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Lors des dernières décennies, les montants alloués à l’aide au développement ont considérablement augmenté, passant de 86 milliards de dollars en 2002 à 223 milliards en 2023. Malgré ces sommes colossales, les défis en matière de développement demeurent, soulevant la question de l’efficacité de l’aide. Est-ce la taille des budgets alloués qui fait défaut, ou bien la manière dont l’aide est dépensée ? La chercheuse en économie Nathalie Ferrière a exploré cette question.
Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
3,2 milliards de dollars pour le Soudan, 20 milliards de dollars pour l’Ukraine… Les montants de l’aide au développement attirent régulièrement l’attention des médias. Cette aide vise à répondre aux crises humanitaires ou à améliorer, à plus long terme, les conditions de vie des populations dans les pays en développement. Elle provient soit du secteur public (aide publique au développement), soit du secteur privé (investissements, accords privés bilatéraux ou dons d’ONG).
Née dans le contexte de la décolonisation et de la guerre froide, l’aide au développement avait à l’origine pour objectif de rééquilibrer les niveaux de développement en finançant des projets concrets et durables : infrastructures, lutte contre la faim, réduction de la mortalité, amélioration de l’éducation, etc. Cette vision humaniste, fréquemment mise en avant dans le débat public, est pourtant souvent remise en question. En plus des objectifs affichés, tels que le développement économique et la lutte contre la pauvreté, les donateurs poursuivent parfois d’autres intérêts à travers ces « dons ».
Les pays nordiques plus désintéressés que les ex-puissances coloniales
Des études scientifiques ont démontré que l’aide au développement peut être motivée autant par des considérations politiques et stratégiques des donateurs que par les besoins réels des pays qui la reçoivent. Les chercheurs montrent une hétérogénéité parmi les donateurs. L’aide des pays nordiques semble plus désintéressée que celle des anciennes puissances coloniales, comme la France ou le Royaume-Uni, qui privilégient leurs anciennes colonies1.
Quant aux États-Unis, leur aide répond davantage à des considérations économiques et stratégiques. Dès le début, l’aide américaine était perçue comme un rempart contre le communisme et contre la crainte de l’explosion démographique dans les pays du Sud.
Inauguration d’une école à Nioumamilima, à Grande Comore, en 2009 (photo : CPO Jonathan Kulp / US Navy).
Dans une logique économique, on pourrait se dire : « Peu importe que l’aide soit intéressée, tant qu’elle fonctionne. » Mais force est de constater qu’après plusieurs décennies de dons et des milliards investis, les résultats sont loin d’être à la hauteur des attentes. Comment espérer que l’aide soit véritablement efficace pour améliorer les conditions de vie dans les pays les plus défavorisés si ce n’est pas le seul objectif qu’on lui assigne ?
Coordonner donateurs et donataires
Ce constat a conduit les principaux donateurs du Comité de l’aide au développement de l’OCDE à adopter en 2005 la « Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement ». Reconnaissant une certaine responsabilité dans cette inefficacité, ils se sont engagés à améliorer l’allocation de l’aide, en se basant sur cinq grands principes directeurs, parmi lesquels figurent l’appropriation des stratégies de réduction de la pauvreté par les pays qui reçoivent l'aide, l’alignement des bailleurs sur ces stratégies et la coordination entre les deux parties pour atteindre ces objectifs.
Cette coordination vise à éliminer la duplication de l’aide et à rationaliser les activités des donateurs, afin de réduire les coûts de transaction et d’en maximiser l’efficacité. Les donateurs y trouvent un intérêt économique : des coûts individuels moindres et un meilleur suivi, grâce à une gouvernance commune. Cependant, cette coordination présente un inconvénient majeur : la perte de souveraineté des donataires, qui sont privés de la possibilité de poursuivre des objectifs nationaux à travers les programmes d’aide.
Blockchain Lab au siège de l’ONU Femmes, à New York, en 2018 (photo : UN Women/Ryan Brown, licence CC BY-NC-ND 2.0).
Lorsqu’ils décident d’allouer de l’aide, les donateurs prennent également en compte les actions des autres donateurs. Ce phénomène est appelé « interaction entre donateurs ». Ceux-ci peuvent adopter des comportements stratégiques ou répondre aux actions des autres donateurs. La coordination est seulement une forme possible de cette interaction – les pays se mettent d’accord entre eux pour améliorer l’allocation l’aide.
