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L’altruisme est-il plus social que l’État ?
13.03.2019, par Yann Bramoullé, Claire Lapique
Mis à jour le 13.03.2019

L’altruisme fait partie de ces « aliens » étrangers aux débats économiques habituels. Mais qui n’a jamais compté sur un ami ou un parent pour le dépanner ? Ces transferts privés jouent un rôle d’autant plus important dans les pays en développement. Quand l’État social est faible, il ne reste plus que l’appel aux proches en dernier ressort. Si bien que lorsque l’altruisme occupe une place importante dans le tissu économique, une politique de redistribution mal calculée peut s’avérer contre-productive !

L’altruisme n’est pas qu’une qualité, c’est aussi une donnée qui influence l’économie. Renaud Bourlès, Yann Bramoullé et Eduardo Perez-Richet étudient son influence à travers les transferts privés. En Europe, si l’État Providence joue le rôle de grand distributeur, les liens familiaux restent des valeurs sûres en cas de force majeure. Après la crise de 2008 par exemple, la part des transferts financiers au sein des familles françaises a doublé pour atteindre 4% de PIB. Dans les pays en développement, la place de l’informel est encore plus frappante. Les proches se substituent alors à un État social faible ou inexistant. Dans un tel cas, la mise en place d’une politique distributive est-elle effective ?

Avant toute chose, un coup de loupe sur l’altruisme. Les individus donnent-ils sans rien attendre en retour ? Entre réciprocité et altruisme, la frontière est fine. Toutefois, ce dernier gouverne bel et bien une part des échanges privés. L’hémisphère sud regorge d’exemples dans lesquels il s’insère dans le tissu économique et social. Le village Haya, en Tanzanie est l’un d’entre eux. Dans les années 2000, une étude1 a interrogé la teneur des liens économiques qui unissaient ses habitants. Si on suit le modèle de réciprocité, les plus riches donnent aux plus pauvres pour se prémunir en cas de renversement de situation. Si la roue tourne et que la misère s’abat sur eux, ils sont assurés d’être aidés en retour. Quand la réciprocité règne, les individus ne donnent qu’à ceux qui sont capables de les rembourser ». Mais dans ce village, les 119 personnes interrogées n’hésitent pas à donner aux personnes atteintes de maladie chronique. Elles ont pourtant peu de chance de rendre la monnaie de leur pièce ! Certains riches Hayas mettent donc la main au porte-monnaie sans aucune certitude d’un retour sur investissement. Là où 43% des transferts sont réalisés entre proches, d’autres considérations, telles que la bienveillance ou les normes sociales, gouvernent. 

Un maillage où les liens se nouent

Qu’il soit lié à l’affection, à l’éducation ou aux normes sociales, l’altruisme a des répercussions sonnantes et trébuchantes sur l’économie. Les trois auteurs d’« Altruism in Network » se penchent sur un modèle théorique pour l’étudier.  

L’altruisme est guidé par la volonté de satisfaire un minimum d’égalité avec ses proches. Une trop grande différence de revenu est difficilement acceptable. Lorsqu’une certaine limite est dépassée, les plus riches donnent pour réduire le fossé. Et plus le lien est fort, plus la limite est basse. C’est ainsi que beaucoup de parents garantissent à leurs enfants les mêmes conditions de vie, grâce à leurs dons. Dans un réseau composé de plusieurs membres, les plus riches ne donnent pas nécessairement aux plus pauvres mais à ceux qu’ils connaissent le mieux. Les premiers bénéficiaires, leur cercle familial ou amical, redistribuent eux-mêmes par la suite. Dans ce maillage, les intermédiaires deviennent indispensables pour que l’argent atteigne les maillons faibles.   

S’ils sont bien entourés, les plus pauvres accèdent aux soins ou peuvent répondre à leurs besoins primaires. À propos des Philippines par exemple, trois économistes Cox, Hansen et Jimmenez2 montrent comment les transferts privés aplanissent les inégalités de consommation. Les femmes au foyer ou encore les personnes n’ayant pas reçu d’éducation supérieure en sont les premiers bénéficiaires. Le système entier se base sur ces aides parallèles : pour les citadins, elles représentent 20% du total de leurs revenus ! 

