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Ce blog est alimenté par Dialogues économiques, une revue numérique de diffusion des connaissances éditée par Aix-Marseille School of Economics. Passerelle entre recherche académique et société, Dialogues économiques donne les clefs du raisonnement économique à tous les citoyens. Des articles sont publiés tous les quinze jours et relayés sur ce blog de CNRS le journal.

 

 

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Construire son identité sur un terrain miné
10.06.2024, par Nicolas Berman, Mathieu Couttenier, Victoire Girard, Claire Lapique
Selon plusieurs économistes, l’exploitation minière en Afrique contribuerait à intensifier les sentiments d’appartenance ethnique, en générant des sentiments de privation dans la population locale. L’activité minière pourrait donc participer à expliquer la fragmentation ethnique et certains conflits observés en Afrique subsaharienne.

Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.

Avec ses vastes plaines, ses forêts luxuriantes, son désert ou sa savane, l’Afrique est une terre abondante et nourricière. Cela en fait aussi un territoire miné. Non seulement parce qu’elle regorge de minerais, mais aussi parce que s’y jouent de nombreux conflits. Les économistes ont appelé cela la « malédiction des ressources naturelles », en référence à l’instabilité politique et aux affrontements souvent observés dans des zones riches en matières premières. Dans un précédent article[1], une équipe de chercheurs, dont Nicolas Berman et Mathieu Couttenier, avait montré que l’augmentation du prix des minerais était directement liée à l’augmentation des violences. En particulier, la présence de mines permet aux groupes armés implantés à proximité de financer et de soutenir leurs activités, contribuant ainsi à la diffusion des conflits. 

Selon certaines théories économiques, cette tragédie des ressources naturelles est liée à la fragmentation des États africains. Les rivalités entre différents groupes culturels ou linguistiques font le terreau de conflits interethniques. Ces divisions limiteraient la confiance, la coopération et le bon fonctionnement des institutions, et, par conséquent, accentueraient la malédiction des ressources naturelles. Toutefois, comme le soulignent les économistes Nicolas Berman, Mathieu Couttenier et Victoire Girard, dans leur article "Mineral Resources and the Salience of Ethnic Identities", publié dans la revue scientifique The Economic Journal, en 2023, le chemin est encore long avant que ne s’établisse une compréhension claire des mécanismes de construction des identités culturelles ou ethniques. Aussi se sont-ils proposé d’analyser l’impact de l’exploitation minière sur la fragmentation ethnique des pays africains. À travers leurs analyses, les identités sociales et culturelles prennent un caractère mouvant et non figé, fluctuant selon le contexte politique et économique. 

Gros plan sur des minéraux (or, bauxite et charbon) sur une carte de l’Afrique Gros plan sur des minéraux (or, bauxite et charbon) posés sur une carte de l’Afrique. ©Corlaffra / stock.adobe.com

Aux origines de l’identification ethnique

Pourquoi s’identifie-t-on à un groupe plus qu’à un autre ? Et comment cette identification peut-elle varier dans le temps ? De prime abord, on pourrait penser que l’exploitation minière a peu de choses à voir avec de telles questions. Pourtant, elle offre une perspective unique pour analyser les questions d’identités ethniques. En premier lieu, une grande partie des zones d’exploitations minières sont installées sur des territoires associés à différents groupes ethniques, et ce, depuis l’époque précoloniale. La colonisation a fortement ébranlé les structures politiques africaines en redéfinissant les frontières nationales. Mais l’indépendance n’a pas effacé les appartenances ethniques, culturelles et linguistiques qui fondaient historiquement les sociétés africaines. 

Aussi, les identités ethniques ont-elles été des ressorts politiques pour reprendre le contrôle de certains territoires riches en matières premières, comme lors de la guerre civile du Biafra qui a secoué le Nigeria. Au moment de la colonisation, alors que le pays compte plus de 250 ethnies, l’administration britannique renforce le pouvoir des Igbos en les dotant de postes politiques. Installés à l’est du delta du Niger, les Igbos disposaient par ailleurs de la plupart des mines de charbon et des réserves de pétrole du pays. Or, au moment de l’indépendance, une autre ethnie majoritaire du pays, les Yorubas, organisent un coup d’État et excluent les Igbos du pouvoir. En 1967, au terme de plusieurs années de tensions, les Igbos font sécession afin de gouverner depuis leur territoire qu’ils nomment alors la République du Biafra. Les divisions ethniques, exacerbées par les intérêts du pouvoir colonial, se sont ravivées pour le contrôle des richesses territoriales, jusqu’à dégénérer en une guerre civile de trois ans qui a fait des millions de morts et de déplacés. 

De tels conflits continuent d’éclater en Afrique au gré des circonstances économiques ou politiques. Dans la province du Nord-Kivu de la République démocratique du Congo, en Sierra Leone, en République centrafricaine ou encore autour du Lac Tchad, les rivalités ethniques s’exacerbent pour le contrôle des terres, la plupart étant influencées par des intérêts économiques étrangers. Si elles témoignent toutes de cette malédiction des richesses naturelles et des legs coloniaux, elles sont aussi la preuve que les citoyens africains continuent de s’identifier à leur groupe ethnique, quand bien même celui-ci dépasserait les limites des frontières étatiques. Cette appartenance devient alors un moyen de contester la propriété des territoires regorgeant de ressources naturelles.

