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Comment vivaient les premiers agriculteurs-éleveurs du Néolithique ? Depuis plus de 40 ans, des fouilles archéologiques dans le Bassin parisien révèlent des vestiges de la culture rubanée. Celle-ci tire son nom des rubans décorant les poteries qu’elle a laissées dans son sillage. Ce mode de vie agro-pastoral en provenance de l’est de l’Europe a colonisé les bords de l’Aisne entre 5 100 et 4 900 avant Jésus-Christ. Sédentaires, ces populations vivaient en bordure de forêt au sein de petits villages organisés et composés de maisons de tailles différentes. Elles cultivaient des plantes, élevaient des animaux et produisaient des outils pour les récoltes et le quotidien. Mais comment s’organisaient leurs foyers ? Qui vivait à l’intérieur ? Quelle était leur alimentation ? Toutes ces questions sont au cœur du projet ANR HOMES[1] (pour « Modéliser la maisonnée : économies et société des premières populations agricoles d'Europe continentale »), initié en 2019 et coordonné par Caroline Hamon, archéologue préhistorienne au laboratoire Trajectoires, De la sédentarisation à l'État (VIIe - Ier millénaire av. J.-C.)[2].
Comprendre l’organisation de la société, de l’individu à la vallée
HOMES fait suite à de nombreux programmes de recherche sur le Rubané et exploite une quantité colossale de données collectées par le passé. Son terrain d’étude regroupe 10 sites archéologiques représentant ainsi 90 maisons et 75 sépultures. Son objectif : comprendre le fonctionnement de cette société en se concentrant sur l’économie des maisons et leurs relations. « Les fosses dépotoirs qui longent chaque foyer sont notre principale source d’information archéologique. On y trouve tous les vestiges d’activités, de la production à la consommation », précise Caroline Hamon.
Ces poubelles constituent de véritables mines d’or ! En étudiant des déchets de production artisanale, les chercheurs identifient, par exemple, le savoir-faire de certains individus en lien avec la production de céramique, d’outils en silex ou encore de meules à grains. Les vestiges de préparation alimentaire renseignent quant à eux sur les habitudes alimentaires et les capacités d’élevage des membres du foyer. Avaient-ils un important cheptel ou bien chassaient-ils encore du gibier ?
Proposition de reconstitution d’une maison danubienne à l’archéosite de la Haute-Ile (93). © C. Hoerni, Département de la Seine-Saint-Denis.
Puis chaque maison est intégrée dans le contexte plus large du village afin de déceler son rôle au sein du collectif et les interactions sociales. Existait-il des réseaux d’échanges entre maisons ? Est-ce que certaines produisaient des peaux d’animaux alors que d’autres étaient spécialisées sur des produits manufacturés ? Cette analyse fine est menée simultanément et de façon comparée sur les dix sites du projet.
Mettre en parallèle les informations des différents villages permet, par exemple, de déceler d’éventuels réseaux de circulation de matériaux en silex et une possible diffusion culturelle. « Nous observons que certains sites polarisent la vallée et perdurent tout au long de notre séquence d’étude, alors que d’autres villages sont plus éphémères. HOMES permet de retracer le maillage territorial et les échanges au cours du temps sur l’ensemble de notre terrain d’étude », ajoute la chercheuse.
À la croisée de multiples disciplines
Pour avoir un niveau aussi détaillé de compréhension, le projet combine et croise de nombreuses expertises. À commencer par la technologie, une tradition archéologique française qui porte sur l’analyse de chaînes opératoires de production d’outils. Le projet réunit également des tracéologues qui scrutent les empreintes microscopiques laissées sur les outils afin d’identifier leurs fonctions et les activités pratiquées au sein des maisonnées. Des archéo-zoologues et des archéo-botanistes s’intéressent respectivement aux restes de faune et de graines. Ils lèvent ainsi le voile sur les plantes exploitées et la composition des cheptels des populations rubanées. Des bio-archéologues analysent les isotopes de l’alimentation sur les squelettes. Ils identifient alors des différences de régimes alimentaires selon l’âge et le sexe biologique des individus, la présence de carences et plus largement des choix sociaux liés aux pratiques alimentaires. Enfin, des géologues pistent la diffusion des matières premières minérales à travers la vallée et les distances parcourues afin de cartographier les réseaux de circulation, voire d’échanges.
