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Quels liens et attachements tissons-nous avec le végétal en ville ? Une équipe pluridisciplinaire creuse cette question dans quatre villes d’Afrique subsaharienne. L’objectif : appréhender les usages, les savoirs et les rapports mémoriels des citadins au végétal, rarement reconnus comme faisant partie du patrimoine urbain. Les scientifiques mettent en avant le rôle de la végétation dans diverses formes d’identifications citadines.
Le long des rues, sur les places ou encore dans les jardins privatifs, le végétal façonne nos paysages urbains. Comment percevons-nous ces éléments de verdure au milieu du bâti ? Quels rôles jouent-ils dans la construction de notre sentiment d'appartenance à la ville ? Ces questions poussent à repenser notre relation au végétal en milieu urbain et à étudier les attachements et interactions citadines avec celui-ci.
C'est dans cette perspective – et dans le contexte peu exploré des villes du continent africain – que s’inscrit le projet INFRAPATRI1. Fondé sur la notion d’infra-patrimoine, ce dernier entend identifier et valoriser les liens entre les populations urbaines et leur environnement végétal dans quatre villes d’Afrique subsaharienne2. « Généralement, est qualifié de patrimoine des architectures et des processus sociaux et culturels reconnus par des institutions politiques. Notre parti pris est différent. Dans un contexte où il n’y a pas de mobilisation citoyenne, institutionnelle ou autre, nous regardons s’il peut y avoir malgré tout un rapport de type patrimonial à la nature », explique Marie Morelle, professeure à l’université Lumière Lyon 2.
Plongée ethnographique dans les relations aux plantes en ville
Les chercheurs du projet se sont intéressés à la végétation ordinaire qui se retrouve au cœur d’allées arborées, de friches, de jardins botaniques, de petites cultures maraichères et jusque dans les cimetières. À travers une approche alliant géographie, anthropologie, histoire et botanique, les chercheurs souhaitaient analyser les relations nouées avec le végétal et leur importance pour les habitants.
Sur le terrain, géographes et anthropologues ont notamment adopté une démarche ethnographique. Ils observent par exemple la vie autour d’un arbre isolé ou d’un espace végétalisé. Ils s’asseyent, discutent avec les usagers et les riverains et constatent des liens qui se nouent au quotidien avec le végétal présent. Les habitants leur partagent leurs expériences, leurs souvenirs et leurs émotions. « À Yaoundé (Cameroun), certains parlent de cet arbre auquel ils grimpaient plus jeunes ; aux graines que leur mère mettait dans leurs poches pour les protéger. Nous collectons beaucoup d’affects connectés au passé et observons une nostalgie ou un sentiment d’impuissance qui nous rapproche de la notion d’infra-patrimoine », poursuit Marie Morelle.
Un jeune fossoyeur du cimetière de Sango. Ibadan, juillet 2023 © Obayomi A. Anthony
Des attachements multiples
Les attachements et usages du végétal se déclinent selon de nombreux angles. Ils sont d’ordres mémoriel, mais aussi rituel, ou encore ils font des espaces végétalisés des lieux de sociabilité au quotidien. Le végétal apporte aussi des ressources médicinales et participe à la subsistance. Il est parfois mentionné pour ses aspects esthétiques. « À Ibadan (Nigeria), j’ai notamment rencontré un jeune fossoyeur qui m’a montré tous les arbres qu’il trouvait beaux au sein du cimetière où il travaille. Je ne m’attendais pas forcément à ce que ce genre de connexions émerge dans un endroit comme celui-là », confie Émilie Guitard, anthropologue au CNRS et directrice d’INFRAPATRI.
Par ailleurs, les chercheurs notent que peu de gens affirment planter tel arbre parce qu’il va limiter l’impact du changement climatique ou maintenir la biodiversité en ville, même si nombre de citadins ont conscience de ces enjeux et phénomènes écologiques. « Ce résultat est important, car je pense que les programmes de développement urbain et les institutions commettent souvent l’erreur d’utiliser un discours écologique pour sensibiliser les habitants à leurs actions, alors que cela ne fait pas écho à leurs premières préoccupations en relation au végétal », ajoute Émilie Guitard.
