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Qui influence nos choix au quotidien ? La société, nos amis, notre famille, nos collègues, nos voisins ? Des chercheurs en économie explorent comment les interactions sociales façonnent nos décisions et les implications pour les politiques publiques.
La série The Wire raconte dans sa première saison, l’affrontement des forces de l’ordre et de gangs, dans la ville de Baltimore. En plus de son écriture réaliste et nuancée, cette série se distingue par ses personnages comme le policier McNulty et le criminel étudiant l’économie à ses heures perdues Stringer Bell. Bien qu’ennemis, ces deux personnages partagent une intelligence fine et un attachement à un certain code d’honneur. Mais comment deux individus aussi similaires peuvent parvenir à suivre des trajectoires aussi différentes ?
Ces deux personnages illustrent comment notre environnement et nos pairs influencent nos décisions. Une réalité explorée par les économistes Yves Zenou, Vincent Boucher, Michelle Rendall et Philip Ushchev.
Invisibles, mais omniprésentes
La citation « l’homme est un animal social » est attribuée à Aristote et découle d’une formule grecque, ζῷον π o λιτικόν, qui peut se traduire plus fidèlement par « animal politique ». Elle reflète l’idée que l’état naturel de l’humanité est de vivre en communauté, régie par un ensemble de règles plus ou moins explicites. Les comportements et attitudes sont encadrées par un socle commun de normes organisant et structurant la vie en société. Des différences existent selon les territoires. Ainsi en Suisse dénoncer un voisin non-respectueux de la loi est un acte socialement accepté et encouragé, ce qui n’est pas le cas dans les pays voisins. Certaines de ces normes deviennent des lois et répriment des agissements jugés contraire au bien de la société, tels que les actes criminels.
Depuis une trentaine d’années, la criminalité aux États-Unis baisse alors que la population derrière les barreaux ne cesse d’augmenter. Sa population carcérale est d’ailleurs la plus importante au monde. Ce phénomène est lié à la politique dite de « tolérance zéro » comme appliquée par Rudi Giuliani lors de ses mandats à la mairie de la ville de New York de 1993 à 20011. Sa politique de lutte contre le crime est simple : plus de fermeté, réduction des délais entre arrestation et jugements, plus de contrôles, plus de policiers. Le risque accru d’aller en prison décourageant la criminalité.
Pour Yves Zenou et ses collègues, ce type de politique répressive pourrait avoir l’effet inverse. Un taux d’incarcération élevé favoriserait l’émergence du crime en déstabilisant les structures familiales. Emprisonner plus de personnes conduit à plus de parents isolés, majoritairement des femmes, qui, en raison de leur fragilité économique, ne parviennent pas à offrir un environnement stable à leurs enfants, augmentant ainsi la probabilité que ceux-ci deviennent des délinquants2. Pour les chercheurs, la lutte contre le crime devrait se concentrer sur les individus les plus influents, comme des chefs de gang. Cette idée est soutenue par une modélisation inédite de la diffusion, dans une population, de comportements à partir d’individus avec les « traits les plus extrêmes ».
Simuler le comportement humain
Un modèle, en science, est une représentation simplifiée de la réalité d’un phénomène permettant d’expliquer son comportement passé, présent ou futur. Ils peuvent servir à prédire les évènements à venir, pour connaître la météo des prochains jours par exemple. Dans le domaine des sciences sociales qui étudient les individus, les groupes et leurs environnements, comment prédire un paramètre aussi imprévisible que le comportement humain ?
À ce jour, la majorité des modèles empiriques d’étude du comportement se basent sur l’idée que notre comportement dépend du comportement moyen de nos pairs. Ainsi, un individu serait plus enclin à devenir criminel si le comportement criminel moyen prédomine dans son entourage est élevée. De même, dans un contexte académique, la motivation à travailler serait influencée par la moyenne des résultats dans la classe. Cependant, cette approche suppose que toutes les interactions entre individus sont équivalentes, ce qui peut s’avérer irréaliste pour les grands groupes. Les chercheurs étendent ce modèle en permettant aux actions d’un individu—comme le nombre de crimes commis—d’être influencées non seulement par le comportement moyen de ses pairs, mais aussi par les actions spécifiques de toute personne au sein de son réseau, y compris celles affichant le niveau de comportement le plus élevé, le plus bas ou tout autre niveau.
Le pouvoir de l’amitié
Pour tester un nouveau modèle plus réaliste, les chercheurs ont cartographié les interactions sociales des participants au programme américain AddHealth. De 1996 à 2021, les individus âgés de 12 à 18 ans ont régulièrement renseigné leurs fréquentations amicales. L’analyse a révélé que chaque individu s’inspire du « meilleur » et du « pire » de ses proches, donc les comportements « les plus extrêmes » de leurs fréquentations. Ainsi, être proche d’un bon élève incite à reproduire son comportement et favorise l’implication dans les études. L'effet inverse peut se produire puisqu’avoir un ami avec des comportements à risques, comme la pratique de sports extrêmes tend à nous éloigner des comportements dangereux.
Viser les nœuds d’influence
La série The Wire met en scène de très jeunes malfrats Wallace ou Bodie, des archétypes de jeunes pris dans l’engrenage du crime. Ils cherchent à imiter ceux qui ont « réussi ». En montrant l’influence des individus les plus « extrêmes», les leaders, pour propager un comportement, les travaux d’Yves Zenou et de ses collègues ouvrent la voie à de nouvelles politiques publiques ciblées sur des acteurs clés, comme les chefs de gang pour mieux contrôler la criminalité.
Une approche commune dans les politiques de lutte contre la criminalité est l’augmentation de la présence policière et des dispositifs de surveillance dans les zones d’activité criminelle. Cependant, sur la base de leurs travaux de recherche, l’économiste Yves Zenou et ses collègues proposent de cibler spécifiquement les lieux où les criminels se regroupent et préparent leurs actions. Cette approche plus ciblée, permettrait non seulement de réduire la criminalité mais aussi d’optimiser les ressources utilisées. Selon les chercheurs, cela permettrait à une ville comme Londres par exemple d’économiser environ 300 millions d’euros par année3.
À l’image de la série The Wire, où les policiers ciblent les « nœuds d’influence » du réseau criminel — ces lieux stratégiques où les criminels se rencontrent pour organiser leurs tournées de vente, ou les rendez-vous secrets — l’idée est de frapper là où l’influence est exercée, plutôt que de disperser les efforts dans des zones trop larges.
Références
Boucher C., Rendall M., Ushchev P., Zenou Y., 2024, "Toward a General Theory of Peer Effects ". Econometrica, 92 (2), 543-565.
Notes
1. L’efficacité de la politique de R. Giuliani est contestée par les économistes Steven Levitt et Sephen Dubner, qui attribuent la baisse de la criminalité à la légalisation de l’avortement en 1973. Selon eux, cette mesure a avant tout réduit le nombre d’enfants non désirés, ceux ayant le plus de chance de devenir criminels, entrainant vingt plus tard une diminution du nombre de délinquants et de criminels.
2. Bezin, E., Verdier, T. and Y. Zenou (2022), “Crime, broken families and punishment,” American Economic Journal: Microeconomics 14(4), 723-760.
3. Giulietti, C., McConnell, B. and Y. Zenou (2015), “Hot Knots vs Hot Spots: Targeting Key Players in Crime,” Unpublished manuscript, Monash University.