous fait-il perdre la mémoire ?

Le numérique nous fait-il perdre la mémoire ?

Vous êtes ici
Accueil [1]
Read in English [2]
Sociétés [3]
Numérique [4]
Neurosciences [5]
-A [6] +A [6]
article

Le numérique nous fait-il perdre la mémoire ?

23.10.2014, par
Philippe Testard-Vaillant [7]
Temps de lecture : 7 minutes
Gettyimages / Petrovich9
Nous confions de plus en plus le soin à des appareils d’enregistrer les informations à notre place. Le fait de se reposer sur les technologies numériques pourrait permettre à notre cerveau de se consacrer à d’autres tâches. Mais cela ne risque-t-il pas, à terme, d’affaiblir notre mémoire ? Enquête auprès de spécialistes du sujet.

Extraordinairement inventive, notre mémoire est aussi terriblement fragile. D’où les multiples « prothèses » physiques (parois de grottes, os, cailloux, tablettes d’argile ou de cire, peaux animales traitées, rouleaux de papyrus, parchemins, papiers, microprocesseurs…) utilisées par les sociétés humaines, au fil des siècles et des innovations technologiques, pour démultiplier la puissance et pallier les défaillances de cette fonction cognitive qui nous permet d’enregistrer, synthétiser, conserver et récupérer des informations. « Tout au long de son histoire, l’homme a fait appel à des supports externes pour consolider et amplifier sa mémoire interne », résume le neuropsychologue Francis Eustache, directeur de la plateforme d’imagerie Cyceron, à Caen.

Examen neuropsychologique de la mémoire. Plateforme Cyceron à Caen
CNRS Le Journal
Examen neuropsychologique de la mémoire. Plateforme Cyceron à Caen
H. RAGUET / Cyceron / CNRS Photothèque
H. RAGUET / Cyceron / CNRS Photothèque
Partager
Partager
[8] [9] [10]

Toutefois, depuis l’irruption d’Internet et des technologies du numérique, « la mémoire nous échappe, commente le philosophe Bernard Stiegler, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Georges-Pompidou et président de l’association Ars Industrialis. De plus en plus souvent, nous nous dépossédons d’éléments de notre mémoire (numéros de téléphone, adresses, règles d’orthographe et de calcul mental…) que nous confions à des machines presque toujours à portée de nos mains et dont les capacités doublent tous les dix-huit mois pour le même prix, selon la loi de MooreFermerLoi formulée en 1965 par Gordon E. Moore, président honoraire de la société Intel.. »

Le Web, super-mémoire du monde

Surtout, ordinateurs, smartphones et tablettes permettent d’accéder en un clin d’œil à la super-mémoire du monde qu’est devenu le Web et d’y treuiller à tout moment des savoirs « copiables et collables » qu’il n’est plus indispensable d’apprendre par cœur. Depuis la fin du XXe siècle, le processus d’extériorisation de la mémoire humaine, jadis lent et progressif, s’est donc brusquement accéléré et massifié. Jamais notre mémoire ne s’est trouvée à ce point hors de nos têtes. Un disque dur externe de quatre téraoctets coûtant moins de 200 euros, « tout un chacun ou presque peut désormais tenir entre ses mains un équivalent numérique de la Bibliothèque nationale de France (BNF), laquelle contient environ 14 millions d’ouvrages, indique Jean-Gabriel Ganascia, professeur d’informatique à l’UPMC et chercheur au LIP61. Le volume total du Web, qui vient de franchir la barre du milliard de sites, a quant à lui été évalué en 2012 à 2,8 milliards de téraoctets, soit à peu près 200 millions de BNF. Et les choses ne feront qu’augmenter. Dès 2015, la Toile représentera un demi-milliard de BNF ! Notre époque est la première à disposer de si gigantesques capacités de stockage et de traitement des données », à tel point que la mémoire, au cœur de l’activité d’entreprises comme Microsoft, Apple, Google ou Facebook, est devenue l’un des principaux enjeux industriels du XXIe siècle.

