Donner du sens à la science

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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
Pour en savoir plus, lire l'édito.

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Par le réseau de communicants du CNRS

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Sermons et pixels. Le numérique éclaire la prédication médiévale
14.03.2024, par Samuel Belaud, Délégation Rhône Auvergne

Les prédicateurs sont des figures importantes de l’Histoire des grandes religions monothéistes. Propagateurs de la parole divine, ils officient aujourd’hui jusque sur les réseaux sociaux. Au Moyen-Âge, des milliers de prédicateurs chrétiens sillonnaient les contrées européennes pour prononcer leurs sermons en public. Ces discours, conservés dans des manuscrits, font aujourd’hui l’objet d’analyses approfondies par les historiens. Un travail qui permet de révéler la réalité sociale, la culture et les enjeux de pouvoir de l’époque médiévale.

La scène est emblématique de la place centrale de l'Église et des clercs au Moyen-Âge. Fin du 13e siècle, au détour d’une place du marché d’une ville gasconne, un frère mendiant prend la parole et délivre un sermon à un auditoire plus ou moins attentif à son exercice oratoire. Son métier ? Prédicateur. Son objectif ? Instruire les fidèles sur les enseignements de la foi, promouvoir la morale et la piété, et guider les croyants dans leur vie spirituelle. Ses outils ? Il tente de captiver son auditoire en utilisant des discours (sermons) truffés d'analogies, de récits exemplaires (exempla) tirés d'histoires vraies, de la Bible ou de fictions, de paraboles, mais également de « distinctions » (distinctiones en latin).

 Schéma représentant la structure d'une distinction, dessiné dans la marge d'un manuscrit comme aide-mémoire. Assisi, Sacro convento, ms 501, f. 23v, marge inférieure Schéma représentant la structure d’une distinction, dessiné dans la marge d’un manuscrit comme aide-mémoire (Assisi, Sacro convento, ms 501, f. 23v, marge inférieure).

Ces distinctions représentent une pièce maîtresse de la structure des sermons de l’époque. Elles sont « le produit d’une technique intellectuelle qui considère un mot, une notion, sous ses différentes acceptions », résume Marjorie Burghart, chargée de recherche au laboratoire Histoire, Archéologie, Littérature des mondes chrétiens et musulmans médiévaux1. Autrement dit, une distinction est une forme de discours utilisée pour décomposer les questions religieuses complexes en sous-questions distinctes. Il s’agit de simplifier et « favoriser la mémorisation du message », et de persuader son auditoire avec un mode de communication clair et efficace.

Des conférenciers TED de la spiritualité

« Les sermons et la prédication correspondaient à un système de communication de masse au Moyen-Âge », insiste l’historienne lyonnaise. L’église est omniprésente sur le continent européen et organise, à partir du 12e siècle, la diffusion de son message en mobilisant un contingent de prédicateurs – des ermites, des moines, des clercs séculiers, puis de plus en plus de frères mendiants – qui s’efforcent « d’investir peu à peu tous les temps et tous les lieux de la vie sociale (La prédication aux derniers siècles du Moyen-Âge - Persée». Avec eux, la prédication devient un "métier" qui nécessite une formation approfondie. « La façon de prêcher a changé avec l’émergence des ordres mendiants. On ne prêche alors plus seulement dans les lieux de cultes ordinaires (les églises), mais aussi ‘’en tournée’’, afin de faire passer le message de l’évangile plus largement auprès d’une population qu’il s’agit d’encadrer et d’éduquer », précise-t-elle. 

Prédicateur (1325). « Ovide moralisé », par Chrétien Legouais, bibliothèque municipale de Rouen, Ms. O 4, f. 67r  Prédicateur (1325). Chrétien Legouais, « Ovide moralisé », bibliothèque municipale de Rouen, Ms. O 4, f. 67r.

