Donner du sens à la science

A propos

À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
Pour en savoir plus, lire l'édito.

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Par le réseau de communicants du CNRS

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Les digues, un patrimoine à préserver ?
09.11.2023, par Anne-Sophie Boutaud
Le long des littoraux comme des berges des fleuves, les digues ont façonné nos paysages. Face aux bouleversements et aux enjeux liés au changement climatique, les scientifiques s’interrogent désormais, au-delà de leur seule histoire et des techniques de construction, sur leur devenir au XXIᵉ siècle.

Elles nous protègent contre les assauts de la houle et des risques de submersion ; elles préviennent également des inondations au bord des fleuves et des crues dans les marais. En France les quelque 9 000 kilomètres de digues, entre petites murailles de béton et levées de terre plus ou moins végétalisées et parfois enrochées, font ainsi figure de premier rempart contre les eaux : une défense dure contre les éléments que l’on a longtemps convenue de renforcer, de rehausser face aux impacts du changement climatique. Mais leur rôle est en fait pluriel. Elles assurent aussi de nombreux services écosystémiques et forment par endroits de véritables corridors écologiques artificiels, accueillant une large biodiversité, les usagers des lieux ou des promeneurs occasionnels.

Baie de Lancieux, brèche dans une digue - dépoldérisation accidentelle. © Lydie Goeldner-GianellaBaie de Lancieux, brèche dans une digue - dépoldérisation accidentelle. © Lydie Goeldner-Gianella

La transdisciplinarité pour étudier les digues à travers leurs quatre enjeux

Depuis 2018, une équipe de scientifiques, menée par Lydie Goeldner-Gianella, se penche sur ces ouvrages. « Les digues sont-elles vues par les populations seulement à travers leur fonction défensive ? Comment ont-elles évolué ? Comment évolueront-elles au XXIe siècle ? Quels en sont et en seront les usages ? » s’interroge la géographe. Le projet DIGUES - Digues, Interactions, Gestion, Usages, Environnement, Scénarios1 a été pensé et construit à travers une pluralité de disciplines et de méthodes en sciences humaines et sociales. Il rassemble six laboratoires de recherche : le Laboratoire de Géographie Physique2, le laboratoire Dynamiques sociales et recomposition des espaces3, le Laboratoire de recherche en projet de paysage (Larep, rattaché à l'École nationale supérieure de paysage), le laboratoire LIttoral ENvironnement et Sociétés4, Prodig - le Pôle de recherche pour l'organisation et la diffusion de l'information géographique5 -, et le Centre de recherches historiques6. « Nous souhaitions ainsi questionner et discuter les quatre enjeux que nous avions identifiés en amont du programme : ceux de la sécurité et la protection qu’elles offrent face aux eaux ; ceux des usages qu’elles permettent, comme l’agriculture et les loisirs ; ceux des paysages qu’elles composent ; et ceux de la biodiversité et de la nature qu’elles perturbent ou qu’elles abritent », précise la chercheuse.

En géographie physique, les scientifiques ont assuré les mesures et les relevés sur sites durant quatre ans ; les paysagistes ont déployé des actions d’observation et de médiation ; les historiens se sont concentrés sur l’analyse d’archives régionales ; les politologues et les ethno-écologues ont pu conduire des séries d’entretiens, alors que les géographes humains ont questionné les résidents et usagers des digues. « Cette transdiciplinarité était nécessaire pour pouvoir aborder les enjeux propres à notre objet d’étude. Nous avions des habitudes de travail en commun qui nous ont permis de mêler le qualitatif et le quantitatif, et de nous ouvrir, tous, aux méthodes de recherche des autres », souligne Lydie Goeldner-Gianella. Leur objectif : déterminer, à l’issue du projet, des scénarios d’évolution des digues à la fois adaptés et susceptibles d’accompagner les politiques de gestion locales - la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI) incombant depuis 2018 aux intercommunalités7 -, mais aussi génériques pour aider les gestionnaires de digues à penser l’avenir.

Une représentation sociale entre défense et usages

Sur le terrain, les scientifiques du projet ont étudié plus largement les systèmes d’endiguement, c’est-à-dire, outre l’avant-digue, la digue elle-même et ce qu’elle protège en arrière : infrastructures, habitations, terres agricoles… Ils se sont concentrés sur sept sites, trois littoraux - les digues de la baie de l’Authie, de la baie des Veys et de la Dives89 - et quatre fluviaux - les murettes d’Ile-de-France (berges de la Seine), les digues de la Loire à Jargeau et Luthenay-Uxeloup, et les digues orientales du marais Poitevin. À l’aide de l’arsenal des méthodes déployées, les chercheurs ont identifié plusieurs stratégies mises en place et/ou scénarios possibles pour l’avenir de nos digues : les laisser en l’état ; ou, à travers des méthodes de défense dure, déployer des moyens pour les rehausser, les renforcer, voire engager la construction de nouvelles digues ; ou, à travers une gestion dite de défense douce, les abaisser, les ouvrir, ou les faire reculer ; ou enfin, à travers d’autres orientations, proposer de les végétaliser, d’encourager la fréquentation (tourisme, promenade), ou d’engager la patrimonialisation de ces ouvrages.

