Donner du sens à la science

A propos

Le 18 novembre 2015, le président du CNRS a lancé à la communauté scientifique un appel à propositions « sur tous les sujets pouvant relever des questions posées à nos sociétés par les attentats et leurs conséquences, et ouvrant la voie à des solutions nouvelles – sociales, techniques, numériques. » Plus de 60 projets de recherche ont été retenus (lire à ce sujet l’éditorial de Sandra Laugier). Ce blog a pour objectif de présenter certains de ces travaux en cours.
 

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Améliorer la négociation de crise
07.11.2016, par Laure Cailloce
Les outils d’analyse de discours ne servent pas qu’à disséquer la parole politique. Pascal Marchand, spécialiste de la communication au Lerass de Toulouse, a mis l’analyse lexicométrique au service des forces de police amenées à négocier dans des situations de crise extrême – prise d’otages notamment.

Apparus dans les années 60, et largement diffusés depuis, les outils informatiques d’analyse lexicométrique permettent de repérer de manière automatisée les mots (ou les associations de mots) qui reviennent le plus souvent dans la parole de tel ou tel, et sont abondamment utilisés par les sciences sociales, notamment, comme par les commentateurs politiques de tout poil. L’idée : mettre en lumière le discours « caché » dans le discours, et les stratégies de celui qui parle, au-delà de la rhétorique. Très en pointe sur ces outils, le Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales, à Toulouse, a développé un logiciel puissant d’analyse de discours, Iramuteq (Interface de R pour les analyses multidimensionnelles de textes et de questionnaires). Son originalité : ce logiciel open source, accessible à tous, permet d’intégrer une dimension supplémentaire à l’analyse textuelle traditionnelle – le facteur temps.

« Cette dimension chronologique a particulièrement intéressé les négociateurs du Raid, le groupe d’intervention de la police nationale », raconte Pascal Marchand, le directeur du Lerass. À sa grande surprise, ce spécialiste de la communication et des sciences de l’information a été contacté il y a quatre ans par l’unité d’élite de la police qui souhaitait confronter son expertise de la négociation dans des situations de crise extrême – prise d’otages par des braqueurs, des détenus, forcenés retranchés chez eux, suicidaires à haut niveau de dangerosité… – à un regard plus théorique et universitaire.


Une quinzaine de transcriptions de négociations fournies par le Raid ont été analysées.
©F.PELLIER/Ministère de l'Intérieur

Réintroduire la séquence temporelle
« Les cartographies que j’ai réalisées pour analyser les débats de l’élection présidentielle de 2007 et de la primaire socialiste de 2012 ont notamment retenu leur attention », explique le chercheur. Au-delà des traditionnels « nuages » de mots, Pascal Marchand et son équipe ont en effet mis en lumière la dynamique de l’interaction entre les débateurs. « D’habitude, les analyses statistiques cassent la chronologie du discours pour que ne garder que les occurrences de mots. Moi, j’ai pris le parti de réintroduire la séquence temporelle et de la croiser avec les locuteurs. » C’est ainsi que le chercheur a pu montrer l’existence d’un phénomène d’« ajustement émotionnel » entre les candidats au fil du débat, proche de ce qui peut être observé lors d’une négociation policière.

Le projet initié avec les forces de police l’ont conduit à analyser une quinzaine de transcriptions de négociations fournies par le groupe d’intervention français, mais également par la police suisse ; l’une d’entre elles n’est autre que la transcription des échanges avec Mohammed Merah avant l’assaut final donné par le Raid, le 22 mars 2012.
Les premières analyses lexicométriques confirment l’existence d’une temporalité propre aux négociations en situation de violence extrême, même si les contenus et les dynamiques de communication restent complexes. « La gestion de la colère vient en premier – à ce moment, le négociateur est en retrait et laisse le délinquant exprimer sa colère, explique Pascal Marchand. Vient ensuite le moment du récit personnel, un monologue du malfaiteur généralement initié par le négociateur. S’ensuivent des moments où le policier va progressivement inverser la tendance, en évoquant les conditions de la sortie de crise. »

Les mêmes effets s’observent-ils avec un sujet radicalisé ? « On pourrait penser qu’il est impossible de négocier avec une personne qui ne craint pas de perdre la vie », reconnaît Pascal Marchand, qui a focalisé une partie de sa recherche sur la radicalité grâce au financement décroché dans le cadre du programme « CNRS – attentats » (*). De fait, les contenus se distinguent nettement des autres négociations, notamment par la fréquence des termes relatifs à la religion. Une analyse plus poussée montre cependant que, malgré un discours en apparence très différent, il existe une séquentialité proche de ce qu’on peut observer dans d’autres négociations en situation de violence extrême. « Cela m’incite à penser qu’il ne faut pas renoncer à essayer de négocier avec des personnes radicalisées, même si à ma connaissance aucune négociation avec des djihadistes n’a encore réussi à ce jour. »


Graphe d'une négociation avec un sujet « radicalisé ».
©Logiciel Iramuteq-P. RATINAUD/LERASS

Quelles règles avec des sujets radicalisés ?
Pour autant, toutes les techniques habituellement utilisées par les négociateurs de la police seront-elles efficaces face à un sujet radicalisé ? « Dans nos sociétés occidentales, l’individu (sa liberté, sa responsabilité) prime et chacun, y compris les désespérés, se prévaut d’une certaine cohérence dans ses actions. C’est à cette cohérence interne que les négociateurs font beaucoup appel. Mais c’est tout autre chose de négocier avec des djihadistes qui se réclament d’une culture où c’est la solidarité au groupe, la fidélité à la « mission divine », qui priment. Dans ces cas-là, tous les revirements, toutes les contradictions sont permises. »

Quant à savoir s’il faut parler religion avec un sujet radicalisé... « La question s’est posée de former les négociateurs aux bases de l’islam. Mais qui peut prétendre faire changer d’avis un djihadiste en quelques heures à peine ? Aux États-Unis, le FBI a pendant un temps fait appel à des imams lors de ses négociations, mais le dispositif a été abandonné, raconte Pascal Marchand. Connaître les idées pour s’engager dans une relation, c’est une chose, s’aventurer sur le terrain de la croyance en espérant provoquer un changement en est une autre et ce n’est sans doute pas, à ce moment-là, la question principale. »

(*) Et via la plateforme d’expertise « Radicalités et régulations » initiée par la Maison des sciences de l’Homme et de la société de Toulouse.