Donner du sens à la science

A propos

À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
Pour en savoir plus, lire l'édito.

Les auteurs du blog

Par le réseau de communicants du CNRS

A la une

Les plateformes contributives culturelles : la révolution (discrète) du savoir partagé ?
07.10.2025, par Anne-Sophie Boutaud, Délégation Île-de-France Meudon
Mis à jour le 07.10.2025

Si Facebook, Instagram ou YouTube ont transformé les interactions et les pratiques créatives sur la toile, un autre internet, plus discret, existe ; il repose sur des dynamiques contributives, échappant aux logiques commerciales, et favorisant la production et le partage des savoirs. Le projet COLLABORA, mené à l’Université Paris Nanterre, s’intéresse à ces nouvelles formes de collaboration numérique, particulièrement dans les domaines culturels.

© Marvin Meyer / Unsplash© Marvin Meyer / Unsplash

Cinq minutes par jour pour faire avancer la science : du 15 novembre au 31 mars, le programme de sciences participatives Vigie-Nature, porté par le Muséum nationale d’histoire naturelle et ouvert à tous et toutes, appelait les volontaires à contribuer à la recherche en observant la biodiversité ordinaire qui nous entoure. S'appuyant sur des protocoles simples et rigoureux élaborés par les scientifiques, les apprentis-chercheurs sont ainsi invités à installer des mangeoires sur leur balcon ou dans leur jardin, à apprendre à reconnaître les 27 espèces d’oiseaux les plus communes, et transmettre leurs observations directement aux chercheurs via l’application BirdLap. Ces projets concernent aussi les papillons, les espèces végétales citadines, voire… les escargots. Autres exemples notables de plateformes contributives : Wikipédia, encyclopédie incontournable gratuite, accessible en ligne et collaborative où certains contributeurs sont progressivement « reconnus » et identifiés comme fiables ; ou encore les initiatives de crowdsourcing dans la numérisation du patrimoine culturel, telle que Transcribe Bentham, projet participatif de transcription de manuscrits originaux et non étudiés écrits par le philosophe et réformateur Jeremy Bentham (1748-1832).

Redéfinir la collaboration en ligne

C’est un fait : depuis plusieurs années, le nombre de plateformes contributives se multiplient et redéfinissent les interactions entre les institutions, les scientifiques et les amateurs. Pour Marta Severo, professeure des universités en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris Nanterre qui porte le projet COLLABORA1, ce tournant participatif dans le monde institutionnel et académique a émergé en réponse à une demande croissante d’inclusivité et de démocratisation de la production des savoirs. « Ces initiatives ont été motivées par la redécouverte de l’apport précieux que les communautés peuvent offrir, ainsi que par la nécessité de renouveler les méthodes de recherche face à l’ère numérique », souligne-t-elle. Marta Severo s’intéresse à ces nouvelles pratiques collaboratives sur le web, et plus particulièrement à celles qui s’inscrivent dans le champ culturel. Les travaux du projet COLLABORA s’oppose à une vision uniquement critique des contributions numériques, trop souvent réduites à leur exploitation par les plateformes commerciales. Si les plateformes collaboratives ont longtemps été associées à des communautés de passionnés, elles s’imposent aujourd’hui comme des outils incontournables dans la circulation des connaissances et ne se limitent plus à la simple documentation ou à la numérisation d’archives : elles structurent des écosystèmes entiers où amateurs et experts co-construisent activement du contenu, questionnant ainsi les hiérarchies traditionnelles du savoir. À la croisée des mondes académiques, associatifs et amateurs, ces plateformes se distinguent par leur modèle participatif. Contrairement aux sites institutionnels où le public reste passif, elles impliquent directement les utilisateurs dans la création et la valorisation des contenus. « Ces espaces permettent une co-construction horizontale des savoirs », souligne Marta Severo. À travers Wikipédia mais aussi OpenStreetMap, carte ouverte et collaborative du monde, ou encore TelaBotanica, réseau collaboratif de botanistes francophones, c’est une autre manière de produire et de partager la connaissance qui se dessine, loin des circuits de validation classiques.

Un tournant institutionnel

Longtemps méfiantes face à ces pratiques issues du web, les institutions culturelles et académiques prennent désormais conscience de leur potentiel. Dans les musées, les bibliothèques ou les archives, des dispositifs participatifs fleurissent, intégrant les citoyens dans la documentation des collections ou la numérisation des fonds. Ce changement s’explique par un double impératif : le besoin d’impliquer de nouveaux publics dans la préservation et l’étude du patrimoine, et l’accès à des ressources souvent inatteignables par les seules forces institutionnelles. Ce tournant participatif repose également sur une évolution des mentalités : il ne s’agit plus seulement d’informer un public passif, mais bien de reconnaître les apports des citoyens dans l’élaboration du savoir commun. « Ces nouveaux espaces de contribution offrent une arène où les amateurs peuvent démontrer leur expertise, souvent spécialisée, ce qui conduit les institutions à reconnaître leur rôle essentiel dans la construction de savoirs. Les contributions sont généralement vérifiées par des processus de modération collaborative, où des pairs et des experts institutionnels valident les apports, créant ainsi un cadre hybride de validation des connaissances », explique Marta Severo. Pour elle, cela soulève des enjeux fondamentaux pour les institutions, qui doivent adapter leurs processus de validation traditionnels pour intégrer des contributions extérieures, tout en assurant la qualité et la fiabilité des contenus diffusés ainsi que la reconnaissance du travail réalisé par les contributeurs.

Observer pour comprendre

Pour mieux cerner ces évolutions, le projet COLLABORA a entrepris un travail de cartographie des plateformes contributives culturelles. Son observatoire, créé en 2019, recense plus de 130 dispositifs, analysés selon des critères précis : organisation, modalités de participation, types de données produites. Cette base de données, accessible en ligne, constitue aujourd’hui une ressource précieuse pour les chercheurs et les acteurs du domaine. La méthodologie adoptée repose sur une approche mixte, combinant analyse quantitative et observation ethnographique. L’objectif : repérer les modèles émergents et identifier les conditions nécessaires à la viabilité et à la pérennité des plateformes contributives. « Cet observatoire a été mis en place afin de recenser de manière ponctuelle les dispositifs contributifs culturels surtout en France, mais aussi à l’étranger, et d’en mettre en évidence, par le biais d’une fiche très détaillée, les thèmes, les sujets, les éléments innovants et l’organisation du travail du dispositif, mais aussi d’anticiper les évolutions possibles de ces outils collaboratifs. Nous voulions comprendre ce qui fait le succès ou l’échec de ces plateformes, et comment elles s’insèrent dans l’écosystème du savoir », développe Marta Severo. En juillet 2022, le Forum : contribution numérique, cultures, savoirs organisé au Carrefour numérique de la Cité des sciences et de l’industrie (Paris) a clôturé le projet COLLABORA. « Cette journée a été l’occasion d’initier un réseau de pratiques et de nouer de potentielles collaborations entre porteurs, professionnels et chercheurs », s’enthousiasme la chercheuse.

Vers une reconnaissance des contributeurs et des contributrices ?

Sur le plan empirique, COLLABORA a permis de mettre en lumière la diversité des pratiques contributives et l’importance du rôle des amateurs dans la production culturelle. Politiquement, le projet a contribué à sensibiliser les institutions à la nécessité de repenser leurs modèles de gouvernance pour intégrer ces nouvelles formes de collaboration. « Une surprise majeure a été l’enthousiasme et l’engagement des contributeurs individuels, au-delà des attentes initiales. Pour aller plus loin, il serait essentiel de renforcer les réseaux créés et de promouvoir une reconnaissance institutionnelle accrue des contributions amateurs », souligne Marta Severo. Car malgré leur rôle croissant, les participants à ces plateformes peinent encore à obtenir une reconnaissance institutionnelle. Ces formes de contributions posent aussi la question de la motivation des participants. Pourquoi donner de son temps et de son savoir sans contrepartie financière ? Si certains y voient une manière d’acquérir de nouvelles compétences, d’autres y trouvent une forme de reconnaissance sociale. Toutefois, pour la chercheuse, le risque d’épuisement des contributeurs et de désengagement sur le long terme reste une problématique centrale.

Une nouvelle ère pour les communs numériques ?

À travers ces dynamiques contributives, ce pourrait être une partie de l’utopie originelle d’Internet qui renaît, celle d’un savoir partagé et ouvert. Les plateformes contributives, en encourageant la co-création et la diffusion collaborative des connaissances, participent à la construction de « communs numériques », où les ressources sont gérées collectivement par les communautés elles-mêmes. Ce mouvement de réappropriation connaît une montée en puissance, notamment avec la popularisation des licences libres et l’émergence de plateformes qui placent les utilisateurs au cœur de leur modèle. Il reflète une volonté croissante de démocratiser l’accès à la connaissance et de redonner aux communautés un contrôle sur leurs propres productions », conclut Marta Severo. Reste à voir si cette dynamique pourra s’étendre et s’ancrer durablement dans les politiques culturelles et scientifiques des années à venir. Le soutien institutionnel pourrait jouer un rôle clé dans la consolidation de ces initiatives. L’avenir des communs numériques se jouera sans doute dans cette capacité à structurer des modèles durables, conciliant engagement citoyen et exigences scientifiques.

-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR-COLLABORA-AAPG18-19. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018/2019.

Notes
  • 1. Les parties prenantes de COLLABORA incluent des institutions culturelles (le ministère de la Culture, archives nationales, MNHN, etc.), des collectivités territoriales, des chercheurs académiques, des développeurs de plateformes numériques, des associations d’amateurs, des acteurs commerciaux et des usagers individuels. Chacune de ces parties a joué un rôle clé dans la co-construction du projet, apportant des perspectives diverses et complémentaires.