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Le protectionnisme fait l’objet de vifs débats sur la scène internationale. Présenté comme une réponse aux déséquilibres économiques engendrés par la mondialisation, cette politique économique vise à favoriser les industries nationales face à la concurrence étrangère. Une récente étude menée par des chercheurs en économie révèle que les effets du protectionnisme sur la croissance et la stabilité économique sont à nuancer, en particulier dans les pays émergents.
Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
Depuis son retour à la tête des États-Unis, Donald Trump, figure politique emblématique du protectionnisme, multiplie les mesures d’augmentation des droits de douanes sur les importations en provenance de plusieurs pays, notamment de la Chine, du Canada et du Mexique, de l’Union européenne. L’objectif est de favoriser la production locale américaine, en augmentant les coûts des produits importés.
Une politique économique protectionniste peut toutefois avoir des effets secondaires importants. La hausse des prix des produits importés affecte le pouvoir d’achat des consommateurs et augmente les coûts de production des entreprises, réduisant l’investissement, et par conséquent la croissance. Pour y faire face, l’État peut intervenir de plusieurs manières. Par exemple, en accordant des subventions aux entreprises des secteurs industriels touchés par l’augmentation des matières premières, ou par l’allégement fiscal, ou encore par le soutien à l’innovation afin de renforcer la compétitivité des industries locales.
Lors de son premier mandat à la Maison Blanche, Donald Trump avait imposé une augmentation des droits de douanes de 25% sur l’acier et de 10% sur l’aluminium. Le constructeur automobile américain Ford avait estimé quelques mois plus tard que ces taxes douanières généraient un coût de production supplémentaire d’un milliard de dollars. Le secteur automobile américain a toutefois bénéficié du Plan d'aide de l'Inflation Reduction Act (IRA), une loi adoptée sous Joe Biden en 2022, qui consacre un budget d'environ 370 milliards de dollars pour soutenir la politique industrielle verte des États-Unis, et notamment pour encourager la production locale de véhicules électriques.
Les États-Unis, par leur puissance économique, n’ont aucun mal à amortir les coûts liés au protectionnisme en s’endettant sur les marchés internationaux. Mais que se passe-t-il quand un pays émergent décide d’ériger des barrières douanières ? C’est la question posée par les chercheurs en économie Nastasia Henry et Alain Venditti dans l’article scientifique « On the (de)stabilization role of protectionism » publié en 2024 dans la revue Journal of Mathematical Economics.
Dans les coulisses des économies émergentes
Les économies émergentes se caractérisent par une dette publique importante et des difficultés pour emprunter sur les marchés financiers. Elles ont en effet un besoin de financements importants pour développer leurs infrastructures, leur système éducatif, leur système de santé. De plus, les pays émergents ont souvent une balance commerciale déficitaire : la part des biens importés dans leur consommation est plus importante que leurs exportations. Pour financer leur dette publique, les pays émergents ont cependant des capacités d’emprunts limités car les marchés financiers considèrent ces pays comme « risqués », notamment en raison de leur niveau d'endettement élevé.
Dans ce contexte, certains gouvernements de pays émergents envisagent le protectionnisme comme un outil efficace de développement. L’augmentation des tarifs douaniers sur les produits importés génèrent des recettes fiscales supplémentaires grâce aux taxes perçues sur les importations. Ces revenus supplémentaires permettent ainsi aux pays émergents de financer leurs investissements publics.
Une question d’équilibre
Les chercheurs Nastasia Henry et Alain Venditti montrent cependant que les effets du protectionnisme sont à nuancer. L'augmentation des taxes douanières peut conduire l'économie vers deux trajectoires très différentes selon la situation.
Si les taxes douanières restent limitées, l’économie est caractérisée par un unique équilibre, que les chercheurs appellent « l’équilibre haut », qui ressemble à un cercle vertueux. Dans cette configuration, bien que la dette soit élevée, la croissance est forte, les acteurs économiques sont optimistes : les banques prêtent facilement, les entreprises investissent, et les consommateurs dépensent. Le gouvernement, bénéficiant de revenus accrus grâce à l’endettement, augmente ses dépenses publiques. Ce qui stimule encore la croissance.
