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Les requins, martyrs des « Dents de la mer »

En tant qu’ichtyologue spécialiste des requins, quel regard portez-vous sur Les Dents de la mer ?
Eric Clua1 J’ai un rapport très personnel à ce film depuis mon enfance. J’avais 11 ans à sa sortie et, dans la cour de récréation de l’école, j’étais le seul à ne pas l’avoir vu, car mon père me l’avait interdit. Je mesure aujourd’hui l’intelligence de sa décision. Dès mes 4 ans, mon père m’a initié à la plongée en Méditerranée, d’abord en apnée, puis en bouteille, et avait ainsi contribué à ma passion naissante pour la mer. À raison, il s’était dit que si je voyais Les Dents de la mer, le film aurait provoqué chez moi une telle peur des requins – ce qu’on appelle la « squalophobie » – que je n’aurais plus jamais plongé. Et, depuis, je n’ai toujours pas vu le film in extenso ! Mais suffisamment pour l’analyser.
Au demeurant, ce qui fait la force des Dents de la mer, c’est qu’on n’y voit pas le requin. En adaptant le roman de Peter Benchley, le réalisateur états-unien avait dans un premier temps commandé une maquette du requin. Mais celle-ci s’avérait finalement si ridicule et peu maniable que Spielberg revit l’intégralité du scénario pour minimiser l’apparition du requin à l’écran.

Tout est fait pour suggérer sa présence de manière terriblement efficace, aussi bien à travers le cadrage que la musique, et réveiller en nous la peur de l’inconnu qu’on peut éprouver en mer… et raviver l’image néfaste du requin sanguinaire qui s’en prend aux humains. Un filon qu’exploiteront par la suite les dérivés des Dents de la mer, qu’on regroupe sous le terme de « sharksploitation ».
Les requins sont-ils vraiment ces monstres sanguinaires et sans pitié dépeints dans ce sous-genre cinématographique ?
E. C. Je tiens à rappeler quelques chiffres, car le requin est loin d’être le prédateur le plus dangereux pour l’être humain. Qu’on le compare au chien : le « meilleur ami de l’homme » est responsable de 4 à 5 millions de morsures, causant plus de 20 000 morts par an (dans le monde, Ndlr), alors qu’on dénombre tout au plus 100 à 200 morsures de requin et une dizaine de morts chaque année. Même les vaches tuent plus d’humains (22 par an) que les requins ! Et je ne compte pas les abeilles et frelons (400 morts par an), serpents (100 000) et autres moustiques (750 000)…
Il faut dès lors complètement changer la façon de comprendre les motivations individuelles des requins à l’origine des morsures, et donc mieux prévenir celles-ci. En tant qu’éthologue de formation vétérinaire, je m’efforce d’entrer dans la tête du prédateur et d’abandonner l’image du requin comme machine à tuer dominée par ses instincts. Il existe en réalité de très fortes divergences de personnalité entre chaque requin, y compris au sein d’une même espèce, et seuls de très rares individus osent franchir la barrière interspécifique et considérer l’humain comme une proie.
Dans un récent papier, mes collèges et moi avons même prouvé qu’une partie de ces morsures provenait de requins récidivistes, qualifiés scientifiquement de « requins à problème ». Chez les requins – comme les humains, d’ailleurs –, il existe certes des individus « singuliers », mais 99,99 % des requins sont et resteront inoffensifs pour les humains.
Gérer les risques liés aux requins s’apparenterait donc plus à un film policier qu’aux Dents de la mer ?
E. C. Tout à fait. Imaginez qu’on gère le risque de meurtre par un serial killer à Paris de la même façon qu’avec les requins. On enverrait alors le GIGN au sommet de la Tour Eiffel pour descendre tous les Homo sapiens en contrebas… Vous conviendrez que ce n’est pas le moyen le plus efficace pour retrouver le tueur en série !
Ce type de gestion du risque, qu’on appelle la « régulation de la population », basée sur le volume et la densité de celle-ci dans une région donnée, se contente de jeter l’ensemble des requins en pâture à une population apeurée. Et les effets sont dramatiques pour les populations locales de requins. Entre 2013 et 2020, au pic de la crise des requins à La Réunion, on en a tué plus de 800, sans véritablement résoudre le problème, puisque 6 morsures fatales ont encore eu lieu durant les pêches de régulation, contre 5 auparavant.
J’ai pour ma part repris et révisé la théorie controversée du chirurgien australien Victor Coppleson, qui, dans les années 1950, qualifiait les requins à l’origine d’attaques contre les humains de « rogue sharks », c’est-à-dire de « renégats ». Je détaillerai plus longuement ma théorie du « requin singulier » dans un ouvrage à paraître chez CNRS Éditions en début d’année prochaine. Le meilleur exemple vient paradoxalement des Dents de la mer : le requin y est dépeint comme un anthropophage récidiviste et assoiffé de sang humain, en marge de ses congénères locaux.

