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À l’ère du numérique, nos archives sont de plus en plus compactes et éphémères : nous avons en partie remplacé le papier par des fichiers sur l’ordinateur, organisés en dossiers, dont nous conservons parfois des sauvegardes sur des disques durs externes. Néanmoins, les documents et courriers papier font encore partie de notre environnement. Nous les archivons et les classons dans des chemises et dossiers cartonnés étiquetés. Mais comment faisaient les anciens Mésopotamiens pour ranger leurs tablettes d’argile bien plus volumineuses qu’une simple feuille de papier ?
La Mésopotamie est une civilisation de l’écrit et les centaines de milliers de textes cunéiformes mis au jour sur les sites d’Irak, de Syrie, d’Iran et de Turquie ont pris de très nombreuses formes et abordent tous les sujets. Les textes érudits – récits littéraires, poèmes, proverbes, hymnes, textes mythologiques, médicaux, mathématiques, encyclopédiques, etc. – formaient des bibliothèques dans les temples, les palais, ou les maisons des prêtres et savants. Les tablettes y étaient souvent rangées dans des niches aménagées dans les murs construits en briques d’argile crue.
La bibliothèque du temple de Nabû à Dûr-Sharrukîn,
G. Loud & C. B. Altman, Khorsabad Part II. The Citadel and the Town, OIP 40, Chicago, 1938, pl. 19c.
Certains objets inscrits, comme les inscriptions royales, les statues et stèles, ou encore les textes votifs étaient placés à des endroits stratégiques, les uns pour être lus par les humains étaient mis en évidence dans les bâtiments institutionnels, les autres au contraire, destinés aux dieux et aux rois futurs, étaient enfouis dans les fondations de ces bâtiments.
Les archives des palais et des temples comprenaient des milliers de textes administratifs et comptables témoignant de la gestion des ressources par ces grandes institutions, ainsi que des traités, de la correspondance diplomatique, les lettres reçues par le roi, les membres de sa famille et de sa cour, des descriptions de rituels, des textes scolaires... Dans une salle du palais d’Ebla, les archéologues italiens ont découvert plus de 17 000 tablettes d’argile et fragments formant les archives des rois d’Ebla aux XXVe et XXIVe siècles avant J.-C., incluant entre autres de nombreux registres de dépenses et recettes et d’inventaires des stocks. Les tablettes, souvent de grand format et carrées, étaient classées en fonction de leur contenu, sur des étagères en bois le long des murs, et sont tombées, certaines fichées dans le sol, lorsque le bois s’est décomposé.
Les archives du palais d’Ebla, Syrie, et la reconstitution proposée par le Musée National d’Idlib avant 2011.
Dans le palais de Mari, sur le Moyen-Euphrate en Syrie, les archives, à peu près aussi nombreuses et datant du XVIIIe siècle avant J.-C., étaient réparties dans différents secteurs en fonction de leur contenu. L’essentiel date du règne de Zimrî-Lîm, dernier roi de Mari (1775-1761). Dans le secteur habité par les femmes se trouvait leur correspondance, les tablettes recensant les denrées sorties au quotidien des magasins du palais pour préparer le repas du roi et de sa cour ont été découverts non loin des cuisines, d’autres tablettes administratives ont été exhumées à proximité des salles des entrepôts. Lorsque les troupes de Hammurabi de Babylone s’emparèrent de Mari en 1761, les scribes babyloniens ouvrirent tous les paniers contenant les tablettes, et opérèrent un tri. Ils emportèrent la correspondance diplomatique entre les souverains des principaux royaumes, y compris Babylone, et abandonnèrent sur place tous les documents administratifs. Ils remirent ces derniers dans des paniers, et les scellèrent avec une nouvelle étiquette d’argile précisant le contenu : « tablettes des serviteurs de Samsî-Addu » ou encore « tablettes des serviteurs de Zimrî-Lîm ». Les archéologues français qui ont fouillé le site depuis 1933 ont donc découvert, non pas le classement originel des archives, mais un classement secondaire réalisé par les Babyloniens vainqueurs.
Les particuliers, quant à eux, conservaient dans une ou plusieurs pièces de leur maison quelques dizaines, centaines, voire parfois plus d’un millier de tablettes cunéiformes constituant leurs archives privées. Il s’agissait de contrats familiaux ou commerciaux, dont des reconnaissances de dettes ou des contrats d’achat de maison, de champs et d’esclaves, ainsi que divers documents juridiques et mémorandums. Ces tablettes étaient rangées dans des sacs en tissu, caisses en bois, paniers en roseaux ou jarres en argile ; tous les matériaux organiques ayant disparu avec le temps, seules les jarres ont survécu.
Dans la maison d’Ur-utu (XVIIe siècle av. J.-C.) exhumée dans l’ancienne Sippar, entre le Tigre et l'Euphrate en Mésopotamie méridionale, 207 des 2 500 tablettes mises au jour étaient empilées en quatre couches, parfaitement alignées. Elles devaient être conservées à l’origine dans une caisse quadrangulaire en bois ou roseau dont les dimensions ont pu être reconstituées. La couche inférieure était constituée de documents familiaux anciens, et sur le dessus se trouvaient des documents ajoutés lors du réaménagement des archives.
Des étiquettes en argile fixées sur les paniers, jarres et caisses en indiquaient leur contenu. Chez les marchands assyriens installés en Anatolie centrale, dans l’ancienne Kanesh, les archives étaient généralement organisées par type de document (lettres, documents à valeur juridique), par dossiers, ou encore pour les lettres, par expéditeurs. Aujourd’hui, un certain nombre de sites archéologiques du Proche- et du Moyen-Orient ont fait l’objet de pillages, et le contexte de nombreuses tablettes à l’origine conservées dans des habitations privées est à jamais perdu : nous n’avons plus aucune information sur leur organisation originelle.
Les écrits que nous produisons aujourd’hui sont de plus en plus éphémères. Depuis la fin du XXe siècle, certains pays cherchent des solutions pour préserver le patrimoine culturel écrit, principalement des livres. En Allemagne, depuis 1975, c’est le format microfilm qui a été choisi et près de 32 000 km de microfilms conservés dans des fûts en acier scellés sont préservés dans les souterrains de Barbarastollen. En Autriche, depuis 2012, la Fondation Mémoire de l’Humanité (Memory of Mankind Foundation) a choisi l’argile comme support, en écho aux tablettes cunéiformes, certaines ayant survécu plus de 5 000 ans. Sur une tablette de microfilm en céramique il est possible de stocker, de manière analogique, un livre d’un millier de pages. Ces tablettes sont enterrées à 2 000 mètres de profondeur dans la plus ancienne mine de sel du monde, à Hallstatt, un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Des indications pictographiques doivent permettre aux futurs découvreurs de ces tablettes de les déchiffrer. Dans les deux cas, il s'agit de conserver des livres, mais les archives privées qui permettent de reconstituer les histoires personnelles sont, quant à elles, vouées à disparaître.