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Les radioéléments sous l’œil des chimistes
S’il est permis de considérer que la découverte des « rayons uraniques » par Antoine Henri Becquerel, en février 1896, marque les débuts de l’étude et de l’utilisation de la radioactivité, c’est certainement dès 1898, avec les travaux de Pierre et Marie Curie – dont l’aura publique dépasse largement le cadre scientifique –, que la radiochimie prend son essor et devient une discipline à part entière de la chimie du XXe siècle. Sa singularité est d’avoir connu un développement considérable sous l’impulsion des enjeux dramatiquement stratégiques de la Seconde Guerre mondiale puis au cours de la guerre froide. Depuis cette époque, la radiochimie n’a cessé de s’adapter aux besoins de nos sociétés jusqu’à devenir une discipline transverse aux multiples facettes. À tel point que le vocable « radiochimie » défini par les pionniers a perduré, sans doute par fidélité historique. L’IUPACFermerL’Union internationale de chimie pure et appliquée est une organisation non gouvernementale, basée à Zurich (Suisse), faisant figure d’autorité dans l’établissement de la nomenclature des éléments chimiques et de leurs dérivés nous en donne désormais une définition très large en la désignant comme la part de la chimie qui traite des matériaux radioactifs1. L’organisme précise qu’elle inclut la production de radionucléides et de leurs composés (obtenus soit par irradiation, soit de façon naturelle), l’application des procédés chimiques aux études nucléaires et, enfin, l’application de la radioactivité à l’étude de problèmes de la chimie, de la biochimie ou de la médecine.
Aujourd’hui, alors que les frontières du tableau périodique ne cessent de s’étendre, la radiochimie est une discipline à la croisée des chemins. Elle émarge aux champs disciplinaires de la santé (radio ou curiethérapie, radiodiagnostic et imagerie), de la défense (sécurité nucléaire, armement, non-prolifération) et de l’énergie (cycle du combustible et réacteurs du futur, démantèlement, gestion des déchets radioactifs, sûreté des installations). Elle peut également servir à dater des roches et des événements géologiques… Bref, la radiochimie est au point central d’enjeux politiques, économiques et sociaux qu’il est parfois difficile de concilier.
La chimie des radioéléments
Parmi les principaux objets d’étude des radiochimistes, on trouve les éléments de la série actinide (An), dont la position dans le bas du tableau périodique leur confère des propriétés physico-chimiques bien spécifiques. Tous les nucléides de cette famille sont radioactifs (on les appelle également des radioéléments). La plupart d’entre eux sont aussi impliqués, à des quantités très diverses, dans l’industrie nucléaire, ce qui fait de certains – l’uranium ou le plutonium, par exemple – un enjeu stratégique, économique, sécuritaire et donc de société important. Mais en cas d’événement nucléaire – accident, rejet, attaque –, les éléments actinides ne constituent pas nécessairement la source majeure (ou unique) de rejet radioactif. Certains produits de fission comme le césium, le strontium ou l’iode peuvent contribuer de façon beaucoup plus significative à la radioactivité totale libérée et possèdent parfois un rôle important dans le métabolisme humain – ce qui est le cas de l’iode, par exemple. En revanche, les actinides comptent parmi les rares éléments du tableau périodique à n’avoir aucun rôle essentiel dans les processus biochimiques normaux qui se produisent dans les organismes vivants.
À leur interaction avec le vivant est associée une double toxicité : chimique car ce sont des éléments lourds, et radiologique car ils sont radioactifs. Leur toxicité chimique est modulée par leur forme chimique dans l'organisme. De façon schématique, elle peut ressembler à celle des métaux lourds lorsque ceux-ci viennent concurrencer les métaux essentiels de l’organisme tels que le fer ou le calcium, mais tout dépend de leur forme chimique (on parle de spéciation). Leur radiotoxicité provient des rayonnements ionisants émis par le radionucléide lors d’une exposition interne. Les dommages peuvent être immédiats (brûlures, cancer) ou retardés pour de faibles doses (cancer), voire incertains pour les très faibles doses. Selon le radionucléide considéré, la nature et l’intensité du rayonnement associé, le temps d’exposition interne et la dose, les effets seront variables et leur prévision reste délicate, voire impossible. Il est également difficile de définir lequel de ces types de toxicité prédomine, surtout pour les radionucléides dont l’activité massiqueFermerActivité (exprimée en becquerels) par unité de masse d'un radionucléide donné. est la plus faible (comme pour l'uranium naturel). Aussi, un premier pas important pour les scientifiques consiste à identifier les voies métaboliques de ces éléments en cas de contamination accidentelle. Or, les conséquences d’une contamination sur le vivant (et en particulier sur l’homme) dépendent de très nombreux paramètres comme la nature de l’élément lui-même, son isotopie, sa dose ou sa forme chimique (sa spéciation). De ces facteurs vont dépendre à leur tour la répartition et la rapidité de fixation ou non dans les différents organes et tissus cibles. Les études empiriques nous révèlent que les principaux organes ciblés par les actinides sont le squelette, le foie et les reins (les poumons dans certains cas particuliers de contamination orale). Ces données dites de biocinétique sont connues depuis plusieurs décades, même si les processus biochimiques qui les sous-tendent sont encore largement incompris. Les scientifiques tentent donc de mieux les comprendre afin d’élaborer des mécanismes de blocage ou de décorporation.
