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Dans le cerveau, ce sont les connexions qui commandent !
Dans un article paru en début novembre dans la revue Science1, vous proposez un nouveau modèle de fonctionnement du cerveau. Quelle conception prédominait jusque-là ?
Michel Thiebaut de Schotten2. Nous nous efforçons de dépasser le modèle « localisationniste », qui attribue chaque fonction cognitive, comme le langage, la mémoire ou le raisonnement, à une région précise du cerveau. Datant du début du XIXe siècle et hérité de la phrénologie – une théorie pseudo-scientifique selon laquelle les bosses sur le crâne reflètent des traits de personnalité (l’exemple le plus célèbre étant ici celui de la « bosse des maths ») –, ce concept a d’abord été corroboré par plusieurs scientifiques. Ainsi, en 1861, le médecin français Paul Broca a observé que l’aire cérébrale de la production du langage devait être située à l’avant de la boîte crânienne ; il lui a d’ailleurs laissé son nom : l’« aire de Broca ». Mais plusieurs travaux ont remis en cause cette vision réductionniste ces vingt dernières années.
Que suggère votre nouveau modèle ?
M. T. de S. À la différence du modèle classique susmentionné, nous proposons que les fonctions cérébrales émergent non pas des seules aires cérébrales, mais de l’échange entre ces régions ; cela met les connexions au cœur du fonctionnement du cerveau. Localisées sous le cortex cérébral (la couche externe du cerveau, appelée « substance grise », Ndlr), et formant la matière blanche, ces connexions s’établissent via les prolongements des neurones, les axones, qui se regroupent en faisceaux reliant les régions cérébrales.
En quoi ce modèle connexionniste constitue un basculement conceptuel ?
M. T. de S. Dans ce concept, les connexions cérébrales ne sont plus considérées comme de simples canaux de transfert de signaux entre les régions du cerveau. Au contraire, elles apparaissent comme un chef d’orchestre, capable d’amplifier ou de réduire les signaux cérébraux et de favoriser le « dialogue » entre plusieurs régions cérébrales, en les interconnectant entre elles à un moment donné pendant une certaine durée. Ce faisant, elles permettent l’émergence de fonctions qui ne pourraient pas être exercées par les régions cérébrales prises isolément. Celles-ci pouvant être activées par des tâches très variées. Le cerveau apparaît alors comme un ensemble beaucoup plus dynamique dont peuvent émerger beaucoup plus de fonctions ! Bref, le fonctionnement intégré du cerveau grâce aux connexions cérébrales fait que, comme l’a écrit le philosophe grec antique Aristote, « le tout est supérieur à la somme de ses parties ».
Quand ce nouveau modèle a-t-il commencé à émerger ?
M. T. de S. Au début des années 2000, grâce à un ensemble de travaux qui ont montré que les fonctions dépendent des circuits et pas seulement des régions cérébrales. Par exemple, lors d’une étude américaine chez le furet publiée en 20003, il est apparu que débrancher les axones qui innervent les aires corticales visuelles (chargées de traiter les informations visuelles provenant de l’œil, Ndlr), puis les reconnecter aux régions cérébrales auditives (qui traitent les sons) entraîne une modification de l’agencement des cellules formant ces dernières : elles acquièrent alors une « cytoarchitecture » similaire à celle des régions visuelles ; ce qui permet aux animaux de voir correctement. D’où la conclusion que ce sont les connexions cérébrales qui « commandent » les régions cérébrales.
Quand avez-vous commencé à adhérer au modèle connexionniste ?
M. T. de S. Dès 2004, à une époque où il était encore peu reconnu. J’ai compris la contribution majeure des connexions cérébrales dans le fonctionnement cérébral à la suite de travaux4 qui ont porté sur deux patients opérés par le neurochirurgien Hugues. Nous avons découvert « par hasard » que le syndrome de négligence spatiale unilatérale (ou héminégligence), où le patient ne détecte pas toute une moitié du champ visuel, était la conséquence non pas d’une lésion au niveau d’une aire corticale, mais d'une déconnexion des réseaux cérébraux entre l’avant et l’arrière du cerveau. Depuis, nous avons publié plusieurs autres travaux appuyant ce premier résultat. Par exemple, lors d’une recherche parue en 20155, nous avons montré que le dysfonctionnement des réseaux cérébraux est le dénominateur commun aux désordres du comportement et de la cognition rapportés chez trois patients historiques de la neurologie6.
Comment étudiez-vous la connectivité cérébrale ?
M. T. de S. Notamment grâce à deux puissantes techniques d’imagerie cérébrale qui permettent de voir le cerveau en fonctionnement, sans ouvrir la boîte crânienne : l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui renseigne sur les réseaux neuronaux sollicités lors d’une tâche ; et l’IRM de diffusion (IRMd), qui donne des informations sur la structure des connexions (trajectoire, diamètre, etc.). Ceci dit, ces techniques sont difficiles d’accès, car onéreuses et en nombre limité en France. Aussi, ces dernières années, nous avons développé deux applications – bcbtoolkit et Funtionnectome –, qui permettent de détecter et d’étudier de façon indirecte de possibles déconnexions cérébrales dès lors que le patient a réalisé au moins une fois dans sa vie un examen IRM. Disponibles gracieusement en ligne7, ces outils se basent sur divers algorithmes et sur un atlas cartographiant les principales connexions cérébrales humaines développé par mon équipe.