Parmi la liste d’ingrédients qui composent un sermon, la distinction est celui qui restait le moins étudié, jusqu’à ce que Marjorie Burghart et sa consœur historienne Svetlana Yatsyk, s’en emparent. Leur idée : créer une base de connaissance sur les distinctions, la partager avec la communauté scientifique mondiale, et permettre – ce faisant - de mieux comprendre les idées et les modes de pensée en circulation dans la société médiévale.

La rencontre de l’histoire médiévale et des humanités numériques

Si la prédication est un art oratoire, ce savoir-faire est transmis au moyen de manuscrits que les acteurs religieux s'échangent à travers toute l’Europe. Beaucoup de ces "manuels pour prédicateurs avertis" ont été conservés et archivés dans nos bibliothèques. Ils sont désormais numérisés et un défi majeur consiste à transcrire l’ensemble de leurs contenus. C'est dans ce contexte que les humanités numériques rencontrent l'histoire médiévale.

Dans un projet de recherche de 5 ans, les deux historiennes ont allié les techniques de reconnaissance optique des caractères (OCR) et de reconnaissance des textes manuscrits (HTR) pour faciliter la transcription de ces textes présents dans des dizaines de milliers de répertoires numérisés. Or, a contrario des caractères imprimés, les lettres et symboles manuscrits ne sont jamais les mêmes. « La frontière entre les caractères est parfois trouble, illustre Svetlana Yatsyk, et il a fallu que nous entrainions nos modèles numériques de reconnaissance », sur d’importants corpus pour les rendre efficaces. Un algorithme de transcription automatique fonctionne ensuite en 3 étapes :

  • Segmentation des zones d’images (enluminures, colonnes, initiales peintes, rubriques, corps de texte) ;
  • Segmentation des lignes de texte ;
  • Transcription des caractères (mots, graphèmes et abréviations) par encodage et décodage, grâce à des réseaux de neurones.

 Capture d’écran du logiciel de reconnaissance des textes manuscrits Capture d’écran du logiciel de reconnaissance des textes manuscrits.

« Au départ du projet, j’espérais pouvoir entraîner un modèle général, capable de transcrire un large corpus de manuscrits » se souvient Svetlana Yatsyk. Mais le taux de reconnaissance des caractères (character errancy rate) n’était pas satisfaisant et la chercheuse a dû transcrire manuellement des dizaines de pages pour améliorer la précision du modèle. Cette exactitude est cruciale pour la compréhension globale des textes, car « même avec 96 % de réussite, une seule erreur parmi 20 caractères peut rendre la lecture difficile » tient à souligner Marjorie Burghart.

L’open science comme mantra

Au-delà de l'aspect technique, la reconnaissance automatique des manuscrits offre un avantage essentiel : contribuer à une base mondiale de données partagée entre médiévistes. Les chercheuses ont ainsi mis en place un outil en ligne2 permettant de consulter les distinctions transcrites, classées en différentes collections. Le partage de ces « vérités de terrain », nourrit l'amélioration continue du modèle de transcription et démontre l'importance de l'open science dans le travail des historiens. Leurs travaux permettent non seulement de mieux comprendre les savoirs et les techniques intellectuelles en circulation au Moyen-Âge, mais aussi de suivre les auteurs clés des sermons médiévaux, ainsi que les thématiques dominantes.
En défrichant cette forme de discours encore trop peu étudiée, et en créant un répertoire numérique de distinctions, les historiennes du CIHAM1 offrent à la communauté scientifique les moyens de mener des recherches approfondies sur les techniques de communication du Moyen-Âge, que l’absence de source orale rend très difficiles à appréhender.

Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR-DISTINGUO-AAPG2019. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI-JCJ et PRC AAPG 18/19).

 

 

 

 

Notes
  • 1. a. b. Laboratoire CNRS, Université Lumière-Lyon 2, EHESS, ENS de Lyon, Avignon Université,
  • 2. Accès public à venir. Site en construction