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Mieux comprendre les troubles de l’odorat
Chez l’humain, l’odorat est souvent considéré, à tort, comme un sens secondaire. Il est pourtant omniprésent. « À chaque fois que nous inspirons, nous échantillonnons des molécules odorantes dans l’environnement pour nous permettre de détecter la présence d’objets odorants qui pourraient être intéressants du point de vue de notre protection, de notre alimentation ou de notre relation aux autres, explique Moustafa Bensafi, directeur de recherche CNRS au Centre de recherche en neurosciences de Lyon1 (CRNL, équipe Neuropop). L’odorat nous permet de détecter des fumées, des aliments avariés, ou encore la présence d’un animal qui pourrait être dangereux ou qui pourrait être familier. Elles sont aussi caractérisées d’une composante affective et émotionnelle très forte. »
50 nuances de troubles olfactifs
Indispensable à notre sécurité et à notre plaisir, l’odorat peut dysfonctionner. La proportion de personnes présentant des troubles de l’olfaction est évaluée entre 5 et 20 % dans le monde selon les études et selon les pays. En France, une étude menée pour le CNRS par Moustafa Bensafi sur plus de 4 000 participants a révélé, en 2015, qu’environ 10 % de la population française présenterait un déficit olfactif, soit plus de 6 millions de personnes ! Des troubles dont les manifestations et les causes sont variées.
« Le terme “déficit olfactif” est assez générique dans la mesure où il couvre des altérations à la fois quantitatives et qualitatives de l’odorat, note le chercheur. D’un point de vue quantitatif, le déficit olfactif peut relever d’une perte totale, qu'on appelle anosmie, ou d’une perte partielle qu'on appelle hyposmie (l’état normal étant appelé normosmie) ». Plus rarement, on constate une hyperosmie, c’est-à-dire une sensibilité accrue aux odeurs. « Il peut aussi exister des altérations qualitatives. Par exemple, percevoir une odeur de poulet rôti quand on est en réalité exposé à une odeur de cacahuète s’appelle une parosmie ». Quand cette parosmie est associée à une perception émotionnelle désagréable, on parle alors de cacosmie. Enfin, il arrive que l’on perçoive des odeurs « fantômes », souvent désagréables, qui ne sont le résultat d’aucun stimulus externe : c’est la fantosmie. Mais une fois ces troubles identifiés, pour pouvoir les traiter, il est crucial de comprendre ce qui les a déclenchés.
Le rôle des infections
Si les traumatismes crâniens sont une cause évidente d’anosmie, notamment par lésion du nerf olfactif qui relie le nez au cerveau, la pandémie de Covid-19 a mis en évidence le rôle que peuvent jouer les infections virales dans la survenue de troubles de l’odorat. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer l’impact d’une infection au SARS-CoV-2 sur le système olfactif. La première hypothèse est que l’infection provoque une inflammation et un œdème qui empêche l’air d’atteindre la partie supérieure de la cavité nasale, celle où se situe la zone de l’odorat. C'est d’ailleurs ce qui se passe lors d’autres affections ORL touchant la cavité nasale (polypes, sinusite chronique, etc.) qui peuvent causer des troubles olfactifs.
Une autre possibilité est que le virus s’attaque directement aux cellules de l’olfaction. « Dans l’épithélium olfactif, il y trois familles de cellules : les neurones récepteurs olfactifs, des cellules basales qui garantissent un renouvellement des neurones, et des cellules de soutien qui garantissent un bon fonctionnement du neurone, note Moustafa Bensafi. Le virus pourrait se fixer sur les cellules de soutien et/ou les cellules basales et affecter les neurones de manière indirecte. » Enfin, quelques études suggèrent que le virus pourrait infecter le bulbe olfactif, situé dans le cerveau. Moustafa Bensafi souligne que ces différentes hypothèses ne s’excluent pas mutuellement.
Cancer, Alzheimer et troubles métaboliques
Plusieurs pathologies non infectieuses peuvent également être impliquées dans l’étiologie des troubles de l’olfaction. C’est le cas de certains cancers, du fait même de la maladie ou bien en raison des effets secondaires des chimiothérapies qui inhibent le renouvellement des neurones olfactifs.
On constate également des pertes olfactives profondes dans la maladie d’Alzheimer. De fait, 80 % des patients Alzheimer souffrent d’un trouble olfactif, ce qui en fait un signal précoce de la maladie. « Dans le cas d’Alzheimer, on pense que ce sont les zones cérébrales situées dans la région ventrale du cerveau (l’hippocampe, le cortex entorhinal, le cortex olfactif) qui sont affectées », indique Moustafa Bensafi.