Qu’a-t-on appris d’intéressant sur la connectivité cérébrale des personnes saines ?
M. T. de S. Il est désormais bien établi que l’architecture des réseaux neuronaux varie d’un individu à l’autre ; un peu comme l'information génétique, dont 0,1 % est différent d’une personne à l’autre. Cette « neurovariabilité » détermine qui nous sommes, puisque les différences de connectivité sont associées à des différences de performances dans certaines fonctions cognitives (mémoire, langage, motricité fine…). Mais point important, notre connectivité cérébrale peut beaucoup évoluer au fil de la vie, en fonction notamment des apprentissages. Lesquels peuvent entraîner l’apparition ou la disparition de certaines connexions, grâce au processus de plasticité cérébrale.
Le modèle connexionniste peut-il révolutionner la recherche sur le cerveau ?
M. T. de S. Absolument ! Tout d’abord, il devrait aider à mieux comprendre le fonctionnement du cerveau et les différences entre individus au niveau de performances cognitives. Ensuite, l’étude de la connectivité cérébrale pourrait contribuer à en savoir plus sur l’évolution de notre encéphale : en comparant le profil des connexions cérébrales de notre cerveau et de celui de différentes espèces de primates proches (macaque, chimpanzé…), il est possible de remonter dans le temps et de modéliser la connectivité cérébrale de notre ancêtre commun.
Quid de l’importance de votre modèle en clinique ?
M. T. de S. Il pourrait améliorer la prise en charge de différents troubles neurologiques et psychiatriques. Et ce, de plusieurs façons. Par exemple, en amenant les médecins à explorer les connexions cérébrales du patient, on pourrait faire en sorte, en cas de détection de connexions coupées ou mal connectées, que les cliniciens reconnaissent plus rapidement que le patient est atteint d’un trouble réel. Ensuite, ce nouveau modèle peut aussi aider à mieux prédire l’évolution des conséquences d’un accident vasculaire cérébral (AVC). On sait en effet que la connectivité cérébrale individuelle a un impact sur la capacité à se remettre plus ou moins rapidement d’un tel trouble. Ici, mon équipe a développé un outil qui peut, à partir de la carte de déconnexions du patient, estimer la probabilité que celui-ci remarche, reparle ou encore rebouge un bras paralysé, un an après l’AVC : l’application web interactive « Disconnectome Symptoms Discoverer », accessible elle aussi en ligne8. De quoi espérer personnaliser et ainsi, optimiser le suivi et la prise en charge du patient. ♦
- 1. « The emergent properties of the connected brain », M. Thiebaut de Schotten et S. Forkel, Science, 4 novembre 2022. doi: 10.1126/science.abq2591. Epub 3 novembre 2022.
- 2. Chercheur CNRS à l'Institut des maladies neurodégénératives (CNRS/Université de Bordeaux) dans le Groupe d'imagerie neurofonctionnelle et membre du groupe Brain Connectivity and Behaviour Laboratory à l'Université Paris Sorbonne.
- 3. « Induction of visual orientation modules in auditory cortex », J. Sharma, A. Angelucci, et M. Sur, Nature, 20 avril 2000. doi: 10.1038/35009043. « Visual behaviour mediated by retinal projections directed to the auditory pathway », L. von Melchner, S. L. Pallas et M. Sur, Nature, 20 avril 2000. doi: 10.1038/35009102.
- 4. « Direct evidence for a parietal-frontal pathway subserving spatial awareness in humans », M. Thiebaut de Schotten et al., Science, 30 septembre 2005. doi: 10.1126/science.1116251.
- 5. « From Phineas Gage and Monsieur Leborgne to H.M.: Revisiting Disconnection Syndromes », M. Thiebaut de Schotten et al., Cereb. Cortex, décembre 2015. doi: 10.1093/cercor/bhv173. Epub 2015 Aug 12.
- 6. L’Américain Phineas Gage, au XIXe siècle, qui a subi un profond changement de personnalité après un traumatisme crânien majeur ; le Français Louis Victor Leborgne, également au XIXe siècle, qui a développé de graves troubles du langage après une crise d’épilepsie ; et l’Américain Henry Gustav Molaison, décédé en 2008, qui a perdu la faculté de se souvenir de nouvelles informations après une intervention neurochirurgicale.
- 7. Sur le site du « Brain Connectivity and Behavior Laboratory » : www.bcblab.com.
- 8. Ibid.
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Auteur
Journaliste scientifique freelance depuis dix ans, Kheira Bettayeb est spécialiste des domaines suivants : médecine, biologie, neurosciences, zoologie, astronomie, physique et nouvelles technologies. Elle travaille notamment pour la presse magazine nationale.
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