À travers les archives du Monde depuis sa création, en 194410, ils ont aussi cherché à analyser précisément la manière dont les digues étaient perçues et représentés médiatiquement. « Globalement, nous constatons, grâce à ces archives, que la défense contre les eaux est constamment prioritaire depuis 1944 ; les usages, sont présents sur toute la période ; et les enjeux liés à la nature et au paysage constamment minoritaires. La forte séparation entre chacun de ces quatre enjeux empêche que l’on prenne en considération les digues de façon globale sous toutes leurs facettes », précise la géographe. Ces résultats, qui ont confirmé leurs hypothèses, font écho aux entretiens menés par les scientifiques du projet auprès de plus de 800 personnes sur les différents scénarios possibles d’évolution des digues - et dont les conclusions paraîtront d’ici la fin de l’année. Parmi les premiers éléments qui ressortent, se dégagent la volonté d’une absence de changement des digues et un certain intérêt de leurs usages comme lieux de promenade. « La primauté donnée jusqu’à nos jours aux enjeux de défense et aux usages semble être à la fois la cause et la conséquence de l’importance majeure prise par des méthodes rigides de gestion des digues. En parallèle, la faible importance accordée aux enjeux de nature et de paysage semble être la cause et la conséquence du faible essor de la défense douce et de méthodes souples de gestion de ces ouvrages », tranchent les scientifiques, à l’issue de leur analyse des représentations médiatiques des digues dans journal Le Monde.

Digue exploitée et empruntée dans le Marais poitevin. © Lydie Goeldner-GianellaDigue exploitée et empruntée dans le Marais poitevin. © Lydie Goeldner-Gianella

Ouvrir les digues ?

Pour Lydie Goeldner-Gianella, « la France accuse un certain retard dans sa réflexion sur l’évolution de ses digues. Des réticences, notamment sociales, sont dues à un certain attachement à ces paysages transformés, à ces digues qui protègent plus largement des territoires conquis par l’Homme. Si la protection des populations contre les eaux reste un enjeu essentiel, d'autres enjeux nous semblent tout aussi pertinents et à prendre en considération dans la société contemporaine : à savoir les usages, le paysage et la nature ». Face à ces réticences pour des formes plus innovantes ou radicales de défense douce contre les eaux (comme l'abaissement ou la réouverture des digues - la dépoldérisation -, la gestion de la végétation et de la biodiversité sur la digue ou dans ses environs, de la fréquentation des digues et de leur éventuelle patrimonialisation), les chercheurs forment l'hypothèse qu’ils pourront y répondre par la construction de scénarios de transition, s'appuyant sur la totalité des enjeux en présence, mais aussi sur l’ensemble des orientations possibles des systèmes d’endiguement. Avec la pandémie liée au Covid-19, qui a limité le travail sur le terrain, le projet DIGUES a malheureusement accusé un certain retard. « Mais nous devrions parvenir dans les prochains mois, grâce au travail du post-doctorant Charles de Godoy Leski, à établir un certain nombre de scénarios pour l’avenir, outils d’aide à la décision locale ; il faudra sans doute mettre en place des mesures transitoires – entre défense rigide et défense souple –, et maintenir les usages par exemple », ajoute la chercheuse. Engager certains scénarios, comme la dépoldérisation, nécessite de prendre en considération les attentes des populations : l’adhésion des citoyens et des acteurs locaux est un enjeu clé et un facteur de réussite. Dans ce but, l’équipe du projet a notamment mené des actions de médiation auprès du grand public, comme un jeu sérieux sur l’évolution des digues de la Dives, et a réalisé un film scientifique - Viendra la Mer - consacré aux digues de la Baie des Veys.

Notes
  • 1. Ces recherches et cet article ont été financés en tout ou partie par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR-DIGUES-AAPG18. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle.
  • 2. LGP, CNRS/Université Panthéon-Sorbonne/Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne
  • 3. LADYSS, CNRS / Université Panthéon-Sorbonne/Université Paris Cité/Université Nanterre/Université Vincennes-Saint-Denis
  • 4. LIENSs, CNRS/La Rochelle Université
  • 5. Prodig, CNRS/IRD/Institut national des sciences et industries du vivant et de l’environnement/Université Panthéon-Sorbonne/Université Paris Cité
  • 6. CRH, EHESS/CNRS
  • 7. Douillard T., L. Goeldner-Gianella, C. Carré, D. Grancher, Les digues littorales à l’heure de la GEMAPI : Une opportunité de gestion intégrée face au risque de submersion ? Le cas des estuaires de la Dives et de la Baie des Veys. Bulletin de l’Association de Géographes Français, décembre 2021.
  • 8. Rich F., Douillard T., Petit-Berghem Y., Robinet N., Jolly G., Lempérière G., 2021, « Trajectoire paysagère des digues fluviales confrontées aux risques côtiers : le cas des marais de la Dives (Calvados, France) », Géocarrefour, numéro spécial “Chercheurs d’eaux au temps des changements globaux. Quelles perspectives pour les territoires”.
  • 9. Jolly G., Robinet N., Lempérière G., Petit-Berghem Y., 2022, « Caractérisation des habitats ripariens et du fonctionnement écopaysager d'un petit fleuve endigué : le cas de la basse vallée de la Dives (Calvados, France) », Physio-Géo, vol.17, 1-28.
  • 10. Lydie Goeldner-Gianella, Youcef Abdi, Delphine Grancher et Emmanuèle Gautier, « L’évocation des digues maritimes et fluviales en France dans Le Monde : le rôle de la presse pour stimuler une réflexion sur le devenir des digues au xxie siècle », Norois, 261 | 2021, 39-58.

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