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Les bouleversements profonds, globaux et irréversibles subis par la biodiversité questionnent les outils historiques de protection de la nature, comme les aires protégées. Grâce à la philosophie de terrain, les scientifiques éclairent les débats actuels autour de la façon de penser et protéger la nature.
La biodiversité traverse actuellement sa 6ème extinction de masse. La grande majorité des indicateurs en témoignent : la moitié des coraux ont été perdus depuis les années 1870, les populations d’espèces endémiques terrestres ont diminué d’au moins 20%, environ un million d’espèces sont en cours d’extinction… En cause : les activités humaines. Il est clairement établi que les changements d’usage des terres et mers, l’exploitation des organismes, le changement climatique, la pollution et les espèces exotiques envahissantes sont les principaux facteurs de ce déclin1.
Comment « conserver la nature » face à des bouleversements si rapides ? Une équipe du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive pose cette question avec le projet Anthronat. « Il n’y a plus de retour possible à un monde sans influence humaine, or cela déstabilise les fondements historiques de la conservation de la nature, explique Virginie Maris, directrice de recherche CNRS en philosophie de l’environnement et coordinatrice du projet. Il est aujourd’hui nécessaire d’invoquer une nature compatible avec ces changements irréversibles. » Le projet Anthronat vise à répondre à deux défis : redéfinir la façon de penser et protéger la nature à l’heure de l’Anthropocène2 ; et identifier des solutions concrètes de protection.
Une enquête interdisciplinaire autour de la place de la nature
Débuté en décembre 2018, le projet Anthronat fait suite à la publication de Virginie Maris « La part sauvage du monde – penser la nature dans l’Anthropocène »3. « La dernière partie de cet ouvrage pose les jalons d’une réflexion plus pratique sur les notions de nature et de naturalité, j’ai souhaité grâce à Anthronat mettre en place une enquête interdisciplinaire qui questionne la place de la nature dans les aires protégées », raconte l’instigatrice du projet. Philosophes, écologues, géographes et biologistes sont ainsi réunis autour de trois grands thèmes : la gestion des espèces exotiques envahissantes, l’anticipation du changement climatique dans les mesures de gestion et les différentes approches de non-intervention (libre évolution, réserves intégrales, …).
L’approche philosophique est au cœur du projet Anthronat. « Une fois les problèmes identifiés, la philosophie permet de les décrire de façon minutieuse et de les éclairer avec des cadres conceptuels », renseigne Virginie Maris. L’objectif ? Faciliter les délibérations collectives. « Il n’existe pas de solution évidente et unique de conservation de la nature, assène-t-elle. Les espaces de délibérations sont indispensables à la société, et la philosophie apporte des outils mobilisables dans ces débats. » Cette question de la place de la nature se pose depuis les débuts de sa protection. À la fin du XIXème siècle, la conservation de la nature est formalisée sous le terme de ‘patrimoine naturel’. Associé à une valeur esthétique et culturelle, ce patrimoine est conservé grâce aux aires protégées (réserves, parcs nationaux) pour préserver la beauté des sites. Le terme ‘biodiversité’ est introduit en 1986, marquant les débuts d’une considération de la valeur écologique de la nature portée par la communauté scientifique. Un nouveau paradigme émerge en 2005 : les ‘services écosystémiques’. Cette vision anthropocentrée de la conservation repose sur les bénéfices que les êtres humains tirent du bon fonctionnement des écosystèmes. Enfin la notion de ‘réensauvagement’ émerge aujourd’hui dans les discussions scientifiques, face notamment à l’insuffisance des outils existants de conservation.
