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Lorsqu’il pleut, une partie de l’eau ruisselle jusqu’aux rivières alors qu’une autre va s’infiltrer dans le sol pour rejoindre les nappes phréatiques. Les eaux transitant sous terre, souvent plus anciennes, ont une composition chimique grandement altérée par le contact avec les minéraux et les microorganismes du sol. Au contraire, les eaux de surface, plus jeunes, sont vectrices de nombreux contaminants urbains ou agricoles. « À l’interface sédimentaire formée par le lit d’une rivière, on assiste à un mélange fortement réactif entre des eaux d’âges et de natures différentes, explique Joris Heyman, chargé de recherche CNRS au laboratoire Géosciences Rennes1. Nous pensons que ces conditions réactives exceptionnelles peuvent avoir un impact considérable sur les cycles hydrologiques à grande échelle, comme ceux de l’azote et du carbone. »
Toutefois, les mécanismes de transport et d’échange de matière entre une rivière et son lit restent mal compris. Les multiples échelles de temps et d’espace en jeu en font un système complexe particulièrement intéressant du point de vue de la physique. De plus, les lits de rivières sont à la croisée de nombreuses disciplines scientifiques, comme l’hydrologie, la géomorphologie, la chimie et la biologie. Enfin, voir et quantifier l’invisible dans les sédiments d’une rivière en crue pose des défis techniques, qui ont limité jusqu’à aujourd’hui la quantité de données disponible sur cette zone.
De la rivière au laboratoire
Pour dépasser ces limites, Joris Heyman et son équipe du laboratoire Géosciences Rennes utilisent des modèles micro et millifluidiques2 de milieux poreux analogues, pour explorer le transport réactif de la matière à l’interface rivière-sédiment. Ces modèles expérimentaux sont soumis à des conditions équivalentes à celles constatées en rivière et permettent de recréer, au laboratoire, un sujet d’étude comparable et complètement instrumenté. L’équipe emploie alors des réactifs chimiques fluorescents ou luminescents3, afin d’identifier et de quantifier, au sein même du sédiment, les zones fortement réactives. En modifiant l’intensité et la direction des écoulements, les chercheurs peuvent observer en temps réel l’effet des variations de débit ou des remontées de nappe.
Expérience iso-indice d'écoulement fluides à l'interface sédimentaire entre une rivière (partie haute) et la nappe phréatique (partie basse). Les sédiments sont modélisés par des billes transparentes d'indice de réfraction similaire à l'eau. Une nappe laser vient illuminer une tranche du modèle, et mettre en apparence les phénomène de mélange de soluté à l'interface, notamment la production de tourbillons (haut a gauche). ©Joris Heyman, Géosciences Rennes
« Nos travaux ont montré que le dynamisme des rivières joue un rôle clef dans l’accélération des échanges et des réactions entre les eaux de surfaces et les eaux profondes, poursuit Joris Heyman. La rugosité naturelle des fonds de rivière, présentant des dunes, des bancs de sable ou des méandres, favorise fortement le mélange des eaux. De plus, la variabilité des débits, des crues et décrues agissent comme une pompe naturelle qui facilite les écoulements et le transport de matière. »
Des capteurs pour mieux comprendre les rivières
Ces découvertes sont cruciales pour la restauration des cours d’eau, car elles suggèrent qu’une rivière sinueuse et dynamique aura de meilleures capacités de filtration naturelle des eaux qu’une rivière largement anthropisée4 et contrôlée. « Mes collègues et moi-même sommes d’ailleurs très investis dans des programmes scientifiques de suivi de renaturation des cours d’eau, comme sur la Sélune qui se jette dans la baie du mont Saint-Michel, et qui a vu pendant 100 ans son cours modifié par des barrages hydroélectriques », précise Joris Heyman.
Une thèse a permis d’installer dans le lit de cette rivière une multitude de capteurs autonomes mesurant pression, température, oxygène dissous et conductivité de l’eau. Les premières années d’étude ont montré une dynamique exceptionnelle des signaux, qui corrobore les observations expérimentales faites en laboratoire.
Vue du site d’étude de la zone hyporhéique5 sur la rivière Sélune, en Normandie. La vallée déboisée correspond à l’ancienne emprise du barrage de Vezin. © Joris Heyman, Géosciences Rennes
Le rôle du chaos
Par ailleurs, de nouvelles techniques d’imagerie 3D en milieu opaque, développées à Géosciences Rennes lors d’un premier projet ERC en 2015, offrent aujourd’hui de premières images de mélanges réactifs dans des milieux poreux à l’échelle du grain. « Nous avons pu observer que, même à l’échelle microscopique, les milieux poreux pouvaient favoriser le mélange des fluides les traversant, grâce à un processus dit de chaos déterministe, détaille Joris Heyman. Cette découverte bouleverse notre compréhension des mécanismes de transport dans les sols, qui date déjà de plusieurs dizaines d’années. »
Des systèmes physiques simples, dont la dynamique est parfaitement connue, peuvent prendre des trajectoires complètement imprédictibles en présence de chaos. Ce phénomène a déjà bien été documenté dans le cas des écoulements turbulents dans l’océan et l’atmosphère. C’est d’ailleurs lui qui pose une limite indépassable sur les prédictions météorologiques au-delà de quelques jours. L’existence de phénomènes chaotiques a plus petite échelle dans des écoulements extrêmement lents et laminaires n’avait jamais encore été observé.
Des milieux poreux « intelligents »
Un nouveau projet ERC, débutant cette année à Géosciences Rennes, ambitionne de faire la lumière sur ces phénomènes de chaos microscopique. Il doit notamment expliquer la genèse de ce phénomène et ses conséquences dans les milieux naturels, tels les lits de rivières ou les roches poreuses et fracturées. « Une idée folle, mais pas complètement impossible, serait de contrôler précisément l’agencement et la forme des grains d’un milieu poreux pour en modifier ses caractéristiques chaotiques, avance Joris Heyman. L’impression 3D nous donne aujourd’hui la possibilité d’une telle manipulation. »
Joris Heyman entrevoit des applications potentiellement importantes pour ces milieux poreux « intelligents », notamment dans l’industrie chimique et pharmaceutique, grandes utilisatrices de colonnes poreuses. Les batteries pour les véhicules électriques sont aussi constituées de matrices poreuses, dont l’optimisation pourrait augmenter l’efficacité et la puissance fournie.
« Mes travaux ont beau être très fondamentaux et toucher à différentes disciplines comme la physique et l’ingénierie, la question de la qualité de l’eau, critique en Bretagne, me motive au jour le jour, affirme Joris Heyman. C’est une préoccupation que je garderai toujours en tête et qui guidera mes futures recherches. »
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Ces recherches ont été financées en partie par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR-SUCHY et par la Métropole de Rennes (AES OpenSPIM). Elles se poursuivent aujourd’hui sur l’ERC CHORUS (2023-2028). Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 18-19).
- 1. Géosciences Rennes (CNRS / Université de Rennes)
- 2. Microfluidique : science qui consiste à contrôler et manipuler de manière précise des fluides enfermés dans des circuits de canaux de très petite échelle, généralement moins de 100 µm de diamètre. La millifluidique traite de la manipulation et de l’observation des fluides dans des circuits de moins de 1 millimètre.
- 3. La luminescence est une émission de lumière dite « froide » par opposition à l'incandescence qui est dite « chaude ».
- 4. Anthropisé : modifié par les sociétés humaines.
- 5. La zone hyporhéique est une zone en dessous et à côté du lit d'une rivière, où il y a mélange des eaux souterraines profondes et des eaux de surface.
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