Donner du sens à la science

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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
Pour en savoir plus, lire l'édito.

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Par le réseau de communicants du CNRS

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Des matériaux magnétiques bidimensionnels pour l’électronique de demain
10.04.2025, par Sophie Blitman
Mis à jour le 21.03.2025

En parvenant à maîtriser l’aimantation d’électrons à l’échelle nanométrique, une équipe grenobloise a pu mettre en évidence les propriétés prometteuses de nouveaux matériaux magnétiques ultrafins.  À long terme, ces découvertes pourraient mener à des applications numériques plus économes en énergie.

Avancer à tâtons, étudier plusieurs hypothèses, puis en écarter certaines… « J’aime le côté exploratoire de la recherche », confie Frédéric Bonell, chercheur CNRS en physique au laboratoire SPINTEC[1] de Grenoble. Sa spécialité ? La spintronique, cette partie de l’électronique qui utilise non seulement la charge des électrons, mais aussi leur spin, c’est-à-dire leur capacité à se comporter comme de petits aimants orientés soit vers le haut, soit vers le bas, comme une boussole.

En le faisant traverser par un courant électrique polarisé en spin, c’est-à-dire rendu magnétique, il est aujourd’hui possible de renverser l’aimantation d’un matériau magnétique par un processus électronique. Cela rend le traitement des données moins énergivore et permet d’accroître la vitesse de calcul des appareils électroniques et de rendre leur mémoire plus performante.

La spintronique est « un domaine très dynamique qui relève de la physique fondamentale mais se situe à l’interface de la recherche appliquée », apprécie Frédéric Bonell, qui travaille sur des matériaux 2D lamellaires : épais d’à peine quelques atomes, ils sont tellement fins que la troisième dimension est négligeable. Découverts il y a seulement une vingtaine d’années, ils constituent, souligne le chercheur, un « véritable terrain à défricher ! »

Coordinateur du projet ELMAX[2], soutenu par l’Agence nationale de la recherche de 2021 à 2025, Frédéric Bonell se donne donc pour objectif de contrôler électriquement l’aimantation de ces nouveaux matériaux aux propriétés physiques prometteuses.
En effet, non seulement les liaisons chimiques assez faibles entre leurs atomes facilitent la séparation des différentes couches, mais leurs interfaces similaires permettent d'empiler plusieurs matériaux entre eux afin d'obtenir de nouvelles propriétés. Ces interfaces sont proches de la perfection à l’échelle atomique, ce qui permet de faciliter le passage des courants de spin. Par ailleurs, contrairement à la plupart des matériaux magnétiques, ceux-ci conservent leurs propriétés même quand ils sont très fins : un avantage en termes de consommation d’énergie puisqu’inverser leur aimantation demande moins de puissance que pour des matériaux plus épais.

Croissance maîtrisée à l'échelle atomique

Frédéric Bonell décide de mener ce projet de manière originale, en utilisant une technique appelée « épitaxie par jets moléculaires ». Concrètement, il s’agit de chauffer les matériaux pour les faire s’évaporer, puis se condenser sur un support dit substrat, de manière à y faire pousser un cristal (un arrangement ordonné d’atomes), couche atomique par couche atomique. Bien connue en spintronique, cette technique est encore très peu utilisée pour étudier les matériaux 2D : « la grande majorité des chercheurs procèdent par exfoliation mécanique, explique Frédéric Bonell, c’est-à-dire qu’ils prennent du ruban adhésif pour retirer une couche superficielle qu’ils déposent sur un substrat. Ils étudient ensuite des débris de cristaux ». Si elle a l’avantage d’être peu coûteuse et relativement facile à mettre en place, l'exfoliation fournit des échantillons de dimensions aléatoires et de taille micrométrique alors que l’épitaxie par jets moléculaires permet de « contrôler la formation du cristal à l’échelle atomique et de former des couches de très grande uniformité sur plusieurs centimètres carrés », s’enthousiasme le chercheur.

Un cristal poussant sur une surface
Un cristal poussant sur une surface observée par microscopie à force atomique.

Le dépôt se produit en effet très lentement, à raison d’un plan d’atomes par minute. On peut en outre l’accélérer ou le ralentir en faisant varier la température de chauffe des matériaux évaporés, ce qui permet in fine de maîtriser la vitesse de pousse du cristal. Ainsi, en répétant le processus, on crée petit à petit un matériau multicouches : « il est possible de fabriquer un échantillon par jour », indique Frédéric Bonell.

