Donner du sens à la science

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Des anthropologues proposent un autre regard sur les sociétés contemporaines. Pour en savoir plus, lire l’éditorial du blog.

Les auteurs du blog

Armelle Leclerc, responsable de la communication de l'INSHS du CNRS, et Jérôme Courduriès, anthropologue au LISST

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Entre ethnomédecines et biomédecine en Guyane
29.11.2023, par Guillaume Odonne
Mis à jour le 29.11.2023
En Amazonie et en Guyane française en particulier, les pratiques de santé ne relèvent pas que de la médecine au sens européen, mais intègrent une dimension magique, religieuse... Explications avec Guillaume Odonne, ethnopharmacologue.

Quand il s’agit de comprendre des pratiques médicinales dans leur globalité tant culturelle que physiologique, l’anthropologie permet de créer le dialogue avec des disciplines issues des sciences expérimentales telles que la chimie analytique ou la pharmacologie. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les recherches de l’ethnopharmacologue Guillaume Odonne et de ses collègues.

En Guyane, l’interculturalité est parfois source d’incompréhensions…

En Amazonie en général, et en Guyane française en particulier, les systèmes culturels sont nombreux à se côtoyer et la question du soin est de celles où les cohabitations sont particulièrement évidentes. Ici, les pratiques de santé ne relèvent évidemment pas que de la médecine au sens européen, qui laisse souvent de côté le magique, le religieux, et parfois aussi le domaine de l’alimentation. Si le système biomédical et les acteurs de la médecine académique ne jettent en général qu’un regard distant sur ces pratiques, certaines interpellent parfois suffisamment pour devenir l’objet de débats passionnés, souvent pour les diaboliser ; c’est par exemple le cas de la consommation de pemba chez les businenge (descendants d’esclaves ayant fui les plantations au Suriname entre le XVIIIe et le XIXe siècle). Le pemba est une argile, le plus souvent blanche et façonnée en forme de boule, qui entre dans de nombreuses pratiques rituelles et que certaines femmes mangent à des moments particuliers de leur vie, notamment lors des grossesses. Or, les femmes businenge sont souvent diagnostiquées avec des anémies lors de leurs suivis médicaux au long de la grossesse, ce qui a pu laisser supposer une éventuelle causalité entre consommation de pemba et carences en fer. À l’interface entre l’anthropologie de la santé, la santé publique et la pharmaco-chimie, Guillaume Odonne, chargé de recherche CNRS au Laboratoire écologie, évolution, interactions des systèmes amazoniens (LEEISA)[1], vient ici tirer des ponts entre ces mondes académiques en mettant en œuvre des recherches interdisciplinaires afin de mieux comprendre les enjeux multiples (culturels, sociaux, sanitaires, politiques) que ces pratiques soulèvent.

Differents pemba © Guillaume OdonneDifférents pemba vendus sur le marché de Paramaribo au Suriname © Guillaume Odonne

La géophagie, une spécificité guyanaise ?

La consommation de terre, souvent d’argile, de façon plus ou moins ritualisée, est une pratique cosmopolite, attestée depuis longtemps dans de nombreuses sociétés, de la Grèce antique à l’Europe médiévale et de l’Asie à l’Amérique centrale en passant par l’Afrique centrale. Souvent mobilisée en tant que pratique thérapeutique (notamment contre les diarrhées, les parasites intestinaux ou les problèmes gastro-intestinaux), elle reste controversée dans le domaine de la santé publique par des associations fréquentes avec certaines carences en éléments minéraux, notamment en fer, ou par les risques liés à la teneur parfois élevée des argiles en certains métaux lourds.

Face aux alertes des personnels de santé du milieu hospitalier, pour qui cet ensemble de pratiques est suspect, le rôle de l’anthropologue est d’éclaircir le rôle que le(s) pemba(s) joue(nt) dans le quotidien businenge. En Guyane, ceux-ci revêtent en effet des fonctions complexes, puisqu’ils sont présents autant dans les rituels divinatoires que dans les pratiques thérapeutiques, et de plus en plus consommés aujourd’hui par des (jeunes) femmes, enceintes ou non, parfois en dehors des cadres habituels de leurs utilisations traditionnelles. Afin de comprendre plus finement les enjeux, de faciliter le dialogue entre systèmes de soins, et d’accompagner d’éventuelles actions de santé publique qui seraient respectueuses des cultures locales et de leurs pratiques, l’enquête anthropologique doit également s’appuyer sur des analyses fines de ces argiles permettant leur caractérisation minéralogique et physico-chimique, ainsi que sur des essais pharmacologiques permettant d’évaluer l’influence de la géophagie sur les organismes. Si l’ethnopharmacologie a souvent été mobilisée pour rechercher les sources moléculaires d’une efficacité thérapeutique supposée, elle peut ici être mise à profit pour écarter un éventuel risque de toxicité.