Si au contraire les taxes douanières sont trop importantes, l’économie est caractérisée par l’existence d’un deuxième équilibre, « l’équilibre bas », qui présente un tableau plus modeste. La croissance est plus faible. Les banques sont plus réticentes à prêter, les investissements sont limités, et la consommation est modérée. Grâce aux taxes douanières, le gouvernement dispose bien sûr de ressources supplémentaires pour supporter une dette élevée en présence d’une croissance faible, mais l’activité économique reste déprimée.
Croissance versus stabilité
L’étude révèle un phénomène surprenant : la trajectoire de « l’équilibre haut », de forte croissance, malgré ses performances favorables en apparence, s'avère instable. Elle est sujette à ce que les économistes appellent les "fluctuations liées aux anticipations". Même en présence d’un équilibre unique associé à des taxes douanières limitées, en raison de la dette publique élevée, l'économie devient sensible aux anticipations des agents économiques et à l’humeur qui en découle : si les acteurs économiques sont confiants en l’avenir, ils seront plus enclins à consommer et à investir, ce qui génère plus de croissance. En d’autres termes, on croit que ça va marcher, donc on agit en conséquence, et finalement, ça marche.
Ces anticipations auto-réalisatrices fonctionnent également pour le pire : si un doute s'installe, tout peut basculer rapidement. Une rumeur de difficultés économiques entraîne une réduction de la consommation, de l'investissement, des emprunts, et peut provoquer au final une forte volatilité de l’économie avec des phases de croissance suivies de phases de récession.
Mais ce scénario peut se détériorer si les taxes douanières deviennent trop importantes. En effet, l’existence de la trajectoire de « l’équilibre bas », associé à une croissance plus faible, peut devenir un élément de référence pour les anticipations des agents économiques. Le long de cette trajectoire, les contraintes de crédit, plus strictes, limitent les emprunts et les investissements, créant un environnement économique plus dégradé. Si des doutes surgissent quant à la soutenabilité de la dette, les anticipations peuvent se coordonner sur cet équilibre, conduisant l’économie vers une récession persistante. Ici des droits de douane plus élevés accroissent l’instabilité économique, qui est en outre une caractéristique inhérente des économies fortement endettées.
L’effet surprise des taxes douanières
Autre phénomène surprenant révélé par l’étude : une augmentation supplémentaire des barrières douanières a des conséquences paradoxales selon la trajectoire économique.
Dans le scénario de forte croissance, l'augmentation des taxes douanières produit un effet boomerang inattendu et la croissance ralentit. Pourquoi ? Parce que cette trajectoire repose essentiellement sur les dépenses publiques comme moteur de croissance. Le gouvernement utilise les recettes des taxes pour investir dans l'économie. Cependant, lorsque les taxes augmentent davantage, un effet négatif se produit. Les ménages, face à des prix plus élevés voient leur pouvoir d'achat diminuer. Les entreprises, confrontées à des coûts plus importants, réduisent leurs investissements. Face à cela, la faible augmentation des taxes, relativement aux dépenses publiques du gouvernement, ne permet pas d’accroître significativement les capacités de croissance. L’effet net correspond alors à une contraction de l'activité économique qui finit par réduire les recettes fiscales, limitant encore plus la capacité du gouvernement à stimuler l'économie.
Au contraire, dans le scénario de faible croissance, une augmentation des taxes douanières peut fournir un coup de pouce supplémentaire. Cette situation s’explique car la croissance est ici tirée par l'investissement privé. Lorsque les taxes augmentent, même si l’investissement privé diminue, il est contrebalancé car les revenus supplémentaires permettent au gouvernement d’augmenter sensiblement son investissement public. L’effet net est alors positif et la croissance est stimulée.
Dans un monde où les tensions commerciales s'intensifient, cette étude apporte un éclairage nouveau sur les impacts du protectionnisme, notamment sur les mécanismes de marché intérieur. Outil de politique économique, il peut avoir des effets inattendus. Les résultats de cette étude soulignent la nécessité de prendre en compte les spécificités de chaque économie, et les arbitrages entre différents objectifs économiques : croissance ou stabilité économique, en particulier pour les économies émergentes confrontées à des choix stratégiques de développement.
Référence
Henry, N., Venditti, A., 2024. « On the (de)stabilization role of protectionism ». Journal of Mathematical Economics, 113, 102993.