Je me définis ainsi comme le premier shark profiler. Comme un enquêteur de police, je recherche des preuves matérielles pour identifier l’animal à l’origine des morsures et l’éliminer chirurgicalement, pour éviter toute récidive.
Si, au début des années 2010, mon approche n’avait pas été écoutée, faute de solution technique convaincante, elle a depuis 4 à 5 ans considérablement gagné en maturité grâce aux récents progrès technologiques en génétique. En prélevant des échantillons d’ADN sur les plaies infligées aux humains, on peut désormais non seulement déterminer l’espèce responsable de la morsure, mais également, comme avec des empreintes digitales sur une scène de crime, le profil génétique individuel du requin fautif.
Que change votre théorie du requin singulier à la gestion des risques ?
E. C. Elle inverse la logique : au lieu de diminuer la densité des requins – en partant de l’hypothèse erronée que le risque est directement corrélé au nombre de requins –, on prévient les morsures en identifiant individuellement les requins d’une zone donnée, de façon, en cas de morsure, à retrouver le ou les requins incriminés. Pour ce faire, on organise en amont des pêches non létales, au cours desquelles on prélève un morceau de peau pour obtenir un peu d’ADN. on en profite pour marquer également les requins par des puces sous-cutanées, des tags numérotés permanents ou encore des encoches sur leurs ailerons, afin de pouvoir les retrouver plus facilement.
Cette gestion du risque s’avère plus intelligente que l’abattage massif de requins. Plus la base de données qu’on renseigne est exhaustive, plus l’identification des requins à l’origine d’une morsure est efficace. Elle apaise en outre le public, en évitant de considérer l’ensemble des requins comme des tueurs potentiels.

Une première expérimentation est en cours actuellement sur l’île française de Saint-Martin, dans les Antilles. Lancé en 2021, le projet « One Shark2 » mobilise l’ensemble de la société civile (allant des pêcheurs aux surfeurs, en passant par les associations environnementales) pour retrouver la femelle requin-tigre Torvi, responsable de deux morsures de prédation sur des nageuses – l’une mortelle, en décembre 2020, à Saint-Martin, et l’autre responsable d’une jambe amputée, en janvier 2021, à Saint-Kitts, à 85 km de là. Unique au monde, cette expérience caribéenne a d’ores et déjà inspiré le gouvernement égyptien, qui vient de me recruter pour le conseiller après deux morsures successives de requins-tigres.
Si, dans Les Dents de la mer, le monstre est le requin, hors du cinéma, ne seraient-ce pas les humains ?
E. C. Effectivement. Si les requins tuent une dizaine d’humains par an, les humains, eux, tuent plus de 100 millions de requins chaque année, soit presque 15 000 par heure… Les principales causes sont la pêche directe des requins, mais aussi leur capture accidentelle par des chalutiers industriels, ou encore, pour les plus grosses espèces, comme les requins-baleines, les collisions avec des navires.
Ces morts sont d’autant plus lourdes pour les requins que leur stratégie de reproduction, fondée sur la fécondation interne, s’avère peu performante. Quand le requin bleu, le plus prolifique d’entre tous, peut donner vie à 100 à 120 requineaux par portée, n’importe quel poisson osseux pond 1 million d’œufs. En somme, ces animaux n’arrivent plus à compenser les pertes, ce qui explique pourquoi 70 % d’entre eux ont disparu de la planète ces 30 dernières années.
On mesure déjà les effets délétères de la disparition de ces prédateurs sur les écosystèmes marins. En Afrique du Sud, la disparition du requin blanc a entraîné un effet cascade, qui a vu proliférer de plus petits prédateurs, jusqu’alors proies du grand requin, comme les otaries, les phoques et d’autres requins, au détriment des espèces locales de poissons, qui sont désormais surprédatées.

Au lieu des Dents de la mer, quelles représentations des requins aimeriez-vous voir au cinéma ?
E. C. J’aimerais beaucoup sensibiliser les nouvelles générations aux requins, or les derniers films d’animation qui leur étaient consacrés m’ont particulièrement frustré. Dans Le Monde de Nemo (2003), on voit un requin perdre sa nature intime de carnassier en devenant végétarien, jusqu’à ce qu’une goutte de sang le rende fou furieux. Idem dans Gang de requins (2004), où le héros squale, qui veut lui aussi devenir végétarien, est la cible des moqueries de son père carnassier. Ces deux films me paraissent complètement idiots : la seule solution pour qu’un requin soit gentil au cinéma, c’est qu’il devienne végan !
La difficulté à représenter les requins vient de ce qu'il faut les accepter en tant que tels : des carnassiers radicalement différents des primates que nous sommes. on se reconnaît dans les yeux d’un dauphin, mais pas dans les yeux d’un requin, et pourtant il faut consentir à leur altérité.
À voir
Les Dents de la mer, de Steven Spielberg, de retour en salles le 29 août 2025.
À lire
Le Requin singulier, d’Eric Clua, à paraître en janvier 2026 (CNRS Éditions).
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- 1. Professeur à l’École pratique des hautes études-PSL, au sein du Centre de recherches insulaires et observatoire de l'environnement (CNRS/EPHE-PSL/Université de Perpignan-Via Domitia). https://ericclua.com
- 2. https://one-shark.fr/fr/projet-one-shark
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Auteur
Maxime Lerolle est rédacteur à la direction de la communication du CNRS.