Une interdisciplinarité large ancrée dans l’anthropologie

Faire cohabiter anthropologie de terrain — qui plus est sur des sujets délicats et controversés — et analyses de laboratoire demande autant de souplesse ethnographique que de rigueur dans les échantillonnages, puisqu’à chaque échantillon analysé, il faut pouvoir documenter une histoire et des perceptions émiques. Cela a été facilité par la collaboration avec C. Ansoe-Tareau, médiatrice-interprète businenge, et M.-A. Tareau, anthropologue de la maladie spécialiste des cultures afro-guyanaises. Mais cela requiert également de l’inventivité méthodologique. Au sein de l’équipe « Ethnoécologie et dynamiques culturelles » du LEEISA, des méthodes mixtes, interdisciplinaires, et mêlant approches qualitatives et données quantifiées, sont de plus en plus souvent mobilisées. Dans le cas présent, afin de saisir des notions organoleptiques (c’est-à-dire en lien avec les organes de la perception) concernant les préférences pour telle ou telle argile — texture, granulosité, goût — ce sont l’observation participante (les chercheurs ont évidemment goûté les différents pemba !), les longues discussions avec les connaisseurs et producteurs de pemba et les entretiens semi-dirigés avec les consommateurs et consommatrices qui ont été mobilisés pour le volet ethnographique ; des analyses de granulométrie, de pH, de composition chimique par spectrométrie de masse, de structure cristallographique par mesure de diffraction des rayons X, et de biodisponibilité des constituants ont également été réalisées. Ces collaborations, notamment avec le laboratoire Géosciences Environnement Toulouse (GET)[2], le laboratoire Eau & environnement (E2LIM) de l’université de Limoges et le Synchrotron SOLEIL[3], ne sont possibles qu’avec des scientifiques curieux et sensibles à ces questionnements, capables de faire parfois un pas de côté par rapport aux analyses qu’ils et elles pratiquent en général. Enfin, l’une des tâches les plus complexes aux yeux de Guillaume Odonne est d’arriver à une publication qui rassemble l’ensemble des résultats et réponde aux questions de tous, sous une forme qui convienne à des chercheuses et chercheurs venant d’horizons disciplinaires aussi variés.

Préparation du pemba © Guillaume Odonne
Préparation du pemba à partir de l’argile brute, ici étape permettant d’ôter les racines et autres macro-impuretés, village de Moengo au Suriname © Guillaume Odonne

Quelques résultats préliminaires

Les premiers résultats sont plus qu’intéressants : entre agentivité des pemba dans leur fonction de médiation — ces argiles permettent d’ancrer des rituels dans la terre d’origine de la lignée familiale — et processus d’incorporation — elles permettent à la femme enceinte de façonner le fœtus de l’enfant à venir —, on comprend vite que les diaboliser sans distinction est une maladresse de nombreux acteurs du corps médical qui ne peut être bien reçue localement. Néanmoins, nombreux sont les anciens qui s’accordent à dire que les pratiques ont évolué dans un sens où le rituel perd du terrain par rapport à des consommations plus « ludiques » chez les jeunes. Les premières analyses confirment la nature kaolinique (c’est un type d’argile en particulier) de l’ensemble des échantillons, avec de légères variations de composition et de teneurs en impuretés (quartz, gibbsite…) qui n’ont pas encore été reliées à des terroirs, faute d’analyses concertées des résultats préliminaires. Les teneurs en métaux et métalloïdes biodisponibles ne semblent pas préoccupantes, mais encore une fois, ces résultats sont à affiner.

Autel d’une praticienne de santé businenge © Guillaume Odonne
Autel d’une praticienne de santé businenge, où l’on peut noter, à droite, la bouteille de bière enduite de pemba et disposée au centre d’un symbole lui-même dessiné avec du pemba © Guillaume Odonne

Vers une intégration de pratiques locales dans le système de santé biomédical ?

Évidemment, la piste d’une plus grande prise en charge par le système biomédical des aspects culturels du soin n’est pas univoque et ne résoudra pas toutes les incompréhensions liées à l’interculturalité, mais en se penchant attentivement sur certaines pratiques, cet exemple souligne à quel point l’anthropologie peut aider à intégrer la diversité dans le quotidien. Le financement de ces travaux par l’Agence Régionale de Santé de Guyane montre les attentes dans ce sens. Et si de nombreux résultats analytiques et leur mise en regard des données du terrain sont encore attendus, il est d’ores et déjà évident que ce projet permettra un dialogue plus serein et plus respectueux entre les acteurs.

 
[1] Unité CNRS / Ifremer / Université de Guyane.
[2] Unité CNRS / Cnes / IRD / Université Toulouse III - Paul Sabatier.
[3] Un synchrotron est un accélérateur de particules permettant de déterminer la structure de la matière, ici des argiles constituantes du pemba.

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