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Alors que les batteries sont au cœur de la transition énergétique, il est essentiel de mieux comprendre pourquoi et comment elles se dégradent afin d’améliorer leur performance. Dans ce contexte, l’Intelligence artificielle apparait comme un outil révolutionnaire : c’est ce que montrent les travaux du laboratoire phare en la matière, le Laboratoire de Réactivité et Chimie des Solides (LRCS[1]) d’Amiens, où la data science se mêle désormais à la chimie.
Ces dernières années, le développement des véhicules électriques a révolutionné l’industrie du stockage d’énergie et suscité un engouement exponentiel pour les batteries au lithium, constituées de matériaux actifs à la densité énergétique élevée et à la durée de vie importante. Depuis les travaux précurseurs de Jean-Marie Tarascon, l’expertise du LRCS d’Amiens est reconnue dans le monde entier. Ce n’est pas un hasard si le Hub de l’énergie, nom du bâtiment dans lequel est installé le laboratoire, héberge le Réseau sur le Stockage Electrochimique de l’Energie (RS2E), qui rassemble 17 laboratoires CNRS-Université, 16 partenaires industriels (dont Renault, Saft, Total-Energie) et 3 établissements publics à caractère industriel et commercial (le CEA, Ineris et l’IFPEN).
Aujourd’hui, les équipes du LRCS continuent d’innover, à travers notamment le projet DestiNa-ion_Operando, financé par l’Agence nationale de la Recherche (ANR) entre 2019 et 2024 et coordonné par Arnaud Demortière, chargé de recherche CNRS. Objectif : mieux comprendre les phénomènes dynamiques de lithiation (insertion du cation Li+ dans le cristal hôte) et les modes de dégradation associés dans les batteries pour, in fine, améliorer leur capacité et leur durabilité.
Lors de ce projet, les chercheurs se sont concentrés sur la manière dont le lithium (ou le sodium) s’insère dans le matériau actif de l’électrode positive, lors du processus de charge d’une batterie. En effet, au niveau structural, le cristal hôte subit un stress élastique important lors de l’insertion. Visualiser ce processus dynamique et observer comment le lithium se répartit dans le cristal doit permettre d’identifier les zones les plus actives et leurs hétérogénéités spatiales et temporelles. Ainsi, il s’agit de saisir les premiers instants de la dégradation du cristal, qui engendrera par la suite à une baisse de la capacité de la batterie.
© LRCS / CNRS
Nouvel instrument et nouveau logiciel
C’est lors d’une conférence en microscopie électronique que naît l’idée d’adapter une technique utilisée en métallurgie pour étudier des alliages : le 4D-STEM (microscopie électronique à transmission par balayage en 4 dimensions). Le principe ? Un faisceau d’électrons balaie le cristal et donne une image (cliché de diffraction) à chaque pixel, soit environ 100 000 images pour un cristal d’à peine quelques microns (c’est-à-dire quelques millièmes de millimètres).
Le LRCS collabore ainsi avec le laboratoire Science et ingénierie des matériaux et des procédés (SIMAP[2]) de Grenoble, où travaillent notamment Muriel Veron (professeure à l’Université de Grenoble-Alpes) et Edgar Rauch (directeur de recherche CNRS). Le développement de cette nouvelle approche n’est pas simple, mais les résultats sont là : les chercheuses et chercheurs peuvent sonder la structure cristalline et mesurer la distance entre les atomes (de l’ordre de 2 nanomètres, soit 2 millionièmes de millimètre). « La 4D-STEM crée une sorte d’empreinte digitale du cristal à un état de charge donné de la batterie, explique Arnaud Demortière. Celle-ci met en évidence plusieurs phases qui co-existent, correspondant à des états de charge locaux différents, avec plus ou moins de lithium. » (Ce travail a été publié dans le journal Nature Scientific Report.)
Or, ces nouvelles cartes représentent des dizaines de Giga-octet de données, ce qui conduit les chercheuses et chercheurs à s’orienter vers l’Intelligence artificielle et le développement d’algorithmes. L’équipe de Arnaud Demortière met alors au point un nouveau logiciel, baptisé ePattern, qui permet d’obtenir des cartes de phase cristalline beaucoup plus précises : chaque spot de diffraction est identifié avec une précision inférieure au pixel et permet d’éliminer totalement le bruit de fond, ce qui donne accès à une multiplicité d’informations sur la structure.