Jamais notre mémoire ne s’est trouvée à ce point hors de nos têtes.

Mais les appendices technologiques qui nous épargnent de fastidieux efforts d’archivage nous permettent-ils de nous adonner à des tâches plus valorisantes et d’avoir « la tête bien faite plutôt que bien pleine », comme le souhaitait Montaigne ? À l’inverse, ces artefacts, en privant la mémoire interne d’informations à synthétiser, ne risquent-ils pas de l’affaiblir et, à terme, de porter atteinte à notre façon de penser et à notre libre arbitre ? Pour Francis Eustache, impossible de répondre par oui ou par non à ces questions majeures de société, faute de recul.

Quelles conséquences pour notre cerveau ?

Mais, de toute évidence, les mémoires externes de plus en plus puissantes et intrusives qui nous environnent ne sont pas complètement neutres. « On peut se réjouir de voir la machine libérer notre cortex de certains exercices de gavage, commente notre expert. Mais on peut aussi imaginer que, dans un système où notre cerveau déléguerait une majorité d’informations à des dispositifs techniques, le juste équilibre à maintenir entre mémoire interne et mémoire externe se trouverait rompu. Cela porterait très certainement atteinte à notre réserve cognitive, c’est-à-dire au capital de savoir et de savoir-faire que chacun d’entre nous doit se construire, tout au long de sa vie, pour mieux résister aux effets négatifs de l’âge et retarder l’expression de maladies neurodégénératives comme celle d’Alzheimer. » Pousser à l’extrême la numérisation de nos mémoires ne semble donc pas le meilleur moyen de ralentir l’érosion des neurones.

Non moins important : vivre dans un monde toujours plus rempli d’informations de surface, comme celles que l’on trouve en surfant sur Internet, « stimule une mémoire du passé immédiat ou, dans le meilleur des cas, une mémoire de travail surdimensionnée capable de traiter simultanément de multiples informations (textes, images, sons…), commente Francis Eustache. Ce type de mémoire à court terme s’exerce au détriment d’une réflexion sur notre passé et notre futur, sur notre relation aux autres, sur le sens de la vie… Or les travaux en neurosciences cognitives montrent que l’un de nos réseaux cérébraux (le réseau par défaut), indispensable à notre équilibre psychique, s’active lorsque nous nous tournons vers nos pensées internes, que nous nous abandonnons à la rêverie, à l’introspection, ce que ne favorise pas le recours intensif à des béquilles mnésiques. Enfin, mémoriser des chansons, des poèmes, etc., nourrit le partage et la solidarité, renforce le lien social, améliore la qualité du vivre ensemble. »

Toute technique
est à la fois
remède et poison,
émancipation
et aliénation.

Réfléchir aux conséquences de l’externalisation de la mémoire humaine ne date pas d’hier. Au Ve siècle avant notre ère déjà, Socrate, le père de la philosophie, traitait du sujet dans le Phèdre, un dialogue écrit par Platon. « Dans ce texte fameux, Socrate évoque un mythe égyptien, celui du dieu Theuth qui aurait inventé l’écriture, laquelle serait à l’origine de la puissance des Égyptiens, explique Bernard Stiegler. Lorsque Theuth présente son invention au roi Thamous, celui-ci lui répond que cette mémoire artificielle va affaiblir la mémoire véritable, celle par laquelle l’homme pense par lui-même et invente, et qu’elle va produire une illusion de savoir, l’apparence de la sagesse. En fait, Socrate ne dit pas qu’il ne faut pas fréquenter les livres, bien au contraire, mais que les livres peuvent être toxiques si l’on n’en a pas une pratique raisonnée. »

Pas de pensée sans mémoire biologique

Vingt-cinq siècles plus tard, la leçon, appliquée au numérique, vaut toujours, estime Bernard Stiegler. Toute technique, depuis que l’homme a commencé à devenir homme en taillant des silex, « est en effet ambivalente comme un pharmakon (un médicament, en grec). Toute technique est à la fois remède et poison, émancipation et aliénation ». Ainsi, les mémoires artificielles offertes par les actuelles technologies de l’information remédient aux failles de notre mémoire biologique, mais nous font entre autres désapprendre l’orthographe avec les systèmes d’auto-complétionFermerFonctionnalité d’Internet consistant à proposer des saisies afin d’aider l’utilisateur dans ses choix..