La philosophie de terrain pour éclairer les débats
Pour éclairer le débat sur ce nouveau paradigme, l’équipe s’est appuyée sur les outils de la philosophie de terrain. « Nous partons de problèmes vécus, tels qu’ils se posent aux gestionnaires d’espaces naturels, décideurs et décideuses et biologistes de la conservation », raconte Virginie Maris. L’équipe a mené des entretiens auprès d’acteurs et actrices des Parc naturels régionaux de la Narbonnaise et de Camargue et recueilli des observations lors de journées art-science ou débats publics4. Un débat mouvant a également été organisé en août 2021 lors des rencontres Reprise de terres à Notre-Dame-des-Landes, réunissant paysans, activistes, gestionnaires de milieux naturels et scientifiques5. Les scientifiques du projet Anthronat soulignent « l’embarras constant s’est fait sentir quant à la façon appropriée de nommer ce qu’il s’agissait de défendre et de débattre » lors de ces rencontres, et remarquent « l’intérêt de discuter collectivement les différentes notions que nous n’avons cessé d’employer pour parler de cette place nouvelle que nous souhaitons ménager pour le monde naturel ». Les participants ont ainsi pu débattre autour de quatre formules : des terres ‘pour la nature’, ‘pour le sauvage’, ‘en libre évolution’ et ‘en friche’.
Résultat : les scientifiques observent comment la diversité sémantique reflète la diversité des approches de conservation nécessaires face à la variété des écosystèmes, des échelles géographiques considérées, du degré d’anthropisation des milieux… L’équipe souligne également l’emprise des circonstances socio-politiques dans le débat et la transversalité des questions environnementales. « Le rejet quasi viscéral de la notion de « sauvage » par une part du monde paysan questionne par exemple sur la façon dont le choix des mots peut parfois compromettre la possibilité même d’une discussion », écrivent-elles5.
L’expérience humaine de la nature fondamentale
Autre résultat issu du projet : un travail sur l’altérité de la nature et des entités naturelles6. À travers une vaste exploration de la littérature et de la poésie, Clara Poirier, doctorante au sein de l’équipe, a identifié l’importance de l’expérience humaine de la nature, qui infuse notre rapport au monde.
Certains résultats de ces travaux ont été mobilisés lors de la création de la réserve intégrale de la Roche Grande dans le Parc national Mercantour en 2021. « Je rédige également un manuscrit consacré au réensauvagement grâce aux résultats d’Anthronat, complète Virginie Maris. Je m’attache à décrire la diversité de ces projets pour en offrir une cartographie permettant de délimiter ceux qui pourraient être écologiquement pertinents et politiquement désirables. » Le projet Anthronat désormais terminé, une partie de l’équipe participe à un nouveau projet : FloRes7, qui s’intéresse aux flux de gènes assistés. Ce nouvel outil de conservation vise à introduire des individus dont on suppose qu’ils seraient mieux adaptés aux climats à venir pour améliorer la résilience des écosystèmes. « Nous allons poursuivre nos travaux sur l’anticipation du changement climatique en questionnant l’éthique de cet outil et la façon dont il se situe en continuité ou, au contraire, représente une rupture avec des façons plus classiques de conserver la nature », conclut Virginie Maris.
Pour en savoir plus :
- Le site internet du projet : https://anthronat.cefe.cnrs.fr
- Revoir la conférence organisée par MSH Sud en 2023 de Virginie Maris et Simon Chollet : https://www.youtube.com/watch?v=35l5KWQ3EI4
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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre de l'ANR Anthronat - AAPG2018. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Science Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI JCJC et PRC AAPG 18/19).
- 1. IPBES (2019), Global assessment report of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, Brondízio, E. S., Settele, J., Díaz, S., Ngo, H. T. (eds). IPBES secretariat, Bonn, Germany. 1144 pages. ISBN: 978-3-947851-20-1
- 2. Le terme « Anthropocène » est couramment employé pour qualifier notre époque géologique contemporaine, profondément marquée par les activités humaines. Il n’a pas été officiellement reconnu par l’Union internationale des sciences géologiques.
- 3. V. Maris, La part sauvage du monde - penser la nature dans l'Anthropocène - Paris, collection Anthropocène, Seuil, 2018.
- 4. Voir la thèse de Marine Fauché menée dans le cadre du projet : https://theses.fr/s226239
- 5. a. b. M. Fauché, V. Maris, C. Poirier, février 2022, Sauvages, naturelles, vivantes, en libre évolution… quels mots pour déprendre la terre ? Terrestres. Disponible à : https://www.terrestres.org/2022/02/10/sauvages-naturelles-vivantes-en-li...
- 6. Voir la thèse de Clara Poirier menée dans le cadre du projet : https://theses.fr/s226739
- 7. ANR FloRes : https://anr.fr/fr/projets-finances-et-impact/projets-finances/projet/fun...
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