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De l'indispensable interdisciplinarité
« Interdisciplinaire ». Le mot fait son apparition à l’aube des années 1960, peu avant son cousin « multidisciplinaire ». Puis arrive, vers la fin de la décennie, l’« interdisciplinarité » elle-même, avant la « multi » et la « transdisciplinarité » qui naissent dans les premières années 1970. Éclosions quasi simultanées qui, a priori, forment du pain béni pour l’historien : voilà un objet circonscrit, que l’on pourrait cerner d’un seul regard sur le demi-siècle écoulé. Et peu importe que certains dictionnaires en fassent des synonymes, tandis que d’autres introduisent des nuances – souvent divergentes, parfois énigmatiques : l’interdisciplinarité est quinquagénaire, point final. Ou presque…
Car si l’on délaisse le vocabulaire pour s’intéresser à la réalité qu’il recouvre, l’affaire se corse. Pas d’interdisciplinarité sans réflexion sur le découpage des connaissances, c’est-à-dire sur l’émergence des disciplines : on passe alors d’une cinquantaine de bougies à… plusieurs centaines ! Et l’on pourrait même aller plus loin : pas d’interdisciplinarité sans s’interroger sur la question de l’unité du savoir. Cette fois-ci, c’est toute l’Histoire qu’il faudrait convoquer, en assistant au long cortège de ceux qui, ici ou ailleurs, d’hier à aujourd’hui, l’ont posée : un défilé interminable de philosophes antiques, de savants médiévaux, d’humanistes… Bacon y devancerait Comenius, Leibniz, Fontenelle, les Encyclopédistes, Humboldt, Comte – liste non exhaustive, on l’aura compris !
L’interdisciplinarité, une impérieuse nécessité
Face à d’aussi prestigieuses Panathénées, on pourrait avancer que, dans le domaine de l’interdisciplinarité – comme dans beaucoup d’autres… –, notre époque n’a rien inventé, et que des méditations que nous estimons très contemporaines ont en réalité animé les siècles. Le constat est le même en resserrant la perspective à la seule histoire du CNRS : dès les années 1920, ses pères fondateurs ont encouragé le rapprochement des disciplines, au sein de quelques instituts tout d’abord – la biologie, la physique et la chimie à l’IBPC, l’astronomie et la physique à l’IAP – avant de tenter un élargissement à l’échelle nationale avec la création du Centre en 1939. Et les discussions qui les animaient demeurent d’une actualité saisissante.
Pourtant, le contexte a bien changé : depuis le milieu du XXe siècle, les disciplines se sont multipliées à l’extrême, de même que les technologies auxquelles elles font appel et que les connaissances qu’elles produisent. La spécialisation et le fractionnement atteignent des sommets inconnus auparavant. Dans certains domaines, ils frisent la caricature : le champ y est si étroit, le jargon si exclusif, que les scientifiques finissent par s’y enfermer comme dans des prisons, ou dans les étages d’une tour de Babel où plus personne n’est en mesure de comprendre son voisin. L’interdisciplinarité apparaît alors comme une impérieuse nécessité, sous peine de dislocation.
Le CNRS en particulier a vu les initiatives proliférer. Aux instituts bâtis dans les premières décennies –une interdisciplinarité "dans les murs" – ont ensuite succédé des programmes – une interdisciplinarité "hors les murs". Les premiers d’entre eux, les « programmes interdisciplinaires de recherche » (PIR), sont nés à partir des années 1970 autour du développement de l’énergie solaire (PIRDES), des médicaments (PIRMED) ou de l’environnement (PIREN). Plus récemment, depuis 2011, le flambeau a été repris par la Mission pour l’interdisciplinarité, entre autres au travers des « défis » qu’elle accompagne. Et conformément à une ambition résumée par l’un des directeurs généraux du CNRS, François Kourilsky, disparu en 2014 et auquel l’établissement vient de rendre hommage : « S’il a fallu se spécialiser pour apprendre, il faut savoir s’ouvrir pour comprendre ».