© LRCS / CNRS
Des cartographies inédites
Grâce au logiciel ePattern, les équipes analysent plusieurs matériaux de cathode contenant du lithium, mais aussi du sodium. Les batteries au sodium-ion (Na-ion), bien que présentant une densité d'énergie moitié moins importante que les batteries au lithium-ion (Li-ion), offrent plusieurs avantages notables : Na est beaucoup plus abondant sur Terre, elles ont une charge plus rapide et un impact moindre sur l’environnement ainsi que sur la santé humaine. Les résultats obtenus par le LRCS sont étonnants : « jusqu’à présent, on pensait que les phases se succédaient simplement les unes aux autres, rappelle Arnaud Demortière, mais nos expériences ont mis en évidence une distribution complexe des états de charge, qui se traduit par une forte hétérogénéité au sein des cristaux. Personne ne l’avait jamais montré auparavant à cette échelle ! » s’exclame le chercheur, qui aide à mieux comprendre le processus de dégradation du matériau.
Le travail se poursuit alors avec Laurence Croguennec (directrice de recherche CNRS) et François Weill (directeur de recherche CNRS) de l’Institut de chimie de la matière condensée de Bordeaux (ICMCB), spécialiste de la synthèse des matériaux de batterie et membre du RS2E, pour analyser un matériau à base de lithium, manganèse, nickel et oxygène : le LMNO, un matériau d’électrode positive à haut potentiel (4,8 V) qui intéresse les industriels, particulièrement pour le développement des batteries tout-solide. Les expériences aboutissent, là aussi, à une première mondiale : des cartographies structurales dans lesquelles il est possible d’observer la distribution spatiale des phases cristallines ordonnées et désordonnées de LMNO au sein des cristaux individuels et de quantifier leurs paramètres d’ordre.
© LRCS / CNRS
Étude corrélative avec des rayons X
En parallèle de leurs travaux avec le 4D-STEM, les chercheuses et chercheurs décident de réaliser une étude corrélative pour réduire la marge d’erreur dans les données récoltées : « cette stratégie est courante en biologie et en médecine, où l’on utilise les radios, scanners et PET-scans pour multiplier les informations, observe Arnaud Demortière. Pourquoi ne le ferait-on pas aussi en science des matériaux ? ».
Direction, donc, le plateau de Saclay pour faire des expériences avec le synchrotron SOLEIL, qui utilise un microscope à transmission et à balayage aux rayons X (STXM). Cette fois, il s’agit d’étudier un matériau de cathode pour les batteries Na-ion, contenant du vanadium et du sodium (Na3V2(PO4)2F3). En effet, le vanadium, métal de transition perd ses électrons quand le sodium se désinsère du cristal hôte suivant l’état de charge. Il change donc son degré d’oxydation, ce qui modifie son seuil d’absorption des rayons X. Dès lors, observer cette absorption permet de déduire la présence ou non de sodium dans le matériau.
« Avec le 4D-STEM, nous observons comment les atomes se distribuent dans la structure d’un point de vue cristallographique, explique Arnaud Demortière. L’approche de la STXM est, quant à elle, chimique puisqu’elle se concentre sur le nuage d’électrons des atomes et leurs environnements. » Une comparaison fine entre les deux cartes de hautes résolutions permet ainsi d’identifier les ambiguïtés et de diminuer les incertitudes.
© LRCS / CNRS
Le rôle fondamental des données
Alors que les données s’accumulent au fil du projet, l’IA apparaît comme un outil incontournable et révolutionnaire, ce qui conduit Arnaud Demortière à intégrer des spécialistes d’informatique et de science des données dans l’équipe. « Ça a été un choc culturel, sourit le physicien, mais le résultat de cette interdisciplinarité est vraiment intéressant ! Et ce n’est qu’un début, prévient-il : on s’oriente de plus en plus vers le data driven, une science dirigée par les données. » Pour pallier les limites des modèles physiques pour simuler les propriétés, ces experts créent des algorithmes qui apprennent à partir des données expérimentales et extrapolent avec précision le fonctionnement des batteries, de manière à bâtir des modèles de prédiction et d’identification des anomalies.
Dans cette perspective, le LRCS a noué une collaboration avec le laboratoire Access d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne. Alors que le projet ANR a donné lieu à de nombreuses publications, Arnaud Demortière prévoit maintenant de déposer un projet ERC, financé par le Conseil européen de la recherche, dans lequel l’IA aurait une part encore plus importante. L’objectif : faire converger les modèles d’IA basés sur les données de cyclage électrochimique avec les modèles d’analyses des données des techniques de caractérisation, et faire encore un pas de plus dans la compréhension des modes de dégradation des batteries.
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Ces recherches et cet article ont été financés en tout ou partie par l'Agence Nationale de la Recherche (ANR).
Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l'appel à projet Science Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour le projet DESTINA-ion OPERANDO des appels à projets génériques 2018-2019.
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[1] Unité CNRS/Université de Picardie Jules Verne
[2] Unité Université Grenoble Alpes/Grenoble INP - UGA/CNRS
Commentaires
Bravo
sbuthion le 13 Septembre 2024 à 11h01Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS