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Coup de froid sur le magnétisme : les glaces de spin
21.10.2024, par Pierre Henriquet, Délégation Rhône Auvergne
Mis à jour le 21.10.2024

L’étude à très petite échelle de certains matériaux ferromagnétiques montre que les atomes qui le composent se comportent comme de microscopiques aimants qui, à très basse température, s’agencent en une structure magnétique ordonnée et régulière. Dans certains de ces matériaux appelée « glace de spin12 », on ne trouve pas d’ordre ferromagnétique absolu, même aux plus basses températures. On parle alors de magnétisme frustré3.
L’étude de ces matériaux permet de mieux comprendre les propriétés fondamentales de la matière, mais fait aussi émerger des phénomènes nouveaux qui laissent entrevoir de futures applications technologiques et industrielles.

Une « glace » magnétique qui ressemble à la glace d’eau

Que se passe-t-il lorsque l’eau liquide passe à l’état de glace ?
Au niveau microscopique, les molécules d’eau (composées d’un atome d’oxygène et de deux atomes d’hydrogène) vont s’arranger en une configuration régulière et périodique : un cristal, stable, où toutes les molécules d’eau sont liées entre elles. 

Dans un cristal de glace, les atomes d’oxygène forment les sommets de structures pyramidales appelées tétraèdres, dont le centre est lui aussi occupé par un atome d’oxygène.
Sur chaque ligne reliant deux atomes d’oxygène se trouve un atome d’hydrogène. Il existe différentes manières de lier les atomes d’oxygène et d’hydrogène ensemble : fortement ou faiblement. Les règles de la glace imposent que chaque atome d’oxygène soit lié fortement à deux hydrogènes, et faiblement à deux autres : c’est la règle du « Two In, Two Out » qui régit cet état de la matière. 

Remarquons que, malgré l’ordre cristallin des atomes d’oxygène, les atomes d’hydrogène, eux, restent désordonnés. Même aux plus basses températures, ils changent en permanence de type de liaison (forte ou faible) avec les atomes d’oxygène.

Les matériaux solides de type glace de spin (comme, par exemple, le titanate de dysprosium) sont composés d’atomes fortement magnétiques disposés, eux aussi, en tétraèdres qui constituent la maille élémentaire de ce cristal. Ces atomes se comportent comme de minuscules aimants dont l’orientation est régie par une règle : deux doivent pointer leur côté Nord vers l’intérieur du tétraèdre et les deux autres doivent pointer leur côté Sud vers le centre : cette même règle « Two In Two Out » que la glace d’eau, d’où le nom de ces matériaux : les glaces de spin2.

L’étude de ces glaces de spin a commencé lors de la découverte, il y a un demi-siècle, des propriétés électriques et magnétiques extraordinaires des matériaux dits « supraconducteurs » (dont la résistance électrique est rigoureusement nulle, ce qui leur permet, par exemple, de transporter d’immenses quantités de courant électrique sans chauffer). Ils sont aujourd’hui largement utilisés, aussi bien dans le recherche fondamentale (au LHC - Large Hadron Collider - au CERN) que dans des applications quotidiennes comme l’IRM dans le domaine médical.
Le modèle de glace de spin qui a été développé à l’époque a permis de mieux comprendre certaines des propriétés des matériaux supraconducteurs, sans toutefois parvenir à en déverrouiller tous les mystères.

 Similarités entre la structure glace d'eau VS glace de spin © Emilie Jossé © Emilie Josse
La structure de la glace de spin (à droite) ressemble à celle de l’eau (à gauche).
Les atomes du réseau cristallin de la glace de spin forment une maille élémentaire en forme de tétraèdre et les spins obéissent à la même règle « Two In Two Out » que les hydrogènes dans la glace d’eau.

Des propriétés émergentes uniques…

Comme pour l’hydrogène dans la glace, chaque configuration  « Two-In-Two-Out » pour les spins possède la même énergie. En conséquence, les spins dans la glace de spin restent, eux aussi, désordonnés même à très basse température. C’est ce qu’on appelle la  « frustration » magnétique3.

« Cette frustration » , nous dit Peter Holdsworth, professeur et chercheur au Laboratoire de Physique de l’ENS de Lyon4, est une aubaine pour les physiciens. Ça oblige le système à garder beaucoup d’entropie5, même à basse température. Dans les systèmes classiques, lorsque la température diminue, l’agitation des particules diminue et les systèmes deviennent plus calmes et ordonnés.
La possibilité, ici, de maintenir un désordre élevé même à basse température (même au zéro absolu, la température la plus basse atteignable physiquement) force ces systèmes à avoir des comportements nouveaux et complexes, très intéressantes à étudier.
 »

La recherche expérimentale sur les propriétés de ces glaces de spin à ultra-basse température se fait, par exemple, à l’Institut Laue-Langevin à Grenoble, en bombardant les échantillons avec des neutrons. Comme cette particule, neutre électriquement, a un grand pouvoir de pénétration dans la matière et possède, elle aussi un moment magnétique, l’utiliser permet de sonder et de quantifier le désordre qui règne dans ces glaces de spin.

…et des applications intéressantes.

Une des applications envisagées aux glaces de spin est le désormais célèbre ordinateur quantique, technologie pour laquelle d’intenses recherches sont menées tout autour du globe. « Les fluctuations quantiques et la maîtrise de la physique nécessaire pour mettre au point des ordinateurs quantiques sont intimement liées à l’interface quantique/thermique de ce genre de systèmes (les glaces de spin), qui fluctuent à basse température. » confirme Peter Holdsworth.

