Donner du sens à la science

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Des anthropologues proposent un autre regard sur les sociétés contemporaines. Pour en savoir plus, lire l’éditorial du blog.

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Armelle Leclerc, responsable de la communication de l'INSHS du CNRS, et Jérôme Courduriès, anthropologue au LISST

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Faire avec les écrivains
02.06.2023, par Nicolas Adell
Mis à jour le 02.06.2023

Et si les écrivains étaient des Bororos comme les autres, de quelles ethnologies seraient-ils les sujets ? À quelles rencontres donneraient-ils lieu et pour quels résultats ? Nicolas Adell nous livre une vue panoramique de quelques formes d’échanges avec ces singuliers praticiens et praticiennes des mots et des textes.

En 1922, Bronislaw Malinowski faisait paraître l’un des textes les plus célèbres de la discipline, Les Argonautes du Pacifique occidental, suite à son terrain dans les îles Trobriand, à l’est de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Il y mettait au jour un vaste système d’échanges interinsulaires, la kula, qui inaugura nombre de travaux sur les économies non marchandes. Ce fut, de son propre aveu, sa « plus grande découverte ». Sans lui en retirer le privilège, Carlo Ginzburg a néanmoins avancé l’hypothèse qu’elle pouvait être due à la lecture d’une nouvelle de Robert L. Stevenson, rédigée à Samoa et intitulée La bouteille endiablée (1891)[1]. Il s’agit des tribulations d’un bien précieux — à l’instar des colliers et bracelets de coquillages du circuit de la kula —, celles d’une bouteille capable d’exaucer les souhaits de son propriétaire à condition que ce dernier s’en débarrasse avant sa mort pour éviter une malédiction. Force de l’objet qui circule, réseau de pseudo-propriétaires, obligation de se défaire, principe du keeping-while-giving sont des éléments qui forment le cœur du cercle de la kula et qu’illustre le récit de R. L. Stevenson. Ce dernier a imaginé un système et des objets que l’anthropologue, peut-être guidé par sa lecture, a par la suite observé et décrit dans la vie réelle de Trobriandais que l’écrivain pour sa part ignorait.
The Bottle Imp in Island nights entertainments…, R. L. Stevenson, NY Scribner 1904 / archive.org, Univ. of California Libraries

The Bottle Imp in Island nights entertainments…, R. L. Stevenson, NY Scribner 1904 / archive.org, Univ. of California Libraries

Telle n’est pas la manière selon laquelle on présente habituellement les rapports entre anthropologie et littérature. Réduits principalement au fait de savoir si l’anthropologie est aussi, ou d’abord, de la littérature, et de déterminer à quel point on peut accorder une valeur ethnologique à certaines œuvres de fiction, ils présupposent donc la relative stabilité d’un partage entre deux domaines bien distincts : ici, l’anthropologie ; là, la littérature. Dans ses travaux, Nicolas Adell, anthropologue au sein du Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires[2], suggère de considérer ces rapports à partir de relations concrètes entre des pratiques, des objets et des individus, qui ne s’empiètent ni ne s’apprivoisent, mais se rencontrent, s’empruntent, se séparent, s’expérimentent[3].

Anthropologie avec l’écrivain

B. Malinowski n’indique nulle part qu’il a lu la nouvelle de R. L. Stevenson même si beaucoup d’indices laissent penser que c’est le cas. Il a ainsi pratiqué une première forme d’anthropologie avec l’écrivain que plusieurs anthropologues, après lui, ont tâché de mettre en œuvre de façon plus ou moins systématique. Qu’est-ce que faire de l’anthropologie avec les écrivains ? Il s’agit d’une collaboration le plus souvent indirecte dans laquelle l’anthropologue reconnaît dans un auteur ou une autrice un savoir ou une compétence anthropologique, c’est-à-dire se reconnaît dans une meilleure version de lui-même ou dans une version desserrée des contraintes que le champ scientifique impose. Faire de l’anthropologie avec les écrivains revient donc à suivre leurs propositions, démarches ou méthodes en termes de description, de restitution des situations sociales, ou même d’enquête chez celles et ceux qui, au sein de la « littérature du réel » comme de la science-fiction, explorent et exploitent des dispositifs pour partie inspirés de l’ethnologie et pour une autre susceptibles d’en renouveler la pratique[4]. C’est considérer Guy de Maupassant comme un guide pour la description, Ursula Le Guin comme une inspiration pour faire de l’anthropologie du genre ou de l’interculturalité, Philip K. Dick comme un pionnier de l’anthropologie du dérèglement.