Vue aérienne d’une mine de Cap Town en Afrique du Sud  Vue aérienne d’une mine de Cap Town en Afrique du Sud. ©Keren Su et Danita Delimont / stock.adobe.com

Un fort ancrage ethnique dans les zones minières

Pour étudier l’impact de l’exploitation minière sur la fragmentation ethnique du territoire africain, les auteurs utilisent différentes sources d’information issues de 25 États africains sur une période allant de 2005 à 2015. Les données couvrent plus de 100 000 individus répartis sur un total de 296 groupes ethniques. Cette mosaïque a été réalisée grâce aux enquêtes sur les identités nationales et ethniques du réseau de recherche panafricain Afrobaromètre, combinées à des données ethnographiques contenant les frontières historiques des territoires associés à chaque groupe ethnique. Ces informations sont ensuite couplées au nombre de mines actives dans chaque territoire ethnique, afin d’estimer l’impact de l’exploitation minière sur la construction de l’identité ethnique des répondants. 

Si les frontières nationales africaines sont le résultat d’une division arbitraire réalisée par les puissances coloniales, l’ancrage ethnique continue d’être un fort déterminant dans l’identification des citoyens africains. Et cette identification s’accentue sous l’effet de l’exploitation minière. Lorsque des mines ouvrent dans une zone appartenant historiquement à un groupe ethnique, les membres de ce groupe ont tendance à valoriser davantage cette identité par rapport à leur identité nationale, en termes relatifs. Cela même s’ils vivent à l’extérieur de ce territoire historique ou dans un autre pays. De fait, sur les 296 territoires ethniques recensés dans l’étude, 167 s’étendent sur plusieurs pays. Les frontières ethniques continuent donc d’avoir une importance non négligeable, ce qui peut expliquer les conflits interethniques existants dans certains pays africains. 

Des populations locales exclues des bénéfices miniers

Comment l’exploitation minière peut-elle définir l’identité ? Pour comprendre son impact sur l’amplification du sentiment d’appartenance, les chercheurs se tournent vers les mécanismes sous-jacents. L’ouverture d’une mine pourrait d’abord être synonyme d’opportunités économiques locales. Or, les chercheurs observent des effets économiques limités sur les ménages en place. De fait, l’écart entre les aspirations provoquées par l’installation d’une mine et la réalité produit un sentiment de privation chez les habitants. Le faible impact économique génère déception ou pessimisme. Ne bénéficiant pas davantage que les autres groupes de l’activité minière, les groupes ethniques concernés se sentent alors exclus et ce sentiment se diffuse à tous les membres du groupe. 

Carte montrant le lien entre exploitation minière et identité ethnique

Avec ce sentiment de privation, la question de la répartition des ressources reste ouverte. D’autant que l’effet s’accentue chez les groupes marginalisés politiquement, c’est-à-dire n’ayant pas de représentation politique au sein du pays. L’effet de l’activité minière sur le sentiment d’appartenance ethnique est également plus fort pour les groupes les plus pauvres et ceux qui ont connu des conflits récents. Ainsi, si l’exploitation des ressources a des retombées positives, elle peut aussi entraver le développement et la stabilité politique en renforçant la fragmentation entre groupes ethniques et les conflits pour l’obtention des ressources dans un contexte d’inégalités. Cette déstabilisation est d’autant plus importante qu’elle dure dans le temps : elle s’accentue dans les deux à trois ans suivant les débuts de l’exploitation, et se renforce lors des périodes électorales.

Le sentiment d’appartenance n’engendre toutefois pas seulement la fragmentation nationale ou des risques de conflits interethniques, il permet aussi aux groupes en place de s’organiser politiquement pour souligner les conséquences désastreuses de l’exploitation minière. Aussi, les leaders politiques de ces groupes ont pu dénoncer les inégalités de répartition des richesses ou l’accaparement des ressources en faisant de l’identité ethnique un étendard rassembleur autour d’une même cause. En revanche, les auteurs soulignent comment, à travers ces fragmentations, l’exploitation minière contribue à détériorer le tissu social africain en renforçant les divisions interethniques. Bien que les mines puissent générer des gains financiers, une partie des populations locales expriment plutôt leur sentiment d’exclusion, ce qui peut accroître les tensions. Ces résultats suggèrent que les effets de l’exploitation minière sur la fragmentation sociale, qui pourraient amplifier ou partiellement expliquer ceux déjà documentés sur les conflits et l’instabilité politique, sont un élément important, que les différents acteurs impliqués – gouvernements, compagnies minières, etc. – doivent prendre en compte. 

Référence 

Berman N., Couttenier M., Girard V., 2023, « Mineral Resources and the Salience of Ethnic Identities ». Social Choice and Welfare. The Economic Journal, Volume 133, Issue 653, 1705–1737.

Notes

1. Berman, Nicolas, Mathieu Couttenier, Dominic Rohner, and Mathias Thoenig. 2017. "This Mine Is Mine! How Minerals Fuel Conflicts in Africa." American Economic Review, 107 (6): 1564-1610.

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