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Réprimer les sites «pro-ana» : une fausse bonne idée
Une fois par mois, retrouvez sur notre site les Inédits du CNRS, des analyses scientifiques originales publiées en partenariat avec Libération.
Autrefois considérées comme des maladies « rares », l’anorexie mentale, la boulimie, les compulsions et les autres troubles des conduites alimentaires touchent environ 600 000 personnes en France, selon les estimations de l’association AFDAS-TCA. Autrement dit, chacun d’entre nous connaît en moyenne une ou deux personnes affectées. Si la France dispose de centres spécialisés de renommée internationale, les personnels soignants et les associations de malades et familles demandent depuis longtemps une amélioration de l’offre de soins, qui reste insuffisante surtout en milieu rural. Par-delà la dénonciation des déserts médicaux, le système actuel manque de dispositifs pour le dépistage précoce et peine à assurer un accompagnement au quotidien à la sortie des phases les plus aiguës.
On aurait donc pu se réjouir de voir les troubles alimentaires explicitement mentionnés dans le projet de loi santé présenté par le gouvernement en 2015. Mais à part l’interdiction du travail des mannequins trop maigres, une seule mesure était proposée : elle visait à mettre hors la loi les sites Web dits « pro-ana ». L’article a été finalement supprimé et n’apparaît pas dans le texte définitif de la loi ; mais le débat public qui a conduit à ce résultat témoigne d’une tendance inquiétante à faire peser sur l’Internet la responsabilité de problèmes sociaux plus profonds.
Qu’est-ce qu’un site Web « pro-ana » ? Popularisé par les médias, ce label est attribué à des sites accusés de « prôner l’anorexie », ou « inciter à la maigreur extrême ». Les sites Web de personnes atteintes de troubles alimentaires sont des espaces en ligne où s’exposent sans filtres des personnes jeunes et moins jeunes, traversées par l’envie irréaliste d’un corps filiforme, mais aussi par la honte après des crises et des vomissements, ou la souffrance de se sentir en décalage par rapport à leur entourage.
Pénaliser les auteurs de ces sites avec de la prison et des amendes, comme prévoyait de le faire le projet de loi, aurait ralenti la diffusion des troubles alimentaires si les sites Web en étaient une cause avérée. Or ce lien de causalité n’est justement pas établi : au contraire, une recherche que nous avons menée pendant cinq ans auprès de ces communautés en ligne, et qui fait aujourd’hui l’objet de l’ouvrage Le phénomène « pro-ana »1, montre que ce sont plutôt des personnes ayant déjà des symptômes, voire un diagnostic, qui vont s’y adresser. Bien sûr, leur parole est problématique et les images qu’elles postent choquent les publics tout-venant. Mais notre étude de leurs réseaux sociaux et pratiques en ligne révèle qu’il s’agit de personnes qui tentent de pallier les manques ressentis du système de santé. Leur connexion à ces communautés Internet se remarque d’autant plus qu’ils résident dans des régions géographiquement éloignées des services de soins spécialisés.
Nous avons été surpris de découvrir que malgré leurs contenus douloureux ou alarmants, ces sites Web peuvent avoir une fonction positive. Ils permettent aux usagers de s’informer en bénéficiant de l’expérience des pairs et de se soutenir les uns les autres. Ils peuvent constituer un complément de socialité, facilitant la formation de liens de solidarité et d’entraide, et parfois même accompagnant vers un parcours de guérison.
Quoique très médiatisées, les postures véritablement « pro-anorexiques » ne représentent qu’une partie infime de cette zone du Web, et ne remportent pas systématiquement l’adhésion ; il y a de vives controverses, et les mêmes personnes sont amenées à faire évoluer leur orientation dans le temps.
À la lumière de ces observations, les sites « pro-ana » apparaissent comme le signal fort d’un changement fondamental de notre manière de vivre la santé. L’envie de participer et d’échanger de manière autonome, dont font preuve les usagers de ces sites Web, se conforme à l’injonction d’être des « patients actifs », informés et équipés. Celle-ci concerne tout un chacun notamment depuis la loi de 2002 sur la démocratie sanitaire en France, et va de pair avec l’effort de contrôler le budget de l’assurance maladie.
Interdire ces sites Web accusés d’être « pro-ana » aurait alors été non seulement contradictoire, dans la mesure où ils aident à compléter l’infrastructure de santé là où elle est défaillante, mais aussi périlleux, conduisant à la disparition des aspects les plus positifs de la socialisation en ligne. La réponse la plus adaptée était autre : il fallait renforcer et étendre l’offre de soins, comme les médecins et les associations le demandaient depuis longtemps. Mais cette réponse aurait été plus coûteuse.
Quelles alternatives envisager ? Une solution serait d’aider les associations et les professionnels de santé à se saisir des outils numériques eux-mêmes afin de proposer des formes complémentaires d’accompagnement, susceptibles de toucher un plus grand nombre de personnes, et à un coût moindre, que des services en présentiel. L’exemple de l’association britannique B-Eat montre qu’un groupe de parole sur Internet peut être bien accueilli par les malades, les aidant à surmonter les petits défis du quotidien, sans pour autant se substituer aux soins médicaux. Pourtant en France, malgré les efforts récents de la Fédération nationale des associations en troubles du comportement alimentaire (FNA-TCA), le potentiel de ces solutions reste sous-utilisé, et la loi santé finalement approuvée ne change pas cet état de choses. Internet est un instrument souple, qui peut aider les associations à rester en contact avec les patients et à les informer de leurs initiatives. Cessons donc d’en faire le bouc émissaire des maux de notre société et des carences de notre système de santé.
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
- 1. Le phénomène « pro ana ». Troubles alimentaires et réseaux sociaux, Antonio A. Casilli et Paola Tubaro, Presses des Mines, septembre 2016, 206 p., 19 €.
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