Philip K. Dick © CNRS 1977, réal. Y. Breux et F. Luxereau
Philip K. Dick lors de sa conférence à Metz en 1977. © CNRS 1977, réal. Y. Breux et F. Luxereau

Faire de l’anthropologie avec les écrivains n’est donc en aucun cas faire de l’anthropologie une littérature, et encore moins une fiction. C’est postuler que la capacité à rendre compte, par le texte, d’une situation sociale, à la partager et à en livrer les clés de compréhension est une disposition largement distribuée que l’activité d’écrivain, peut-être plus que tout autre, affûte.

Anthropologie avec de la matière littéraire

Mais faire avec les écrivains est aussi faire avec leurs œuvres en tant que mondes et en tant qu’objets. À de nombreux égards, William Shakespeare est celui des écrivains dont les textes ont fait couler le plus d’encre chez les anthropologues. Si beaucoup s’en sont servis pour travailler avec lui — Shakespeare, anthropologue de l’amour, de la fête, du pouvoir, etc. —, certains ont cherché à ethnographier, avec l’équipement méthodologique et conceptuel de la discipline, l’univers shakespearien pour décrire, restituer et révéler ce qui, à la première lecture, ne se voit que de façon embrouillée. Ainsi, Philip K. Bock, anthropologue spécialiste des Micmac de Nouvelle-Écosse et des paysans mexicains, s’est appliqué à construire une anthropologie culturelle de la société shakespearienne, tâchant de comprendre les comportements mutiques des personnages à l’aide de l’analyse du silence que son collègue Keith Basso avait concoctée auprès des Apaches d’Arizona[5]. D’autres ont pris le parti de transporter l’univers de Shakespeare dans des contextes culturels où, en raison même de son décalage, il pouvait servir de réactif pour libérer une parole autour des relations de parenté, de l’honneur, de la morale, des passions, de la corruption du pouvoir. C’est ce dernier aspect que Margaret Litvin a entrepris de soulever en considérant les lectures et usages de Hamlet dans les mondes arabes[6]. Ou comment faire de l’anthropologie politique avec de la littérature.

The Tragicall Historie of Hamlet, Prince of Denmarke, by William Shakespeare (Newly imprinted and enlarged…, 1605, London, second quarto copy / British Library C. 34.k.2.)
The Tragicall Historie of Hamlet, Prince of Denmarke, by William Shakespeare (Newly imprinted and enlarged…, 1605, London, second quarto copy / British Library C. 34.k.2.)

Anthropologie de l’écrivain

Mais si les anthropologues se soucient des espaces de réception d’un texte, des usages et réappropriations qu’on peut en faire, ils s’intéressent également aux processus créateurs. Laissant à d’autres le soin de plonger dans la tête de l’écrivain et d’en démêler les fils du génie, ils investissent désormais plus volontiers son corps et son environnement matériel. Car écrire est en premier lieu une pratique inscrite dans un écosystème concret fait de postures physiques, d’équipements techniques plus ou moins élaborés, d’un cadre matériel. En inaugurant un programme de recherche sur les maisons d’écrivain et en questionnant le « corps pathétique de l’écrivain » comme premier instrument du processus de création, l’anthropologue Daniel Fabre a beaucoup œuvré pour établir cette manière ethnologique de faire avec les écrivains[7].

Joë Bousquet, 1944. Photo de Gabriel Sarraute. © Centre Joë Bousquet et son Temps
Joë Bousquet, 1944. Photo de Gabriel Sarraute. © Centre Joë Bousquet et son Temps

Ainsi, faire avec des écrivains et de la littérature en anthropologue ne se réduit pas, ou plus, à évaluer le degré de porosité des frontières entre science et littérature. Il s’agit au contraire de faire advenir comme terrains et comme partenaires des hommes et des femmes avec leurs œuvres pour questionner à nouveaux frais de grands thèmes anthropologiques, tels que l’anthropologie des processus créateurs, l’anthropologie de la matérialité, ou l’anthropologie politique.

 
[1] Ginzburg C. 2005 [2000], « Tusitala et son lecteur polonais », dans Nulle île n’est une île, trad. Martin Rueff, Verdier, pp. 106-133
[3] Adell N. 2022, « Manières ethnologues de faire avec de la littérature » , COnTEXTES, n°32.
[4] Demanze L. 2019, Un nouvel âge de l’enquête, Éditions Corti, coll. « Les Essais » ; Déléage P. 2020, L’Autre-mental. Figures de l’anthropologue en écrivain de science-fiction, La Découverte.
[5] Bock P. K. 1984, Shakespeare and Elizabethan Culture, Schocken Books.
[6] Litvin M. 2011, Hamlet’s Arab Journey: Shakespeare’s prince and Nasser’s ghost, Princeton University Press.
[7] Fabre D. 1999, « Le corps pathétique de l’écrivain », Gradhiva, n°25 : 1-13.

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