Plus récemment, des corrélations entre diabète, obésité et troubles de l’olfaction ont été mises en évidence. « En étudiant les interactions entre olfaction et régulation du métabolisme énergétique , nous avons découvert un nouveau circuit nerveux reliant le système olfactif cérébral et le pancréas capable de réguler la quantité d’insuline libérée dans le sang, précise Hirac Gurden, neuroscientifique, directeur de recherche au CNRS dans l’unité de Biologie fonctionnelle et adaptative2. Nous savons ainsi qu'une personne qui développe une obésité ou un diabète est à fort risque de développer une anosmie. »
On sait que dans l’obésité, l’accumulation de tissu adipeux engendre une souffrance métabolique qui se manifeste par des dysfonctionnements multiples au niveau hépatique, intestinal et pancréatique mais aussi cérébral. Ainsi, une consommation excessive de nourriture très grasse, très sucrée ou très salée peut mettre les tissus cérébraux, notamment le système olfactif, en souffrance.
Les effets de la dépression et du vieillissement
« La valeur hédonique est une dimension essentielle de la perception des odeurs, affirme Nathalie Mandairon, directrice de recherche au CNRS, au CRNL et directrice du groupement de recherche Odorant-Odeur-Olfaction (GDR O3). Si l’on demande à des gens de sentir une odeur, leur première réaction, avant même d’essayer d’identifier, c’est de dire “J'aime” ou “Je n’aime pas”. Nous nous sommes intéressés à ce qui code cette valeur hédonique dans le cerveau et nous avons découvert que cette valeur est codée dès le premier relai cortical de l’information olfactive, le bulbe olfactif. Nous avons également montré que les odeurs plaisantes engendrent un comportement motivé, d’approche de l’odeur, qui fait appel au circuit de la récompense. »
La chercheuse et son équipe ont également démontré l’effet du stress précoce sur la perception des odeurs. En effet, les traumatismes de la jeune enfance induisent très souvent des dépressions à l’âge adulte. Or, la dépression est fréquemment associée à des perturbations de la perception des odeurs, perturbations qui, en retour, ont tendance à aggraver les symptômes dépressifs.
« Chez les souris, nous avons constaté que les petits qui ont eu une mère maltraitante développent à l’âge adulte une anhédonie (perte de la capacité à ressentir du plaisir, Ndlr), caractéristique du syndrome dépressif. Or, ces petits présentent également une altération de la perception des odeurs plaisantes, ressenties comme déplaisantes, précise Nathalie Mandairon. Actuellement, nous explorons les bases neurales de ces altérations chez l’animal et chez l’humain en collaboration avec le Dr Jérôme Brunelin. »
Le vieillissement peut aussi être responsable d’un trouble olfactif appelé presbyosmie. Nathalie Mandairon s’est ainsi intéressée à l’effet de l’âge sur la perception des odeurs agréables. Assez fréquemment, les personnes âgées modifient leur alimentation car leur perception des odeurs plaisantes est altérée – alors même que la perception des odeurs déplaisantes reste relativement inchangée. « Chez les souris, avec l’âge, de plus en plus d’odeurs plaisantes deviennent déplaisantes et sont de moins en moins explorées. Cette altération de la perception des odeurs plaisantes au cours du vieillissement est liée à un défaut de recrutement du circuit de la récompense », explique la chercheuse. Une découverte qui permet de mieux comprendre et prévenir le phénomène de dénutrition observé chez les personnes âgées.
De lourdes conséquences dans la vie quotidienne
La perte du plaisir alimentaire et la dénutrition ne sont pas, loin s’en faut, les seules conséquences d’un déficit olfactif. « Selon une définition biomédicale, les déficits olfactifs sont des handicaps sensoriels. Ils constituent l’altération ou la perte d’un sens, l’odorat, qui nous permet de nous protéger et qui participe à notre bien-être et à notre plaisir. Si ce sens disparaît, nous sommes en insécurité constante et de multiples façons », explique Hirac Gurden. De fait, privées de ce détecteur de danger, les personnes anosmiques peuvent être confrontées à de graves accidents domestiques ou sanitaires. Certaines laissent leur logement prendre feu parce qu’elles ont oublié quelque chose sur le feu et n’ont pas senti l’odeur de brulé. D’autres peuvent tomber malades du fait d’une intoxication alimentaire parce qu’elles n’ont pas senti l’odeur d’un aliment avarié.
