A la une
Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
Dans le rapport sur les inégalités mondiales de 20221, Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman nous alertent sur la croissance des inégalités. Si elles se réduisent entre les pays, elles se creusent à l’intérieur des pays, au point de frôler le « niveau qui était le leur au XIXe siècle, à l’apogée de l’impérialisme occidental ». Pourtant, l’État-providence institué au XXe siècle avait permis de protéger l’égalité des chances dans le domaine de l’éducation et de la santé à travers la mise en place d’impôts progressifs. Les économistes sont formels : « une évolution du même ordre sera nécessaire si nous voulons être en mesure de relever les défis de notre siècle ». Il s’agit donc d’aller à contre-courant des politiques de dérégulation et de libéralisation des années 1980 qui ont montré que « l’inégalité n’est pas une fatalité, mais bien un choix politique ».
Le rapport sur les inégalités mondiales met aussi en lumière qu’au-delà des inégalités de revenus, ce sont les inégalités de richesse qui s’accroissent le plus. Les 10 % d’individus les plus riches du monde détiennent 76 % du patrimoine mondial, tandis que les 50 % les plus pauvres n'en possèdent que 2 %. Cette tendance est particulièrement visible au cours de la période allant de 1995 à 2001, pendant laquelle les 1 % les plus riches ont capté 38 % de la croissance du patrimoine.
En s’appuyant sur la fiscalité grâce à une taxation internationale, un impôt progressif, une taxe sur les grandes entreprises… ou sur les prestations sociales grâce aux allocations chômage ou aux subventions publiques, les solutions en matière de redistribution ne manquent pas. Mais quels sont les scénarios qui réduisent le plus les inégalités ? Le choix est souvent cornélien… et le calcul délicat !
Le cas de la France suffit à s’en convaincre. Lorsque les inégalités se réduisent pour plus de 67 millions d’habitants en 2022, qu’est-ce que cela signifie ? Dans une population aussi importante, il peut y avoir des réductions d’écart entre certains revenus pendant que d’autres écarts s’accentuent. L’une des définitions les plus acceptées d’une réduction des inégalités est celle sous-jacente au principe de transfert dit de « Pigou-Dalton ». Ce principe énonce que tout transfert d’un montant donné de revenu d’une personne relativement aisée vers une personne plus pauvre qui préserve le classement de ces deux personnes dans l’échelle des revenus réduit les inégalités. En toute logique, toute suite finie de tels transferts conduit à une distribution de revenus plus égale que la distribution de départ.
Crédit :Matteo Paganelli / Unplash
Le principe de transfert de Pigou-Dalton ne constitue pas une définition de réduction des inégalités facile d’emploi. Pour cette raison, les économistes ont développé des critères plus opérationnels pour vérifier si, en pratique, une distribution de revenu est moins inégale qu’une autre. Ces critères, couramment utilisés pour évaluer des politiques fiscales, ou comparer des distributions de revenus entre pays, sont équivalents à la fois entre eux et avec le principe de transfert de Pigou-Dalton. Cette équivalence résulte d’un théorème bien connu des mathématiciens : le théorème dit de « Hardy, Littlewood et Polya ».
Tous égaux, face aux inégalités ?
La plupart des mesures d’inégalités concernent le revenu et ne tiennent pas compte des différences entre les individus ou groupes étudiés sur d’autres plans. Tout se passe comme si, mis à part les revenus, nous étions tous égaux. Pourtant, les différences de santé, d’éducation ou bien encore le nombre d’enfants à charge peuvent creuser les inégalités de revenus déjà existantes. La réduction des inégalités ne se fait que très rarement au sein d’une population homogène. Elle se pense au plein cœur d’une mosaïque variée faite de mille pièces biscornues et asymétriques.
En économie, quatre principaux outils sont utilisés classiquement pour identifier les situations les plus égalitaires après redistribution. Le premier considère les transferts (de Pigou-Dalton) des individus les plus riches vers les plus pauvres. Le deuxième est une approche philosophique qui considère que notre bonheur s’accroît avec l’augmentation du revenu, mais ce, de moins en moins à mesure que l’on s’enrichit. Si on offre 100 euros à une personne au revenu minimum, elle sera plus satisfaite que si on avait offert cette somme à un millionnaire. Selon cette approche, il y a réduction des inégalités si la somme du bien-être des individus est plus grande après redistribution qu’avant, quelle que soit la relation supposée entre bien-être et revenu satisfaisant cette propriété. Le troisième outil est la dominance de la « courbe de Lorenz » d’après laquelle l’égalité augmente si la somme des revenus des "k" plus pauvres est plus élevée après la redistribution qu’avant, quel que soit le nombre de pauvres considéré. Cette dominance, qui se base sur la courbe de Lorenz dont l’aire sert au calcul du fameux coefficient de Gini, établi par le statisticien et sociologue Corrado Gini en 1912, est largement utilisée pour évaluer l’inégalité de manière routinière par des milliers de statisticiens à travers le monde. Le quatrième outil est basé sur la réduction de la pauvreté, définie par la somme d’argent nécessaire pour amener tous ceux et celles dont le revenu est en bas d’un seuil de pauvreté au niveau de ce seuil. Cette approche énonce que la pauvreté est incontestablement réduite lorsque, quel que soit le seuil de pauvreté, la somme d’argent nécessaire pour l’élimination de cette pauvreté est plus faible.
