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Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
En 2011, le Printemps arabe secoue l’Égypte : pendant des mois, les rues ne désemplissent pas, la colère se propage comme une traînée de poudre entre les manifestants, fruit des inégalités, du manque de liberté individuelle, du chômage et d’une jeunesse à l’abandon. En février 2011, la démission du président Hosni Moubarak, après plus de trente ans au pouvoir, laisse le pays exsangue. Les conséquences sur le marché du travail égyptien sont contrastées. L’investissement et la production dans le secteur privé, en particulier le tourisme, sont les plus touchés tandis que les conditions de travail et le salaire minimum dans le secteur public s’améliorent, grâce aux nouvelles mesures politiques.
La révolte populaire a aussi soufflé un vent de liberté et de démocratie. Les manifestantes ont été nombreuses à se réunir place Tahrir avec l’espoir d’une Égypte plus égalitaire et, surtout, la fin des violences et discriminations faites aux femmes. Là encore, le résultat est en demi-teinte. Pourtant, la participation des mères aux décisions du ménage a un impact positif sur le futur de leurs enfants comme le montre l’article « Labor market shocks and youths’ time allocation in Egypt: Where does women’s empowerment come in? » des économistes Marion Dovis, Patricia Augier et Clémentine Sadania.
Une enfant égyptienne © Jens-Christian Fischer / Flickr CC BY-SA 2.0
Comment un choc peut-il modifier le sort des enfants ?
En 2008, 15 % des jeunes âgés de 18 à 29 ans abandonnaient leurs études avant l’obtention de leur diplôme et le double d’entre eux redoublaient selon le Rapport égyptien du développement humain (2010). La faute aux frais de scolarité ? Non, car 84 % d’entre eux étudiaient dans le secteur public gratuit. En Égypte, les enfants restent sous l’autorité de leurs parents jusqu’au mariage. Les revenus des parents ainsi que leurs préférences ont donc des répercussions importantes sur le futur de leurs enfants. La poursuite des études dépend fortement des besoins financiers des familles ainsi que du retour sur investissement de l’éducation. Par exemple, les familles les plus pauvres poussent leurs progénitures à travailler plutôt qu’à étudier ou à combiner les deux pour soulager leurs économies.
Pour évaluer le rôle de médiateur des femmes dans la prise de décision, les économistes Marion Dovis, Patricia Augier et Clémentine Sadania s’intéressent à la situation économique du ménage et à ses conséquences sur la scolarité et le travail des enfants de 16 à 20 ans dans plus de 12 000 foyers. En fonction du secteur d’activité du père, la situation financière de la famille peut s’améliorer. C’est le cas pour 8 % des foyers étudiés, tandis que 17 % ont expérimenté un choc négatif selon leur étude. Si la situation du foyer s’améliore, les jeunes vont-ils toujours travailler ? Poursuivent-ils leurs études ? À première vue, l’effet est ambigu puisqu’un choc négatif peut contraindre les ménages à retirer les jeunes de l’école pour qu’ils aillent travailler et contribuer au budget du ménage. Toutefois, cela signifie aussi moins d’opportunités sur le marché de l’emploi, et de bonnes raisons pour poursuivre ses études.
Des contraintes plus fortes pour les femmes
L’influence des parents sur la vie de leurs enfants est particulièrement forte chez les filles. Dans une étude sur la jeunesse égyptienne de 2014, près de 80 % des jeunes femmes mariées âgées de 13 à 35 ans déclarent dépendre de leurs parents pour prendre une décision, contre 46 % des jeunes hommes mariés. Par exemple, plus de 13 % des jeunes femmes révèlent que leurs parents s’opposaient à ce qu’elles continuent leurs études contre seulement 2 % des garçons. De plus, les jeunes femmes doivent plus fréquemment combiner école et travail : près de 55 % des filles contre 28 % des garçons. Le plus souvent, il s’agit de tâches domestiques puisque parmi ces jeunes filles, 95 % travaillent à la maison, contre 20 % des jeunes hommes. Une augmentation du budget familial, consécutive à l’instabilité politique et socio-économique liée à la destitution de Moubarak, peut-elle soulager ces contraintes ?
