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Nous faisons des choix tous les jours. Mais nos préférences sont-elles fixes ou évoluent-elles au fur et à mesure de nos expériences ? C’est la question posée par une récente étude menée par des chercheurs en économie.
Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par Aix-Marseille School of Economics
Que ce soit la couleur du pantalon que nous allons porter aujourd’hui, ou l’orientation de notre carrière, notre vie est faite de choix. Les entreprises elles, peuvent choisir d’augmenter les prix, ou de licencier du personnel. La théorie économique des choix postule que ces ceux-ci ne sont pas complètement aléatoires, mais fondés sur des motivations. Nos choix visent ainsi à satisfaire ces motivations le mieux possible, compte tenu de l’information dont nous disposons.
En 1938, l’économiste américain Paul Anthony Samuelson a jeté les bases de la théorie de la préférence révélée. Cette approche permet de déduire la préférence qui rationalise des choix réalisés sur la base de propriétés de ces choix. Si on observe un individu faire des choix dans différentes circonstances, et si et seulement si ceux-ci satisfont certaines propriétés qu’on peut identifier, on peut conclure que ces choix visent à satisfaire une préférence que l’on peut construire et qui sera, donc, révélée par les choix. Ces propriétés sont résumées par l’axiome de la préférence révélée.
Cet axiome stipule que si un agent choisit une option alors qu’une autre option était disponible — révélant ainsi une préférence pour l’option choisie par rapport à cette autre option — cet agent ne devra jamais choisir cette autre option dès lors que l’option choisie est disponible. Par exemple, si une personne choisit de boire une tasse de café lorsqu’elle a également la possibilité de boire une tasse de thé, elle révèle une préférence pour le café par rapport au thé. Si elle est cohérente, elle devrait toujours révéler la même préférence dans tous les choix impliquant le café et le thé.
Découvrir ses préférences
L’article Revealing preference discovery, a chronological choice framework publié en 2024 dans la revue Theory and Decision par les économistes João V. Ferreira et Nicolas Gravel propose d’examiner des implications observables d’autres théories du choix dans lesquelles la préférence ne serait pas connue au départ, mais serait, au contraire, découverte par des expériences. En choisissant de manière successive et chronologique, l’individu pourrait ainsi, par essais et erreurs, découvrir ses véritables préférences auxquelles il pourrait, par la suite, se référer pour faire des choix rationnels. L’axiome de la préférence révélée est une implication observable de la théorie du choix rationnel. Dans cette théorie, on suppose que la personne qui choisit a une préférence bien définie, et très cohérente sur un plan mathématique, sur les objets de ses choix.
Au moment des premiers choix, on peut ne pas avoir d’idées très claires sur ce qu’on va aimer, et ne pas aimer. Personne ne connaît ses préférences. Par l’expérimentation, parfois au hasard, nous prenons conscience de nos inclinaisons. Cette vision des choses est plutôt réaliste, selon les chercheurs, qui partent du postulat que les enfants naissent sans préférences prédéterminées. S’ils essayent de manger du chocolat ou des légumes, ils découvrent leurs goûts une fois après avoir essayé. Dans ce modèle, les choix effectués au début sont des tâtonnements. Une fois toutes les alternatives testées, on découvre qu’on a une préférence vis-à-vis de l’une d’elles. Ensuite, on se comporte conformément à ses préférences.
Cette structure introduit un cadre chronologique, ou séquentiel, absent de la théorie classique des choix. Ce cadre chronologique permet aux chercheurs d’identifier les implications observables — sous la forme d’axiomes — de trois théories du choix, dans lesquelles l’individu se comporte comme s’il découvrait ses préférences.
On soumet, par exemple, un individu à une succession de choix dans lesquels des pommes de terre et des carottes sont disponibles. S’il choisit la première fois au hasard des carottes, puis la deuxième fois des pommes de terre, il aura expérimenté les deux légumes et forgé une préférence pour l’un par rapport à l’autre. Ainsi, si au troisième choix, il choisit les carottes — révélant ainsi cette préférence ferme pour ce légume — il ne devra plus dans les choix suivants choisir de pommes de terre.
Revoir son classement pour mieux choisir
Plusieurs théories du choix peuvent être étudiées dans ce contexte. Dans la première de ces théories, esquissée plus haut, l’individu découvre ses préférences à propos desquelles il n’a aucune idée au départ. Après avoir essayé l’alternative, il se souviendra de l’expérience éprouvée et la confrontera à celle éprouvée avec d’autres choix effectués par la suite. Par exemple, si un individu choisit la première fois des carottes, puis la deuxième fois des pommes de terre, et la troisième fois des carottes, cet individu préfère les carottes et ne choisira plus que celle-ci dans tous les choix suivants.