En outre, précise le chercheur, « l’odorat joue un rôle majeur dans l’intimité avec nos partenaires. Il occupe également un rôle primordial dans les échanges sensoriels entre parents et enfants. Durant ses quatre premiers mois, le bébé voit flou et ses interactions sociales sont, pour beaucoup, d’ordre olfactif. C'est-à-dire que pendant quatre mois, le nouveau-né est un bébé olfactif et ce sont les odeurs qui guident sa vie. »
L’odorat participe ainsi à notre bien-être et à notre équilibre mental. Il n’est donc pas étonnant que les troubles olfactifs affectent la santé mentale et les interactions sociales. « Lorsque l’odorat est altéré, la relation avec autrui est perturbée. La personne n’a plus de contrôle sur son odeur corporelle. Elle met trop de parfum ou plus du tout, on se douche trop ou pas assez. Cela est source d’anxiété, et de stress », insiste Moustafa Bensafi. L’estime de soi est affectée et le retrait social est fréquent avec, souvent, des arrêts de travail et un isolement familial et amical, isolement d’autant plus marqué que lorsque la saveur des aliments disparaît, les personnes mangent seules.
Rééduquer l’odorat
La rééducation olfactive est désormais largement utilisée. Elle s’adresse à toutes les personnes qui souffrent de troubles de l’odorat, que ceux-ci soient causés par des infections virales, des traumatismes crâniens ou dus au vieillissement naturel. « On estime à 80 % le taux de récupération chez les personnes qui démarrent une rééducation olfactive et qui la poursuivent pendant au moins trois mois sans interruption », explique Hirac Gurden. Le protocole de rééducation est basé sur l’utilisation de quatre huiles essentielles : rose, citron, clou de girofle et eucalyptus, qui permettent de stimuler un maximum de familles de récepteurs olfactifs différents. Il s’agit de « renifler » quotidiennement, durant au moins trois mois, quatre odeurs à l’aveugle ; l’objectif est de stimuler l’attention olfactive et de rétablir une connexion entre nez et cerveau.
Dans un second temps, on doit lire le nom de l’huile essentielle tout en la sentant, ce qui vise à stimuler la mémoire olfactive. « Il est primordial d’expliquer au patient que l’entraînement est basé sur l’idée que stimuler le système olfactif de façon répétée tous les jours, à la manière d’un footing olfactif, permet d’accélérer la récupération », relève Moustafa Bensafi.
Au sein de Anosmie.org, association française de patients souffrant de troubles olfactifs, Hirac Gurden et son équipe ont développé une application web (https://covidanosmie.fr/), une sorte de « coach électronique » pour smartphone qui permet de visualiser sa progression. Parfois, le protocole ne fonctionne pas. Dans ce cas, la rééducation va exploiter le fait que les aliments peuvent aussi être perçus par le système gustatif et par le système trigéminal (composé du nerf trijumeau qui se divise en trois branches dans la bouche, le nez et les yeux, Ndlr), sensible aux épices, au picotement, à la fraîcheur et à plusieurs molécules volatiles.
« Nous nous efforçons d’amener le patient à prendre conscience qu’il peut reconstruire sa bibliothèque à odeurs en sollicitant d’autres systèmes sensoriels, explique Moustafa Bensafi. En incitant le patient à faire la cuisine, en l’invitant à “garder le nez sur la marmite”, on lui permet de récupérer une compétence olfactive de manière naturelle et de lutter contre son isolement social. »
Traiter les troubles olfactifs
Outre les interventions chirurgicales telles que la polypectomie (l’ablation des polypes qui obstruent les fosses nasales), des traitements médicamenteux à base de stéroïdes et/ou d’antihistaminiques en spray nasal permettent d’améliorer l’olfaction chez les patients souffrant d’affections nasales inflammatoires.
Une piste thérapeutique prometteuse est actuellement développée dans le cadre du projet de recherche européen Rose (Restoring Odorant Detection and Recognition in Smell Deficit) : la mise au point d’un « nez artificiel », une prothèse olfactive permettant de restaurer la perception des odeurs chez les patients anosmiques. « Ce consortium international combine l’expertise de sept laboratoires européens et de l’entreprise française Aryballe Technologies afin de concevoir ce dispositif inédit, précise Moustafa Bensafi qui coordonne le projet Rose. Les premiers résultats sont encourageants et nous permettent de penser que nous aurons une première preuve de concept dans deux à cinq ans. »
Cette solution ne devrait toutefois pas être accessible aux patients avant une dizaine d’années, mais elle est porteuse d’espoir pour toutes les personnes dont l’anosmie ne cède pas aux traitements traditionnels. En outre, elle ouvrira la porte à de nouvelles possibilités scientifiques et technologiques pour la miniaturisation des capteurs d’affinité, utiles pour d’autres applications telles que le contrôle de qualité pour les aliments, les arômes et les parfums. ♦
À lire
Sentir. Comment les odeurs agissent sur notre cerveau, Hirac Gurden, Les Arènes, 2024, 256 p.
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