Si celui-ci ne mesure que quelques centimètres de diamètre, les équipements, eux, sont imposants : de grandes cuves en inox de l’ordre d’un mètre de diamètre et autant de hauteur. C’est dans ces « chambres de dépôt » que se déroulent, sous vide, les expériences délicates. « On marche toujours sur un fil, confie le physicien, et on progresse pas à pas car il faut bien maîtriser la température et la composition de l’alliage ». Développer un matériau et comprendre ses propriétés demande donc du temps.
Les chercheurs réussissent néanmoins à en développer plusieurs. En particulier, ils mettent au point un alliage de fer, germanium et tellure dont le magnétisme perdure à température ambiante alors que la plupart des matériaux 2D n’ont cette propriété que dans un environnement beaucoup plus froid. Une première mondiale !

Cristal ultrafin de Fe-Ge-Te, un aimant fabriqué à Spintec
Cristal ultrafin de Fe-Ge-Te, un aimant 2D fabriqué à Spintec. Il s’agit d’un cliché de microscopie électronique qui permet d’imager directement les atomes. L’image montre l’arrangement lamellaire du cristal, constitué de deux couches de Fe-Ge-Te séparées par une liaison faible dite « de van der Waals ».

Vers un "numérique frugal" ?

Reste à étudier les effets d’un courant électrique sur l’aimantation du matériau. Pour cela, l’équipe grenobloise noue une collaboration avec un laboratoire de Barcelone, qui aboutit à des résultats concluants : « nous sommes parvenus à quantifier ces effets, ce qui n’avait jamais été réalisé avant avec ce type de matériaux, et à démontrer que l’aimantation peut être inversée avec un simple courant électrique », se réjouit Frédéric Bonell. « L’efficacité est supérieure à celle observée avec les matériaux traditionnels, ce qui prouve que ces matériaux 2D sont pertinents pour la spintronique ».

Retournement de l'aimantation par un courant électrique
Retournement de l’aimantation par un courant électrique. Certains matériaux (couche bleue) ont la faculté de convertir un courant en courant de spin. Ces spins traversent l’interface et forcent l’aimantation du Fe-Ge-Te à se retourner. Dans une mémoire magnétique, c’est cette direction de l’aimantation (vers le haut ou vers le bas) qui enregistre un élément « 0 » ou « 1 ».

Cependant, le chercheur reste prudent, conscient que ses recherches se situent très en amont d’applications potentielles dans l’industrie : « avant cela, il faudrait démontrer que ces matériaux ont des performances bien supérieures à celles des matériaux conventionnels, que leur magnétisme persiste au-delà de la température ambiante et que leurs propriétés sont compatibles avec les techniques de fabrication à grande échelle utilisées dans l’industrie, énumère Frédéric Bonell. Ce n’est que le début : avec des matériaux complétement nouveaux, on n’est pas à l’abri d’une découverte inattendue ! »

D’ores et déjà, ELMAX contribue à cette nouvelle dynamique de la spintronique : SPINTEC est partenaire d’un autre projet ANR sur le nano-magnétisme des matériaux 2D et coordonne un projet européen visant à compléter leur compréhension par des travaux en physique théorique. Dans le cadre du PEPR (Programme et Équipements Prioritaires de Recherche) SPIN, SPINTEC fournit la communauté française en matériaux 2D magnétiques, que seules quelques équipes dans le monde savent élaborer.

Plus généralement, ces projets s’inscrivent dans un effort de recherche de nouveaux matériaux pour la spintronique. Les applications sont nombreuses. Certaines ramifications conduisent vers l’optique, avec l’idée de générer des ondes électromagnétiques très haute fréquence, capables de soutenir des réseaux de télécommunication denses où circule un débit de données ultra-rapide. L’aéronautique et l’aérospatial sont également intéressés par les matériaux magnétiques peu sensibles aux radiations. Une application de niche, mais stratégique. Toutefois, la principale application concerne la fabrication de mémoires magnétiques à la fois plus endurantes et moins énergivores. Un enjeu crucial pour les data centers très gourmands en électricité et pour l’intelligence artificielle. « D’ici dix ans, on estime qu’un quart de l’électricité mondiale sera utilisée par le numérique, relate Frédéric Bonell. La frugalité énergétique des dispositifs devient un critère de performance très important. Cependant, insiste-t-il, les progrès techniques devraient s’accompagner d’une réflexion individuelle et collective sur nos usages de la technologie. Si ces matériaux représentent un espoir de frugalité énergétique, c’est à nous de décider ce que nous en ferons ».

[1] SPINTEC : SPINtronique et TEchnologie des Composants (CNRS / CEA / UGA / Grenoble INP - UGA)

[2] Nom complet du projet ANR ELMAX : Contrôle électronique de l'aimantation dans les hétérostructures van der Waals épitaxiées

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR - ELMAX - AAPG20. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2020 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 20).