« Mais en ce qui me concerne », nous dit-il, « j’ai beaucoup travaillé sur un sujet de recherche à l’interface entre la physique des matériaux et la physique des particules : les monopôles magnétiques. »

Ces monopôles sont d’hypothétiques particules imaginées par le célèbre Paul Dirac en 1931. Leur existence, si elle était prouvée, aurait des conséquences majeures sur notre représentation de l’Univers et sur les travaux d’unifications des lois fondamentales de la physique.
Ces particules théoriques ont une propriété unique : une charge magnétique ponctuelle.

De la même manière que l’électron possède une charge électrique négative unique, un « monopôle magnétique » aurait, lui aussi, une charge magnétique unique.

En pratique, un monopôle serait une  particule magnétique dont la polarité serait soit uniquement « Nord », soit uniquement « Sud », contrairement à tous les aimants classiques qui, eux, ont obligatoirement un pôle Nord et un pôle Sud, qu’on ne peut séparer l’une de l’autre.
Même si aucune de ces hypothétiques particules n’a encore été détectée aujourd’hui, il est possible de simuler des situations très similaires à des monopôles magnétiques… dans certaines glaces de spin.

Comment créer un monopôle magnétique ?

Lorsque la température augmente, les règles de la glace se brisent.

De nouvelles configurations apparaissent, comme par exemple trois spins Nord qui pointent au centre et seulement un spin Sud. Ce déséquilibre crée une « pseudo-particule » de charge magnétique nord. Par symétrie et conservation de charge, un autre site voisin se formera aussi avec, cette fois-ci, une charge Sud.

Ces  « quasi-particules », avec leur unique charge magnétique (soit Nord, soit Sud), sont très intéressantes, car elles sont très similaires à ces hypothétique « monopôles magnétiques », dont l’existence est postulée depuis longtemps en physique théorique, mais qui n’ont pour l’instant jamais été observées. Ces quasi-particules sont donc d’excellents modèles pour étudier les véritables monopôles magnétiques… en attendant qu’on les découvre un jour.

 La création de monopôle magnétique © Emilie Josse La création de monopôle magnétique © Emilie Josse
Création de 2 monopôles magnétiques, un Nord (rouget) et un Sud (rouge) dans une glace de spin. 
Ces 2 monopôles sont encore reliés par un « corde de Dirac » (pointillés bleus) mais peuvent être manipulés et détectés séparément (grâce à une boucle de Faraday). 
Les flèches autour de chaque monopole représentant le champ magnétique émergent de ces monopoles.

 

Des paires de monopôles nord et sud se créent donc parfois dans les glaces de spin. Contrairement aux aimant classiques, chaque monopôle magnétique peut s’éloigner l’un de l’autre, en créant une structure fine et molle qui les lie encore, appelée « corde de Dirac » (voir figure ci-dessus). On étudie donc expérimentalement la manière dont ces pseudo-particules magnétiques uniques en leur genre se forment, se séparent et interagissent entre elles.

Dans le cadre de ces recherches, l’objectif a été de comprendre les conséquences de l’existence de ces monopôles magnétiques sur les matériaux où ils se forment et de mieux définir et caractériser les champs magnétiques effectives que ces pseudo-particules créent et dans lesquels elles baignent. Pour mieux comprendre ces phénomènes, un procédé appelé « fragmentation » est utilisé, qui sépare le champ magnétique en deux parties : une partie décrivant les particules magnétiques et l’autre permettant d’étudier le champ magnétique résiduel, porteur de tout autant d’informations (en particulier la manière dont ces « cordes de Dirac » se forment, sans briser les lois fondamentales de l’électromagnétisme).

Les résultats de ces recherches sont multiples et couvrent aussi bien l’élaboration de nouveaux matériaux que des nouveaux modes de stockage de données dans des systèmes basés sur ces fameuses glaces de spin.

Cet article fait partie du dossier thématique "Physique : une recherche multimillénaire, sans cesse renouvelée" réalisé dans le cadre de l'Année de la Physique, en collaboration avec Pop’Sciences - Université de Lyon (mai 2024).

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR-FRAGMENT-AAPG2019. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2020 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 20).

 

Notes
  • 1. (1) Le spin est une propriété intrinsèque des particules, au même titre que leur masse ou leur charge électrique. Il est associé au moment cinétique de la particule (comme si elle tournait sur elle-même) et à son moment magnétique (comme un minuscule aimant). Cette grandeur quantique est représentée par un vecteur, à la manière d’une petite boussole. Le magnétisme d’un atome est la conséquence du spin des particules qui le composent.
  • 2. a. b. (2) Une glace de spin est un matériau magnétique composé d’ions de terres rares. Ces éléments tirent leur magnétisme de leur configuration électronique, et sont disposés de manière régulière dans l’espace, similaire à la disposition des molécules d’eau dans la glace.
  • 3. a. b. (3) Dans une glace de spin, le système cristallin présente une multitude de configurations pour les éléments magnétiques qui le constituent. Mais toutes ces configurations, qui satisfont les règles de la glace, ont la même énergie. Il n’y a pas de configuration de plus basse énergie où le système puisse être au repos. Même à très basse température les composés restent donc sans ordre magnétique. C’est ce qu’on appelle la « frustration magnétique ».
  • 4. Unité CNRS | ENS de Lyon
  • 5. (4) L’entropie caractérise le niveau de désordre d’un milieu ou d’un ensemble de particules. Dans une « glace », cette entropie est aussi liée au nombre de configurations two-in two-out que peut prendre tous les éléments qui constituent le cristal.

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