La richesse de ces expertises permet de modéliser dans l’espace, et de façon statistique, la structuration de cette société dans le Bassin parisien. Si la modélisation n’est pas nouvelle en archéologie - notamment sur des phénomènes de colonisation -, elle a finalement été rarement testée sur les sites rubanés.
De la confirmation de résultats aux nouvelles découvertes
Plusieurs résultats ont été publiés depuis le lancement du projet. À commencer par l’analyse de la taille des maisons, ou pourquoi certaines étaient plus grandes que d’autres ? Les études démontrent ainsi que la taille des foyers et leur maturité économique sont intimement liées. Les grandes bâtisses disposaient suffisamment de terres et de bétail pour vivre uniquement de leurs productions. En témoignent les restes de végétaux et d’animaux domestiques identifiés lors des fouilles des fosses adjacentes. Ce résultat, préalablement démontré sur un site, a été confirmé sur d’autres.
Par ailleurs, en analysant les décors des céramiques et les affinités de ces pratiques avec celles de régions environnantes, les chercheurs ont également identifié une limite géographique dans la diffusion culturelle entre les villages de l’est et de l’ouest de la vallée. « Nous pensons que deux zones de la vallée étaient intégrées à des réseaux d’échanges avec d’autres sites qui ne figurent pas dans notre fenêtre d’étude. C’est une nouveauté, car jusqu’à présent, la culture rubanée était perçue comme très homogène. Nous pouvons donc travailler sur des effets de limites de rayonnement géographique », décrit Caroline Hamon.
Autre nouveauté : la mise en évidence de maisons de producteurs de meules. Jusqu’à présent, les experts avaient émis l’hypothèse que les foyers étaient autosuffisants : chacun consommait ce qu’il produisait. Les contributeurs de HOMES démontrent que les villages s’organisaient également afin de conserver une cohésion sociale par le biais des échanges entre les maisonnées. Par ailleurs, une autre recherche croisant les données de la tracéologie et de l’archéo-botanique a dévoilé de nouvelles connaissances sur les pratiques alimentaires de populations rubanées. L'analyse de l’usure des outils de broyage et l’étude de restes de plantes a mis en évidence les étapes de la transformation de ces dernières. Les chercheurs ont également observé l’utilisation d’écorces et de fougères connues pour leurs propriétés médicinales.
Toutefois, certains mystères persistent. « Une fois que nous aurons une vision de l’organisation économique de la société, nous essaierons d’éclairer plus finement nos observations à l’échelle des personnes. L’analyse en cours des sépultures jouera alors un rôle déterminant en vue de détailler les trajectoires d’individus particuliers au sein de ces sociétés », précise Caroline Hamon.
Quel avenir pour la recherche sur ces populations anciennes ?
Si HOMES parvient à réaliser une analyse globale aussi détaillée des processus d'organisation des villages, c’est parce qu’il bénéficie de plusieurs atouts offerts par son terrain d’étude. La relative courte durée d'occupation des sites limite les risques de mélanges chronologiques. Ainsi, il est facile de déterminer quelle fosse correspond à quelle maison dans les villages. De plus, le contexte géologique du Bassin parisien assure une bonne conservation des ossements. En conséquence, la vallée de l’Aisne dispose d’une importante quantité de données sur la faune relativement favorable pour cette période.
Les chercheurs du projet HOMES comptent bien faire profiter l’ensemble de la communauté s’intéressant à la culture rubanée en Europe de leurs résultats. À terme, ces derniers seront comparés à ceux d’autres sites par-delà le Danube. « L’objectif sera de déterminer comment la modélisation de l’organisation économique des premières sociétés agro-pastorales de notre secteur s’apparente ou non à celle d’autres régions. Et au moment venu, nous verrons si nous pouvons identifier d’éventuels réseaux d’échanges à plus grande échelle », conclut la chercheuse.