D’après la mythologie, les Égyptiens craignaient déjà que l’écriture, inventée par le dieu Theuth, affaiblisse la mémoire.
CNRS Le Journal
D’après la mythologie, les Égyptiens craignaient déjà que l’écriture, inventée par le dieu Theuth, affaiblisse la mémoire.
H. CHAMPOLLION / AKG
H. CHAMPOLLION / AKG
Partager
Partager
[8] [11] [10]

Surtout, le travail de la mémoire est le terreau de la pensée. Un savoir n’est acquis et fertile que s’il est intériorisé. « Seule cette inscription dans la mémoire permet d’organiser les connaissances », insiste Bernard Stiegler qui, loin de rejeter les technologies numériques qui transforment aujourd’hui très profondément notre mémoire psychique, invite à « les critiquer, au sens grec du terme, c’est-à-dire développer une réflexion sur leur mode de fonctionnement et leurs limites. Ce n’est qu’en mobilisant le corps des philosophes, des épistémologues, des anthropologues, des mathématiciens, des historiens…, que l’on y parviendra, pour le bienfait de tous les sujets du savoir : chercheurs, professeurs, enseignés, citoyens ».

eut

Notes
  • 1. Laboratoire d’informatique de Paris 6 (CNRS/UPMC).

Voir aussi

Sociétés
Blog
07/05/2025
Tisser l’histoire méconnue des soies « sauvages » [12]
[13]
Article
12/05/2025
Une nouvelle vitrine pour la sono mondiale [13]
Blog
30/04/2025
Nos expériences orientent nos choix futurs [14]
Blog
25/04/2025
Les funérailles de Gilgamesh, héros divinisé [15]
[16]
Article
23/04/2025
Faire entendre les sons de la Belle Époque [16]
Neurosciences
Bonhomme articulé en bois regardant son reflet dans un miroir © GIOIA Photo / Shutterstock.com
[17]
Article
04/04/2025
La conscience, un mystère à décoder [17]
cartographie des mitochondries dans le cerveau © Michel Thiebaut de Schotten
[18]
Article
26/03/2025
Une carte pour visualiser l’énergie dans le cerveau [18]
© Shchus / stock.adobe.com
[19]
Article
11/06/2024
Mieux comprendre les troubles de l’odorat [19]
[20]
Vidéo
12/01/2024
Dans la tête des athlètes [20]
[21]
Article
05/12/2022
Dans le cerveau, ce sont les connexions qui commandent ! [21]
Mémoire
[16]
Article
23/04/2025
Faire entendre les sons de la Belle Époque [16]
Robert Pattinson - Collection ChristopheL © Warner Bros. - Plan B Entertainment - Offscreen - Kate Street Picture Company
[22]
Article
08/04/2025
Peut-on télécharger son esprit ? [22]
Photo par xiSerge de Pixabay
[23]
Article
03/04/2024
L’apprentissage des abeilles perturbé par les métaux lourds [23]
[24]
Dossier
04/10/2023
L’intelligence animale se dévoile [24]
[25]
Article
16/08/2023
Les animaux, maîtres du temps et de l’espace [25]

Mots-clés

Mémoire [26] Interne [27] Externe [28] numérique [29] Numérisation [30] Internet [31] Informations [32] Stockage [33] technologies [34]

Partager cet article

[35]
[36]
[8]
[10]

URL source:https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-numerique-nous-fait-il-perdre-la-memoire?page=0