Un projet pluridisciplinaire, à l’interface entre arts et sciences
INFRAPATRI ne se limite pas à des observations et à des entretiens sur le terrain. À Yaoundé, les botanistes du projet ont procédé, par exemple, à des inventaires d’espèces dans les champs, les jardins et tous les lieux où se tissent les liens entre les habitants et le végétal. Deux herbiers ont été réalisés dans les quartiers enquêtés, dont l’un sera confié à l’Herbier national du Cameroun. « C’est en quelque sorte le témoignage des plantes ordinaires, car certaines sont présentes un peu partout dans la ville. Cela montre aussi que l’attachement des populations ne porte pas uniquement sur des espèces ou des arbres remarquables », décrit Sébastien Jacquot, géographe à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Autre atout du projet, la collaboration entre arts et sciences. Une quinzaine d’artistes béninois, camerounais, français, nigérians et sénégalais ont accompagné les chercheurs sur le terrain pour appréhender les rapports au végétal à travers divers médiums artistiques. « Cette coproduction de savoirs et le fait de laisser le champ libre aux artistes nous permettent d’apporter un angle sensible à notre sujet qui est une dimension que la recherche seule peut avoir du mal à appréhender », confie Émilie Guitard.
Scène nocturne sous un figuier étrangleur à l’université d'Ibadan. Ibadan, juillet 2023 © Les Sœurs Chevalme
Le paradoxe du rapport citadin à la nature
INFRAPATRI montre que le rapport au végétal est ambigu et parfois même contradictoire. « Un même individu peut à la fois regretter des pratiques de soins associées aux plantes qui ne sont plus présentes autour de lui et en même temps être l’agent de la densification du bâti et supprimer des arbres par besoin d’espace », témoigne Sébastien Jacquot. Le végétal peut être aussi au cœur de tensions religieuses. À Ibadan et Porto-Novo (Bénin), par exemple, les cultes chrétiens, à commencer par les églises de réveil, peuvent marquer leur présence dans un quartier en s’attaquant au végétal associé aux religions locales.
À l’échelle de la ville, l’expansion et la densification du bâti grignotent progressivement le végétal existant. Le béton, synonyme de modernité, est mis en opposition à cette nature qui peut être rejetée entièrement par certains habitants. Dans le même temps, les métropoles étudiées adoptent, à divers degrés, les tendances internationales et le modèle de la ville verte et durable. « Toutefois, il y a généralement un mépris des autorités pour le végétal existant. On replante ailleurs, mais on ne conserve pas la végétation déjà présente, parfois assez ancienne et qui fait l’objet d’attachements », rapporte Émilie Guitard.
Ces aspects sont notamment étudiés dans le cadre d’une thèse de géographie conduite par Rémi Jenvrin. Celui-ci a constaté qu’à Porto-Novo, les politiques d’introduction de nouvelles espèces sont faites sans grande concertation avec les habitants. Il constate aussi une tendance déjà observée à l’ère coloniale, à savoir l’implantation de certaines espèces d’arbres sans prise en compte de l’écosystème local. Plus généralement, toutes les villes du projet sont marquées par l’émergence d’espèces en vogue, comme le faux ashoka (Polyalthia longifolia). « Il s’agit d’un arbre longiligne, sans envergure, qui a un système racinaire très limité et donc peu d’effets néfastes sur les infrastructures. Il est l’objet de peu d’attachements et d’usages par les citadins, notamment parce qu’il ne produit ni ombre, ni fruit comestible. C’est très important de questionner la pertinence de ces choix institutionnels », souligne Émilie Guitard.
Dernière ligne droite
INFRAPATRI s’achèvera courant 2025. Cette dernière année sera marquée par plusieurs phases de restitution des résultats dans les quartiers enquêtés. Une première performance de l’artiste plasticien camerounais Stéphane Eloundou a eu lieu en 2023 à Yaoundé et mêlait musique et danse sur la thématique de la graine. Une exposition de dessins, de photographies et de cyanotypes sur textiles réalisés par les Sœurs Chevalme, artistes plasticiennes, et le photographe Obayomi A. Anthony, associés à des extraits de carnets de terrain d’Émilie Guitard, est également prévue à l’Alliance française de Lagos et à l’université d’Ibadan en juin 2024. Ces restitutions amorceront à leur tour une dernière phase d’enquête sur la façon dont sont reçus les résultats scientifiques et les œuvres produites.
À Émilie Guitard de conclure : « Nous espérons que ces travaux conduits en Afrique inviteront plus largement à repenser la place à accorder au végétal et au vivant dans d’autres contextes urbains. Au-delà des modèles globaux de la ville verte et durable, il existe d’autres modes de relation au végétal en ville, notamment en Afrique subsaharienne qui méritent d’être étudiées et reconnus ».
- 1. PRODIG – unité CNRS/AGROPARITECH/IRD/Université Panthéon-Sorbonne/Université Paris Cité. Ces recherches et cet article ont été financés en tout ou partie par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR-INFRAPATRI-AAPG20. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle.
- 2. Dakar (Sénégal), Ibadan (Nigéria), Porto-Novo (Bénin) et Yaoundé (Cameroun)
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du journal CNRS