Confronter les données de la chimie et de la biologie
Dans notre laboratoire, nous essayons de mieux comprendre les processus chimiques de transport et d’accumulation des radionucléides et des actinides plus particulièrement dans l’environnement, le biotope et in fine chez l’homme. Une de nos thématiques vise en particulier à mieux décrire les voies de transport des actinides vers les organes cibles ci-avant mentionnés. En tant que radiochimistes, nous nous intéressons en premier lieu à la forme chimique (spéciation) et à la réactivité de ces éléments en milieu biologique, à leurs mécanismes d’incorporation puis de fixation. Plus précisément, nous allons chercher à décrire les modes de liaison entre l’actinide et les protéines cibles (qui dépendent des voies métaboliques) et leurs effets sur la structure et la fonction de cette dernière.
Dans ce domaine, il apparaît fondamental de confronter les données de la chimie (la réactivité chimique) aux études de transfert in vivo, questions que nous partageons avec nos collègues biochimistes et biologistes, notamment au sein du réseau Toxicologie nucléaire animé par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives.
Chez l’homme, par exemple, c’est le système osseux qui a retenu l’attention du consortium de biologistes, biochimistes et radiochimistes mené par Georges Carle2 et appartenant également au réseau Toxicologie nucléaire. Nous travaillons ainsi sur les mécanismes chimiques d’accumulation de l’uranium dans le système osseux. Malgré de nombreuses études expérimentales sur la toxicité chimique de l’uranium chez les animaux et quelques études épidémiologiques, les données sont encore trop rares pour définir avec certitude un seuil toxicologique associé à une exposition chronique aux faibles voire très faibles doses. De plus, les effets de l’uranium sur le tissu osseux où il s’accumule restent une question ouverte.
On sait déjà, par exemple, que quelques heures après l’intoxication, environ 10 à 15 % de l’uranium se trouve dans l’os où il peut rester pendant plusieurs années (60 à 70 % est excrété directement, le reste sera réparti entre le foie, les reins et les tissus). Il est déposé préférentiellement sur les sites de croissance osseuse et également sur les zones de calcification du cartilage squelettique car son affinité chimique pour la matrice hydroxyapatite est grande.
Partir de la chimie dite « bioactinidique »
Il est donc nécessaire de décrire au mieux les formes chimiques de l’uranium lors du transfert vers les cellules osseuses et in fine lors de l’accumulation dans la matrice osseuse elle-même. Pour ce faire, nous devons employer des techniques spectroscopiques qui permettent de préciser la forme chimique de l’uranium in situ. Notre outil principal est la spectroscopie d’absorption des rayons X, qui se pratique sur une ligne de lumière d’anneau synchrotron. Ainsi, la ligne « Mars » du synchrotron Soleil (Saclay) ou la ligne « ROBL » du synchrotron ESRF (Grenoble), pour ne citer que ces deux lignes de lumière implantées en France, sont dédiées à l’étude des composés radioactifs. Nous avons, par exemple, pu définir les modes de liaison de l’uranium avec l’ostéopontine, une protéine impliquée dans la régénérescence osseuse. Cette technique nous a également permis de préciser la forme chimique de l’uranium à l’intérieur de cellules ostéoblastiques et a révélé la présence d’une forme précipitée de phosphate d’uranyle. Toutes ces données doivent permettre de mieux comprendre comment l’uranium s’accumule dans la matrice osseuse et quels sont les mécanismes biochimiques qui le permettent.
Cet exemple relatif à la toxicologie montre combien la radiochimie moderne est liée à de nombreuses disciplines connexes, voire au-delà. De par son rôle au XXe siècle, elle est impliquée dans de nombreuses questions sociétales et politiques et touche les domaines de la santé, de l’énergie et de la sécurité, à telle enseigne qu’il serait difficile d’en faire une synthèse exhaustive. Mais elle ne saurait répondre à elle seule à toutes les questions posées, étant avant tout et par nécessité une discipline transverse3. C’est également à ce titre et du fait de sa nature même que la radiochimie déborde largement des cadres scientifiques pour s’inviter dans des problématiques de société émargeant aux thématiques des sciences humaines et sociales. Depuis la découverte des rayons uraniques, la radiochimie s’est donc transformée : plus vaste dans ses implications, moins monodisciplinaire dans ses applications.
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
- 1. La définition complète est consultable sur le site de l’IUPAC : https://goldbook.iupac.org/html/R/R05099.html
- 2. Unité mixte de recherche Tiro-Matos, à la faculté de médecine de Nice. http://www.biophytiro.unice.fr/tiro/
- 3. Voir par exemple les activités de la sous-division « chimie sous rayonnement et radiochimie » de la division chimie-physique de la Société chimique de France.
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