Portrait d’une jeune Égyptienne © Mohammed Hassan / Unsplash
Le pouvoir de décision des mères
Dans les ménages où les femmes disposent d’un pouvoir de décision conséquent, les enfants travaillent moins. Pour calculer ce pouvoir de négociation, les économistes rassemblent une série d’indicateurs. D’abord, elles se penchent sur les réponses aux questionnaires en ce qui concerne les décisions familiales et prennent en compte deux variables clés dans le pouvoir de décision des femmes mariées. La première renvoie à la proportion de femmes et d’hommes au sein de la population. Plus le nombre d’hommes est faible par rapport à celui des femmes, plus celles-ci auront la possibilité de choisir leur futur mari et seront plus exigeantes. La seconde se rapporte à la dote du mariage. En Égypte, les familles des époux concluent un contrat de mariage qui autorise la femme à travailler ou non et stipule les droits et devoirs à respecter au quotidien. Dans le cadre de ce contrat, l’homme doit payer une certaine somme qui scelle l’union. Le montant indique alors la « valeur » accordée au mariage et par conséquent le pouvoir de négociation futur de la mariée.
Quand les mères décident, les filles travaillent moins
Sur les 12 000 foyers étudiés par les auteurs, l’amélioration des conditions de travail du père a des conséquences positives sur la charge de travail des enfants. Cet effet est d’autant plus important pour les filles : 16 % d’entre elles travaillent moins, contre 8 % des garçons. Mais cela n’est pas vrai pour toutes les familles. Cette conséquence peut considérablement varier en fonction de celui ou celle qui décide. Plus la mère de famille dispose de poids dans les négociations, plus il y a de chance pour que leur fille travaille moins. Dans les foyers dont les revenus se sont améliorés et où la mère a suffisamment d’influence, la probabilité que les jeunes femmes participent aux tâches ménagères est 26 % à 30 % — en fonction du revenu du foyer — moins importante que dans les familles qui n’ont pas connu d’amélioration. Cet impact est encore plus visible parmi les foyers pauvres pour qui l’augmentation du revenu leur confère plus de marge de manœuvre quant au travail des enfants.
Lorsque les mères occupent une place importante dans le choix parental, elles peuvent alors agir davantage sur le futur de leurs filles, en réduisant les inégalités qu’elles peuvent vivre dès l’adolescence. Si l’analyse ne montre aucun impact sur le nombre d’heures passées à l’école, les économistes suggèrent qu’en passant moins de temps sur les tâches ménagères, les jeunes femmes peuvent plus se consacrer à leur scolarité et ainsi améliorer leurs résultats.
En 2019, en Égypte, des bénévoles de HerStory, initiative soutenue par l'Onu femmes, ont édité, traduit, recherché et ajouté des articles sur Wikipédia en arabe axés sur les femmes et la santé. © Karim Emad / UN Women
Un Printemps au masculin ?
L’étude des économistes montre combien la participation des mères aux prises de décision au sein du foyer est bénéfique pour les enfants et, en particulier, pour les filles. Toutefois, les espoirs évanouis du Printemps arabe ont transformé les promesses d’émancipation en lettres mortes. Dans un rapport publié en 2013, ONU Femmes annonçait que 99 % des femmes déclaraient avoir été victimes de harcèlement sexuel en Égypte. Depuis, la situation reste au point mort. Nombreux sont les défenseurs et défenseuses des droits qui risquent leur vie, comme Amal Fathy, condamnée à l’emprisonnement en 2018 et 2022 pour avoir dénoncé le harcèlement sexuel et l’inaction du gouvernement. En juin 2022, le meurtre d’une étudiante pour avoir refusé les avances de son meurtrier rappelle combien la violence fait toujours partie du quotidien des femmes égyptiennes.
Cette insécurité dévoile un horizon teinté de gris pour les femmes, d’autant que le gouvernement actuel se montre peu enclin à améliorer leur situation. En 2021, le gouvernement a proposé un projet de loi permettant au père ou aux frères des mariées d’annuler le mariage, restreignant ainsi les droits des femmes. Depuis lors, le projet a été refusé, mais l’émancipation des femmes et, par conséquent, l’avenir de leurs enfants demeurent sur la sellette. Comme le proposent les économistes Augier, Dovis et Sadania, il reste à espérer que les sciences sociales et économiques, en pointant du doigt l’importance de l’émancipation féminine, puissent appuyer sur les décisions publiques et la réalité sociale.