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Les assyriologues vivent souvent vieux : un nombre important de savants spécialistes des écritures cunéiformes ont dépassé les quatre-vingt-dix ans, comme par exemple Samuel Noah Kramer (1897-1990), Jean Bottéro (1914-2007) ou Miguel Civil (1926-2019). Au siècle passé, les femmes étaient beaucoup plus rares dans cette discipline. Néanmoins, Muazzez Çığ, la plus célèbre des sumérologues turcs, femme libre, laïque et engagée, fête ses 108 ans ce mois-ci. Née dans l’empire ottoman, elle continue de lire, de se tenir au courant des découvertes les plus récentes, et a même donné à 106 ans une conférence et répondu à des questions via Zoom pendant la pandémie !
Muazzez Çığ chez elle en décembre 2021.
Étudiante
Muazzez İlmiye İtil est née le 20 juin 1914 dans le nord-ouest de la province de Bursa, juste avant la déclaration de la Première Guerre mondiale. Ses parents, Tatars de Crimée, avaient immigré, pour la famille du père à Merzifon et pour celle de la mère à Bursa, un important centre administratif régional de l’empire ottoman. Lorsque les Grecs envahissent Smyrne (aujourd’hui Izmir) en 1919, la famille déménage à Çorum où la jeune fille obtient à 17 ans le diplôme pour enseigner en primaire.
Le père de Muazzez, lui-même enseignant, voulait que sa fille, dont le second prénom, İlmiye, signifie « connaissance », apprenne le français et le violon. Alors qu’elle enseigne à l’école d’Eskişehir depuis cinq ans, en 1936, elle part avec une amie, Hatice Kızılyay, à Ankara pour s’inscrire à l’Université. Mais le cours de français étant complet, les deux jeunes femmes s’orientent alors vers l’archéologie, le sumérien et le hittite, des matières dont elles ignoraient même l’existence. La faculté de langue, d’histoire et de géographie de l’Université d’Ankara avait été créée l’année précédente par Mustafa Kemal Atatürk afin que le peuple turc approfondisse ses connaissances sur sa langue, son histoire et sa culture.
Conservatrice de musée
Ses professeurs, Benno Landsbreger (1890-1968) et Hans Gustav Güterbock (1908-2000), tous deux ayant fui l’Allemagne nazie, ont enseigné dans cette nouvelle faculté à Ankara une douzaine d’années avant d’émigrer aux États-Unis. Muazzez apprend le sumérien, l’akkadien et le hittite. En 1940, elle est affectée à la collection des tablettes cunéiformes des Musées archéologiques d’Istanbul, l’une des plus importantes au monde. Il y avait tout à faire et c’est avec František Kraus (1903-1967), un réfugié originaire de Prague, qu’elle travaille à inventorier, déchiffrer et publier ces textes multimillénaires.
Les trente années qu’elle a passées au milieu de cette collection unique sont les plus belles de son existence, d’autant plus que c’est à Istanbul qu’elle fait sa vie, épousant le directeur du musée de Topkapı, Kemal Çığ. Muazzez Çığ estime qu’il y a trop peu de spécialistes de sumérien de par le monde, et malgré les très nombreuses publications dont elle est l’auteure, elle reste modeste et se contente du bonheur de savoir que ses livres sont lus et suscitent de l’intérêt.
Quelques ouvrages publiés par Muazzez Çığ.
Féministe engagée et laïque
Idéaliste et engagée, Muazzez Çığ appartient aux groupes de femmes de la jeune République de Turquie encouragées par Atatürk à participer aux avancées des sciences. Laïque convaincue, elle a toujours fait preuve d’une grande liberté de parole, même depuis la fondation de l’AKP, puis de l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyıp Erdoğan en 2003. À 92 ans, en 2006, elle est mise en examen pour provocation à la haine raciale et religieuse. Elle a écrit dans son ouvrage Mes réactions citoyennes (Vantadaşlık Tepkilerim, 2005) que « le fait de se couvrir la tête est bien antérieur à l'ère chrétienne, mais cela ne se faisait pas pour des motifs religieux. Cela servait plutôt à montrer le rang social d'une femme. C'est juste un fait historique. »
Le port du voile est interdit dans les universités et la fonction publique en Turquie, mais les épouses des membres du gouvernement portent en majorité le hidjab. Au lieu de faire amende honorable, la vieille dame écrit à Emine Erdoğan, l’épouse du premier ministre, en lui demandant de montrer l’exemple et d’ôter son foulard en public, expliquant ainsi faire son devoir de citoyenne. Elle est finalement acquittée. Cela ne l’empêche pas de publier un nouvel ouvrage en 2014 au titre évocateur : Réveillez-vous maintenant (Uyanın Artık)!
En février dernier, Muazzez Çığ, toujours engagée, a publié une lettre pour la libération de Sedef Kabaş, journaliste turque, qui subit une peine de 11 ans d’emprisonnement pour avoir soi-disant insulté Recep Tayyıp Erdoğan. Dans cette lettre, où elle s’adresse aux représentants de la justice turque, elle réclame le droit à la liberté d’expression et dénonce ceux qui ont détruit la république démocratique turque d’Atatürk.
Cette femme savante, passionnée et engagée nous donne une vraie leçon de vie. Aujourd’hui installée à Mersin avec sa fille, elle estime avoir réalisé dans sa longue vie tout ce qu’elle souhaitait faire et pense qu’il est temps pour elle de s’en aller : la mort ne lui fait pas peur. Toutefois, toujours curieuse, elle continue de lire et d’apprendre, et aime à commenter ses découvertes. Nous lui souhaitons un bel anniversaire !
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du journal CNRS