Ils peuvent aussi réagir positivement ou négativement à ce que font les autres. Par exemple, après le typhon Haiyan (qui a dévasté les Philippines, en 2013), la Chine a été vivement critiquée pour avoir débloqué seulement 100 000 dollars d’aide, tandis que les États-Unis et le Japon ont donné respectivement 20 et 10 millions de dollars. Cette différence a été interprétée à travers le prisme des relations tendues entre la Chine et les Philippines. En réaction à ces critiques, Pékin a revu sa contribution, portant celle-ci à 1,2 million de dollars.
La coordination à l’épreuve des faits
Les interactions entre donateurs rendent la coopération plus difficile à analyser, car leurs effets peuvent se renforcer mutuellement. Il devient donc crucial d’étudier comment ces interactions influent sur l’efficacité des programmes d’aide, notamment dans un contexte géopolitique tendu.
La chercheuse en économie Nathalie Ferrière a étudié ces dynamiques, en particulier dans le secteur du planning familial. Les États-Unis, premiers donateurs mondiaux d’aide publique au développement, dominent également ce secteur, avec près de 50 % des dons mondiaux depuis 1990.
Promotion du stérilet au Centre de santé musulman de Kawoko, en Ouganda (photo : Jake Lyell / Population services international, licence CC BY-NC).
En 1984, le président Ronald Reagan a décidé de suspendre le financement américain des programmes de planning familial à l’étranger. Cette politique est nommée le Mexico City Policy (MCP). En ligne de mire, la politique intérieure américaine et l’objectif du gouvernement de changer la loi sur l’avortement en vigueur dans le pays. Depuis lors, à chaque alternance politique, le MCP est systématiquement abrogé ou rétabli, selon l’affiliation politique du nouveau chef d’État.
Cette alternance permet d’observer les réactions des autres donateurs. À la suite de l’arrêt du financement par les États-Unis, en 1984, l’Union européenne a accusé les États-Unis de négliger les bénéficiaires et s’est engagée à compenser la perte. Toutefois, au lieu d’observer une réaction de compensation des autres pays donateurs, les résultats montrent qu’il n’y a aucune réaction, et même une baisse de l’aide de certains dans les années qui ont suivi.
La chercheuse observe la même réaction pour l’aide alimentaire à la suite de la diminution des engagements de l’Union européenne2. Dans les années 1990, l’aide alimentaire de l’Union européenne dépendait des surplus de production agricole. Ce principe, vivement critiqué, change après les élections européennes de 1994 pour prioriser les besoins des donataires. Ce changement va entraîner une rationalisation de l’aide. En trois ans, le nombre de pays bénéficiaires sera divisé par deux.
La chercheuse utilise ce choc pour observer la réponse des autres donateurs. Le résultat est flagrant : si l’Union européenne arrête l’allocation d’aide à un pays, cela réduit de 5,7 % la probabilité de recevoir de l’aide d’un autre donateur. Seul le Programme alimentaire mondial (PAM) compense la baisse d’allocation, mais dans une moindre proportion.
L’heure des comptes
Malgré les engagements pris lors de la Déclaration de Paris, en 2005, les effets de la coordination entre donateurs restent limités. Les recherches montrent que lorsqu’un grand donateur modifie ses allocations, les autres pays tendent à suivre sa décision, plutôt que de s’assurer que les besoins des pays bénéficiaires soient satisfaits. Cela soulève la question de l’efficacité réelle de ces engagements, notamment lorsque des intérêts politiques ou économiques s’entrelacent avec les objectifs humanitaires.
Les besoins demeurent énormes, malgré les promesses d’efforts concertés et l’augmentation des fonds alloués : 223,7 milliards de dollars en 2023. Les tensions géopolitiques entre les pays dits « développés » et les puissances émergentes, comme les BRICS, compliquent davantage la coordination à l’échelle mondiale. Si la coopération internationale reste un objectif louable, sa mise en œuvre semble de plus en plus hypothétique.
Nous remercions Simon Labracherie pour sa contribution à cet article dans le cadre de son stage de magistère économie et finance à Aix-Marseille School of Economics.
Référence
Ferrière, N.,2024, «Filling the “Decency Gap”? Donors’ Reaction to US Policy on International Family Planning Aid», The World Bank Economic Review, 38(1), 185–207.
Notes
1. Alesina A. et Dollar D., « Who gives foreign aid to whom and why ? », Journal of Economic Growth, volume 5, pp. 33-63, 2000.
2. Ferrière N., « To Give or Not to Give? How Do Other Donors React to European Food Aid Allocation? », The European Journal of Development Research, volume 34, pp. 147-171, 2022.