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De récents travaux de scientifiques révèlent des phénomènes surprenants dans la dynamique des fluides à l’échelle nanométrique. Certains des mécanismes découverts pourraient être utiles à la filtration des liquides et à la production d’électricité propre et durable.
Comment l'eau et les ions 1se comportent-ils lorsqu'ils sont confinés à l’échelle de quelques molécules ? Cette question est loin d’être anecdotique, puisqu’y répondre ouvre la voie à la conception de membranes d’échelle nanométrique, qui pourraient accélérer l’innovation dans des domaines aussi variés que la désalinisation, la filtration, ou la production d'énergie propre.
Anne-Laure Biance est une physicienne passionnée par la mécanique des fluides. À la tête de l’équipe Liquides et Interfaces de l’Institut lumière matière2, elle explore avec ses collègues les propriétés étonnantes de films de liquide ultraminces. Il s’agit de couches de liquide de quelques nanomètres d’épaisseur qui recouvrent certaines surfaces solides, quand elles sont exposées à de la vapeur d’eau. À cette échelle, les interactions entre les molécules du liquide, du solide et de l’air, peuvent modifier la forme, la stabilité et le transport des ions dans le film de liquide, et ainsi créer des phénomènes intéressants pour la science et la technologie.
Des systèmes naturels qui s’auto-assemblent
Les scientifiques lyonnais ont récemment publié un article dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences, qui révèle de surprenants phénomènes de couplage entre les molécules d’eau, les ions et la surface solide sur laquelle le film se forme. « Nous avons étudié les interactions que les molécules d’eau en circulation et les ions présents dans le milieu, ont avec les parois du solide », détaille la chercheuse. Leur objectif : comprendre ces interactions dans le détail, pour ensuite proposer des principes généraux pour développer une nouvelle génération de membranes aux capacités filtrantes ou électriques encore inégalées.
Pour mener à bien leur projet, les scientifiques ont adopté l’approche originale de la “soft nanofluidique” pour leurs expériences. Il s’agit d’étudier les écoulements de fluides à l’échelle nanométrique « en utilisant des systèmes naturels qui s’auto-assemblent, comme c’est le cas pour les films de savon3, ou pour nos films de mouillage », précise Anne-Laure Biance (voir le schéma ci-après). Ces derniers se forment spontanément par l’attraction de l’eau sur un solide (le substrat) hydrophile, en l’occurrence de la silice. Les chercheurs sont parvenus à former des films homogènes et extrêmement fins, dont ils peuvent varier l’épaisseur en contrôlant l’humidité de l’environnement.
Au-delà des lois classiques de la physique
Une fois les films de mouillage constitués et stabilisés, l’équipe de physiciens s’est attaquée à l’étude du transport des ions à l’intérieur de ceux-ci, c’est-à-dire leur capacité à laisser passer le courant électrique. Pour ce faire, ils ont déposé des électrodes sur les substrats pour mesurer le courant induit par le déplacement des ions. Or, « dans ce type de système, les interactions entre la membrane et la paroi du substrat sont parfois originales » observe Anne-Laure Biance. En effet, en dessous d’un nanomètre d’épaisseur, les réactions physico-chimiques diffèrent de celles prévues par les lois classiques de la physique des fluides.
Conductance des films de mouillage. © Emilie Josse
Les scientifiques ont exploré ces comportements troublants et sont désormais en mesure de décrire les trois facteurs qui influencent la conductance des films de mouillage, c’est-à-dire leur aptitude à conduire le courant. Il s’agit de la nature du substrat sur lequel les films s’assemblent, de l’épaisseur de ces derniers et de la présence d’une couche moléculaire particulière entre les deux.
- D’abord, la surface du substrat de silice qu’utilisent les physiciens se charge au contact de l’eau. Cette charge crée un potentiel électrostatique (une capacité à attirer d’autres charges) qui influence la distribution des ions dans la membrane.
- Ensuite, la conductance des ions dépend de l’épaisseur du film de mouillage, que les scientifiques sont capables d’ajuster. Plus le film est épais, plus la conductance est élevée (jusqu’à un plateau haut autour de 1,2 nm).
- Enfin, ce phénomène est également affecté par la présence d’une couche moléculaire près de la surface du substrat, dans laquelle les ions sont bloqués. Cette couche a une épaisseur d’environ 0,3 nm, correspondant à la taille d’une molécule d’eau. Anne-Laure Biance et son équipe ont constaté « qu’en dessous de cette épaisseur, les ions pouvaient littéralement se coller à la surface du substrat, pour ne jamais s’en détacher et inhiber ainsi le transport électrique ».
Offrir un avenir à l’énergie osmotique
En caractérisant précisément la dynamique des fluides à ces échelles, les physiciens ouvrent la voie à la conception de nouveaux systèmes de filtration ou de conversion d’énergie, comme la récupération d’énergie osmotique. Il s’agit de l’énergie générée en exploitant la différence de salinité entre deux milieux liquides qui se rencontrent, comme un fleuve qui se jette dans l’océan. Au moment de cette osmose, des charges positives et négatives sont transportées à travers des membranes séparant l’eau douce et l’eau salée, et produisent un courant ionique converti ensuite en un courant électrique.
Récupération de l'énergie osmotique. © Emilie Josse
C’est ce que propose déjà la start-up Sweetch Energy, à laquelle s’est associée Anne-Laure Biance à son lancement. L’entreprise offre une « solution électrique zéro émission, permanente et rentable », à base d’eau, de sel, et de membranes INOD®.
Les récentes avancées du laboratoire en nanofluidique, que ce soit sur les films de mouillage ou sur des systèmes similaires comme des bulles de savon, font espérer les physiciens de pouvoir « encore mieux comprendre les mécanismes de récupération d’énergie osmotique », et contribuer ainsi à la montée en puissance de cette technologie dans le mix électrique mondial. Au regard du potentiel que cette source d’énergie représente sur terre (625TW par an, soit l’équivalent de 3 % de la consommation mondiale d’électricité), force est de constater qu’aux grands maux du climat, les remèdes ne sont pas nécessairement grands par la taille.
Cet article fait partie du dossier thématique "Physique : une recherche multimillénaire, sans cesse renouvelée" réalisé dans le cadre de l'Année de la Physique, en collaboration avec Pop’Sciences - Université de Lyon (mai 2024).
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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR-SoftNanoFlu-AAPG2020. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2020 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 20).
- 1. Un ion est un atome qui a gagné ou perdu un ou plusieurs électrons, ce qui lui confère une charge électrique. Son déplacement dans l’eau provoque la conduction d’un courant électrique.
- 2. Unité CNRS, Université Claude Bernard Lyon 1
- 3. Un film de savon est le fin film liquide souvent coloré qui entoure une bulle de savon