Redistribuer est-il toujours une bonne idée ? 

En redistribuant mal, l’État peut dénouer des liens existants, détériorant ainsi le maillage créé. L’idée est contre-intuitive. Pourtant, faire du social peut accroître les inégalités ! Les politiques distributives modifient les dons privés en réorientant les revenus des uns et des autres. Un problème soulevé dès 1974 par les économistes Becker et Barro : les efforts de redistribution peuvent être évincés par la réaction des principaux donateurs. 

Souvent négligé par les décideurs, l’altruisme joue pourtant un rôle important dans ce calcul. Selon le modèle de Renaud Bourlès, Yann Bramoullé et Eduardo Perez-Richet, les politiques de redistribution sont à double tranchant car elles dépendent des interactions entre dons privés et aides sociales. Elles peuvent être bénéfiques quand les individus ponctionnés sont riches mais peu altruistes. Si l’argent est redirigé vers une frange de la population plus généreuse, transferts privés comme publics vont dans le même sens. Ils réduisent le fossé d’inégalité. 

Mais la redistribution est inefficace si elle réduit les revenus des plus débonnaires. Leurs dons s’ajustent à la baisse. Une telle politique n’a donc aucun impact car les subsides de l’État ne font que compenser la diminution des transferts. Ou pire encore : elle peut être totalement contre-productive. Les aides sociales ne compensent même plus les dons privés. L’inégalité de consommation s’accroît à cause d’une mauvaise répartition. Au lieu d’atteindre les plus démunis, l’argent est reversé à des personnes dont le besoin est moins pressant. Un mauvais ciblage et la redistribution étatique perd de son efficacité. Mais comment s’assurer de viser les bonnes personnes ? 

Atteindre sa cible 

Le modèle des auteurs s’adresse à des contextes multiples mais les problèmes de ciblage touchent particulièrement les pays en développement. La redistribution des richesses se fait à l’aveuglette quand le paysage économique est impénétrable. Il en va de la collecte des données : très sporadique, elle indique partiellement les revenus de chacun. S’ajoute à cela le flou qui entoure le secteur informel dans des pays où il occupe une large place. Pour les auteurs Cox, Hansen et Jimmenez, là où l’État Providence s’est implanté, les transferts privés ont déjà été en partie écartés par les aides. La redistribution étatique a plus de chance de fonctionner. En revanche, lorsque le secteur public est encore peu développé, l’effet contre-productif est plus visible. Dans le cas des Philippines, ce sont 30 à 80% des transferts privés qui pourraient être évincés par la mise en place d’une politique de redistribution, pour le 1/5e des ménages les plus pauvres. 

Pour réduire efficacement les inégalités de consommation, le regard doit se porter sur les comportements économiques des familles. Leur réponse aux politiques distributives peut bouleverser le sens même de ces initiatives. La redistribution aplanit certes les salaires mais l’inégalité de consommation, in fine, peut rester inchangée voire empirer ! Au-delà du partage des risques et de la réciprocité, ce sont aussi les dons qui influencent l’économie. Si l’altruisme guide certaines décisions, une question demeure. Traduit-il le respect des normes, un besoin de reconnaissance ou un acte de bienveillance ? Une question qui ouvre le débat aux sociologues et philosophes. 

1. Joachim De Weerdt, Marcel Fafchamps, Social Identity and the Formation of Health Insurance Networks, Journal of Development Studies, Vol. 47, No. 8, 1152–1177, August 2011.
2. Donald Coxa, Bruce E. Hansenb, Emmanuel Jimenez, How responsive are private transfers to income? Evidence from a laissez-faire economy, Journal of Public Economics 88 (2004) 2193–2219, June 2003.

Claire Lapique 

© Randall Bruder on Unsplash 
© Tim Marshall on Unsplash

Références : Renaud Bourlès, Yann Bramoullé, and Eduardo Perez-Richet, Altruism in Networks, Econometrica, 85, 2, 675–689, March, 2017.

 

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