Liens
[1] https://lejournal.cnrs.fr/ [2] https://news.cnrs.fr/node/1056 [3] https://lejournal.cnrs.fr/societes [4] https://lejournal.cnrs.fr/numerique [5] https://lejournal.cnrs.fr/neurosciences-0 [6] https://lejournal.cnrs.fr/javascript%3A%3B [7] https://lejournal.cnrs.fr/auteurs/philippe-testard-vaillant [8] https://twitter.com/intent/tweet?url=https%3A//lejournal.cnrs.fr/print/567%2F&text=Le numérique nous fait-il perdre la mémoire ? [9] http://www.facebook.com/sharer/sharer.php?s=100&p%5Burl%5D=https%3A//lejournal.cnrs.fr/print/567&p%5Btitle%5D=Le%20num%C3%A9rique%20nous%20fait-il%20perdre%20la%20m%C3%A9moire%20%3F&p%5Bimages%5D%5B0%5D=https%3A//lejournal.cnrs.fr/sites/default/files/styles/lightbox-hd/public/assets/images/21102014-_hrb8771.jpg%3Fitok%3DXts1P7Ep&p%5Bsummary%5D= [10] https://bsky.app/intent/compose?text=Le numérique nous fait-il perdre la mémoire ?%0Ahttps%3A//lejournal.cnrs.fr/print/567 [11] http://www.facebook.com/sharer/sharer.php?s=100&p%5Burl%5D=https%3A//lejournal.cnrs.fr/print/567&p%5Btitle%5D=Le%20num%C3%A9rique%20nous%20fait-il%20perdre%20la%20m%C3%A9moire%20%3F&p%5Bimages%5D%5B0%5D=https%3A//lejournal.cnrs.fr/sites/default/files/styles/lightbox-hd/public/assets/images/akg421848.jpg%3Fitok%3DwXw3CWxQ&p%5Bsummary%5D= [12] https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/focus-sciences/tisser-lhistoire-meconnue-des-soies-sauvages [13] https://lejournal.cnrs.fr/articles/une-nouvelle-vitrine-pour-la-sono-mondiale [14] https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/dialogues-economiques/nos-experiences-orientent-nos-choix-futurs [15] https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/breves-mesopotamiennes/les-funerailles-de-gilgamesh-heros-divinise [16] https://lejournal.cnrs.fr/articles/faire-entendre-les-sons-de-la-belle-epoque [17] https://lejournal.cnrs.fr/cerveau-conscience-intelligence-neurosciences [18] https://lejournal.cnrs.fr/articles/carte-energie-cerveau-mitochondries-decouverte [19] https://lejournal.cnrs.fr/articles/mieux-comprendre-les-troubles-de-lodorat [20] https://lejournal.cnrs.fr/videos/dans-la-tete-des-athletes [21] https://lejournal.cnrs.fr/articles/dans-le-cerveau-ce-sont-les-connexions-qui-commandent [22] https://lejournal.cnrs.fr/articles/peut-telecharger-son-esprit [23] https://lejournal.cnrs.fr/articles/lapprentissage-des-abeilles-perturbe-par-les-metaux-lourds [24] https://lejournal.cnrs.fr/dossiers/lintelligence-animale-se-devoile [25] https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-animaux-maitres-du-temps-et-de-lespace [26] https://lejournal.cnrs.fr/memoire [27] https://lejournal.cnrs.fr/interne [28] https://lejournal.cnrs.fr/externe [29] https://lejournal.cnrs.fr/taxonomy/term/212 [30] https://lejournal.cnrs.fr/numerisation [31] https://lejournal.cnrs.fr/internet [32] https://lejournal.cnrs.fr/informations [33] https://lejournal.cnrs.fr/stockage [34] https://lejournal.cnrs.fr/technologies [35] http://www.facebook.com/sharer/sharer.php?s=100&p%5Burl%5D=https%3A//lejournal.cnrs.fr/print/567&p%5Btitle%5D=Le%20num%C3%A9rique%20nous%20fait-il%20perdre%20la%20m%C3%A9moire%20%3F&p%5Bimages%5D%5B0%5D=&p%5Bsummary%5D= [36] https://lejournal.cnrs.fr/printmail/567