Dans une autre théorie considérée, l’individu commence à choisir d’après un a priori, ou un pressentiment de ce qu’il est susceptible d’apprécier ou non. Il va donc faire son choix à partir de cet a priori. Mais il est possible que l’expérience du choix le déçoive. Dans un tel cas, il va diminuer la position de cette alternative dans son classement a priori. À l’inverse, il est possible qu’une expérience de choix lui procure une surprise agréable, auquel cas l’alternative essayée verra sa position augmentée dans le classement a priori. Dans l’exemple précédent, l’individu pressent qu’il préfère la carotte à la pomme de terre, mais peut-être conforté ou déçu par l’essai de celle-ci. Ensuite, le classement relatif de deux alternatives essayées au moins une fois ne changera plus jamais. Si toutes les alternatives sont essayées au moins une fois, une préférence définitive se forgera à leur égard qui sera par la suite toujours utilisée pour faire les choix.
Dans une troisième théorie considérée dans l’article, les individus peuvent anticiper les conséquences que leurs choix présents peuvent avoir sur leurs préférences futures, comme observées dans des phénomènes d’addition. Ils anticipent par exemple qu’en essayant de fumer une cigarette, ils pourront devenir dépendants du tabac et donc, dans le futur, toujours accepter les cigarettes qui lui seront offertes. Dans un tel cadre, si on propose à un individu de fumer une cigarette au début de la séquence de choix, et s’il y a d’autres choix par la suite dans lesquels des cigarettes sont disponibles, l’individu peut choisir de ne pas fumer par crainte de devenir dépendant, et de ne plus être capable de refuser de cigarettes dans les choix futurs. Mais si on lui propose une cigarette à la toute fin de la séquence de décisions, il est possible qu’il l’accepte d’essayer cette cigarette, car il sait qu’il ne sera jamais plus par la suite confronté à la tentation du tabac. Ce modèle introduit une crainte d’une addiction future.
Un autre exemple pourrait être celui d’un étudiant la veille d’un examen important. Fatigué par les révisions, il souhaite se détendre avec une bière avant d’aller dormir. La plupart des étudiants ne le feront pas, parce qu’ils savent que s’ils vont au bar et qu’ils prennent une bière, leur préférence changera. Ils savent qu’ils vont ensuite prendre une deuxième bière, puis une troisième et une quatrième bière, et qu’ils arriveront à l’examen le lendemain moins performants. En résistant à la tentation, on cherche à se prémunir d’un possible changement de préférence future.
Théoriser la complexité des motivations
La science économique peut être décrite comme la science des choix. Au même titre que d’autres disciplines scientifiques comme la psychologie ou les mathématiques, les mécanismes contrôlant la prise de décision des individus font partie de ses sujets d’étude. Prendre en compte la succession des choix et ses effets ouvre la voie à la compréhension des préférences des individus ainsi que de leur capacité à anticiper leurs futures décisions.
Facilement testables, les implications identifiées dans l’article pourraient être utiles dans le domaine de la psychologie, ou du marketing par exemple. Sur la seule base des choix observée d’une personne, il est possible de savoir si une préférence était ou non disponible au départ. Ou si l’individu a découvert ses préférences par des expériences au hasard — comme dans le premier modèle — ou à partir d’idées a priori — comme dans le second. Cette théorie se base sur le fait que les préférences sont stables une fois découvertes, et qu’elles vont ensuite nous guider.
Une limitation de l’approche développée dans l’article est qu’elle ne considère que des choix dont les conséquences sont certaines. Les auteurs souhaiteraient donc étendre leur analyse aux choix dont les conséquences sont incertaines.
Dans de futures recherches, les chercheurs envisagent également d’autres perspectives d’élargissement de l’analyse. L’une d’entre elles serait de sortir du cadre de la « préférence unique » que la théorie classique et leur article considèrent. Même si un individu est autorisé à expérimenter à travers ses choix, il sera conduit in fine à une unique préférence à laquelle il sera ensuite supposé se tenir jusqu’à la fin des temps. Les chercheurs ont commencé à travailler sur une théorie dans laquelle les individus pourraient avoir deux préférences, qu’ils pourraient utiliser tour à tour, suivant les circonstances, et un processus de changement aléatoire.
L’individu considéré dans cette théorie serait donc un être complexe, comme le soldat du film de Stanley Kubrick Full Metal Jacket qui exhibe sur son casque le symbole de la paix au côté de l’inscription « born to kill ». Les implications observables d’une telle théorie ne sont pas évidentes à identifier. Ce travail permettrait à la théorie de se rapprocher un peu plus de la complexité des choix que nous faisons, avec toute notre part d’irrationalité.
Référence
Ferreira, J. V., Gravel N. 2024. «Revealing Preference Discovery: A Chronological Choice Framework » Theory and Decision (In Press).