Analyser les inégalités dans la différence : une première !
Comment analyser la réduction des inégalités quand les individus sont différents ? Depuis plus de vingt ans, le chercheur Nicolas Gravel se penche sur ce casse-tête. C’est en 2021 que Nicolas Gravel et Mathieu Faure publient un article dans lequel ils mesurent ces inégalités dans des groupes hétérogènes, c’est-à-dire qui se distinguent par au moins une autre caractéristique que le revenu. Cela peut être l’âge, la santé, l’éducation, le nombre de personnes dans le ménage, etc. Le seul critère indispensable pour la prendre en compte : qu’elle permette un classement complet des récipiendaires du revenu sur une certaine échelle. De cette façon, on peut évaluer les désavantages qui s’additionnent aux inégalités de revenus déjà présentes. Par exemple, si le voisin de Pierre gagne 500 euros de plus que lui, mais est atteint d’une maladie incurable, on considère cette maladie et ses impacts sur le budget et on refusera d’affirmer que ce voisin est « plus riche » que Pierre. On se gardera donc d’affirmer que la réception, par Pierre, d’une somme de 100 euros de son voisin réduit les inégalités. Pour que les transferts réduisent l’inégalité, il faut que le donneur soit à la fois plus riche, mais aussi mieux placé en fonction de la seconde caractéristique étudiée. Les auteurs montrent qu’on peut réutiliser les quatre outils économiques classiques en ajoutant cette contrainte.
Grâce à leur article, les chercheurs répondent à un débat économique vieux de trente ans. Ce sont les premiers à proposer une définition de l’égalisation dans un cas où les individus se distinguent par une autre caractéristique que le revenu.
En tenant compte de l’influence des différences sociaux-économiques sur les inégalités, leur article ouvre un champ d’exploration inouï. Les chercheurs invitent à poursuivre leur recherche sur le plan empirique, ce qui pourrait orienter l’élaboration de politiques publiques ciblées. Ce pourrait être un outil particulièrement efficace, notamment en économie du développement, où l’on s’intéresse aux multiples dimensions de la pauvreté — non seulement celle du salaire, mais aussi celles du capital culturel, des conditions familiales, de l’accès à la santé, etc.
Entre fatalité économique et choix politique…
À l’heure d’identifier la meilleure distribution de richesse, l’innovation économique s’insère aussi dans des questions éthiques et philosophiques plus larges. Peut-on effectuer un classement « de la malchance » en tenant compte des discriminations sexistes ou racistes pour les intégrer à l’étude des inégalités ? Ou bien, peut-on seulement hiérarchiser la santé, l’âge, le nombre d’individus dans le ménage ? Et sur quelle base le fait-on ? Les outils et perspectives économiques ne peuvent fonctionner sans des prémisses normatives. Par exemple, certaines analyses des inégalités se basent sur la maximisation du bien-être des individus — bien qu’aucune définition du bonheur n’ait encore fait consensus parmi les communautés humaines. Ces normes et critères permettent d’avancer dans la recherche, mais sont sans cesse mis à l’épreuve du débat philosophique.
Crédit :Tingey Injury Law Firm/ Unplash
Les techniques économiques à l’œuvre pour juger de la pertinence d’une politique de redistribution — qu’elle prenne ou non en compte les différences — font nécessairement face à des sensibilités politiques multiples. Par exemple, en août 2022, un nouveau projet de loi a été adopté en France afin d’améliorer le pouvoir d’achat, notamment grâce à l’augmentation de 4 % des retraites et de plusieurs allocations. Une décision qui étonne pourtant l’économiste Eloi Laurent2. L’égalité doit-elle être établie par rapport à notre pouvoir d’acheter, dans un monde où les écosystèmes et la biodiversité sont menacés par la surconsommation ? D’autres scénarios pourraient privilégier l’accès à l’éducation et à la santé ou, comme l’indique le rapport de 2022, une taxation progressive des grandes fortunes. Sur ce point, les outils économiques donnent des pistes, mais ce sont les orientations éthiques et les choix politiques qui pèsent dans la balance.
Notes
1. Rapport sur les inégalités mondiales 2022, édition Le Seuil.
2. Et si soutenir le pouvoir d’achat était… une mauvaise idée ?, août 2022. L’Obs.
Référence
Faure M., Gravel N., 2021. “Reducing Inequalities Among Unequals”, International Economic Review 62 (1) 357–404.
Commentaires
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS