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Travail, déchets, care 1 et espace public peuvent-ils faire bon ménage ? C’est ce à quoi s’appliquent les cantonniers et cantonnières2 de la Métropole de Lyon, dont l’anthropologue Marie-Pierre Gibert a partagé le travail quotidien pendant plusieurs mois. La thématique du travail ayant été très investie par d’autres disciplines et moins par l’anthropologie, il s’agissait également de placer cette question au cœur d’un travail d’anthropologue.
L’un des points de départ de cette recherche était la question du plaisir au travail. Partir d’une étude des satisfactions au travail pour mieux comprendre, en creux, quelles en sont les contraintes, est une idée qui a émergé au fil de de plusieurs années de recherches avec des artistes. Marie-Pierre Gibert, enseignante-chercheuse à l’université Lumière Lyon 2 et membre du laboratoire Environnement-Ville-Société (EVS)3, a ainsi constaté un décalage entre les nombreuses activités contraignantes, mais invisibles, du travail artistique, et les activités visibles qui leur apportent un certain plaisir. Ces dernières incitent nombre des interlocuteurs des artistes à agir comme si ces artistes ne travaillaient pas puisqu’ils se font plaisir. Le but d’un focus sur les formes de satisfaction (sociale, corporelle, cognitive, économique, etc.) dans le travail n’est donc pas d’adopter une vision iréniste mais de valoriser et reconnaître davantage des activités et compétences invisibles4.
Étudier le travail en anthropologue
La question du travail est depuis longtemps prise en charge par plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales telles que la sociologie, l’ergonomie, la psychologie, l’économie ou les sciences politiques par exemple. Pour autant, pris dans une acception bien plus large que l’emploi ou la profession, le travail intéresse aussi les anthropologues. Depuis des décennies, ils l’approchent par les entrées du politique, de l’économique, des techniques et/ou de la culture matérielle5. Mais qu’est-ce que l’anthropologie peut apporter de plus à l’étude du travail si elle choisit de l’aborder de front ? Différentes approches anthropologiques du travail coexistent, mais toutes s’accordent sur la nécessité d’en saisir les nuances géographiques, historiques, sociales, culturelles, juridiques, etc. Un focus sur la subjectivation du travailleur est aussi au cœur de nombreux écrits6. Marie-Pierre Gibert insiste en outre sur l’importance de mobiliser les apports d’une recherche qualitative basée sur le temps long, l’immersion, l’attention au détail, et l’ethnographie « encorporée » (embodied ethnography7).
Ainsi, l’analyse fine de l’expérience vécue des travailleurs se nourrit pour partie de l’expérience corporelle de l’anthropologue. Le « faire avec » et la mise en jeu de son propre corps dans une activité commune ne sont pas seulement une manière de faciliter les échanges informels ; cela lui permet aussi de ressentir ce que le travail demande du corps, afin de faire émerger certaines préoccupations des travailleurs dont ils ne sont pas toujours conscients. Dans ce cadre, ce sont les apports d’un long compagnonnage avec différentes disciplines (linguistique, ethnomusicologie, ethnochoréologie) lui ayant permis de développer un regard analytique sur le corps en mouvement et les différents niveaux d’analyse des événements dansés qui sont à présent convoqués pour l’étude des activités de travail.
Regarder la rue à hauteur de trottoir © MPG/Métropole de Lyon
Prendre soin de l’espace public — entre care et (in)visibilité
Grâce à un accord passé avec la Métropole de Lyon8, la chercheuse a pu être intégrée à l’activité quotidienne de trois équipes d’agents de la propreté (appelés aussi cantonniers) pendant plusieurs mois, et a participé, au jour le jour, au nettoyage de la ville.
Une tension entre visibilité et invisibilité des cantonniers et de leurs tâches est vite apparue. Malgré leur tenue orange fluo, ils se sentent invisibilisés tandis que déchets et herbes folles sont immédiatement repérés : « Ils voient ce qui reste, pas ce que tu enlèves, ni quand tu l’enlèves. Ils voient quand c’est sale, pas quand c’est propre ». Une telle invisibilité va à l’encontre de leur sentiment d’être utiles pour l’espace public. Cette utilité passe d’abord par le plaisir de voir la propreté des espaces qu’ils viennent de nettoyer, et est destinée aux usagers : « On nettoie tout pour que ce soit nickel quand ils sortent le matin de chez eux ». Au-delà du nettoyage (poubelles de rue, déchets divers, végétaux, encombrants, etc.), ils signalent également les problèmes survenus sur le mobilier urbain, et portent attention aux usagers qui les interpellent : touristes cherchant leur chemin, SDF, personnes âgées, etc. Pourtant, s’exclame un jour l’un des cantonniers, « c’est comme si on n’existait pas. Les gens ils passent, on n’existe pas. C’est ça qui me choque dans ce boulot ».
Nettoyage du caniveau avec le Glutton® - © MPG/Métropole de Lyon
Savoir-faire, compétences et expertises individuelles et collectives
Une analyse tenant compte des activités différentes, du temps, de l’espace, des autres acteurs présents, des contextes d’effectuation, de la mobilisation des corps, ainsi que des outils, machines et matières en jeu, met au jour des compétences, savoir-faire et micro-expertises individuelles peu reconnues. Celles-ci articulent perception sensible et technique de l’espace urbain (types de sols, espaces, obstacles), construction cognitive des parcours dans la ville, prise en compte de la diversité des déchets ou de salissure et de leurs matérialités, utilisation réfléchie du corps pour manier outils et machines, etc.
De fait, pour certains des agents, outils et véhicules de nettoyage apportent des satisfactions indéniables, tel ce jeune homme qui expliquait avec ardeur à quel point il aimait utiliser le Glutton (sorte de gros aspirateur de trottoirs et caniveaux) pour effectuer « un travail de qualité, net et précis ». Il avait ainsi enjoint l’anthropologue travaillant à ses côtés à essayer la machine pour comprendre : « Tiens, avec tous ces déchets, tu vas te régaler ! ». Puis, lorsque ces compétences individuelles se combinent dans certaines tâches collectives, cela met en œuvre une coordination fine entre gestes, espaces et temporalités. Une telle articulation fait émerger des perceptions différentes, et parfois conflictuelles, de ce que sont pour chacun les notions de propreté, d’utilité, de travail en général.
Chantier collectif de nettoyage des feuilles mortes © MPG/Métropole de Lyon
Les déchets, entre rejet et ressource
Tandis que la notion de déchet appelle a priori celle d’une séparation nette entre le sale et le propre, l’utile et l’inutile, le partage de l’expérience vécue des cantonniers, ainsi qu’un regard plus large sur la circulation de ce qui est retiré quotidiennement de l’espace public, montrent que la séparation est moins nette qu’il n’y paraît. D’une part, bien que les travailleurs soulignent fréquemment qu’« ils ramassent la merde des autres », ils apprécient aussi de trouver régulièrement argent, vêtements, objets et meubles divers dans la rue. D’autre part, à l’échelle de la Métropole, de nombreuses pratiques visent à la transformation des déchets en ressources (réutilisation, compost, énergie, recyclage)9.
Déchets abandonnés devant un bac de compostage © MPG/Métropole de Lyon
Et ensuite ?
Partant de ces premiers résultats, Marie-Pierre Gibert envisage trois ensembles de recherches possibles qui appellent l’interdisciplinarité. Un dossier a été déposé pour une recherche internationale sur le care de, et dans, l’espace public par le biais de pratiques corporelles et artistiques, qui réunira anthropologues, spécialistes de l’activité physique, ethnochoréologues et artistes. De plus, une exploration sensible et cognitive de l’espace urbain via les parcours dans la ville pourrait solliciter les outils de la cartographie sensible10 en convoquant principalement l’anthropologie et la géographie. Enfin, la chercheuse propose une étude sur les pratiques de travail en jeu dans la circulation des déchets, mettant à profit sa participation au réseau thématique pluridisciplinaire « Déchets, Valeurs, Sociétés » coordonné par le CNRS et certaines ressources du LABEX Intelligences des Mondes Urbains (IMU), tous deux réunissant anthropologues, géographes, ergonomes, historiens et urbanistes.
- 1. Le care inclut le soin médical ou la santé préventive mais va bien au-delà. Il désigne le fait de prendre soin de, de prêter attention à, d'avoir le souci de l'autre.
- 2. Dans cette recherche, les hommes représentent une large majorité des personnes rencontrées, à l’image du ratio hommes-femmes des cantonniers et cantonnières de la ville étudiée. Ce billet sera donc rédigé au masculin.
- 3. Unité CNRS / Université Lumière Lyon 2 / Université Jean Moulin Lyon 3 / Université Jean Monnet Saint-Étienne / ENS de Lyon / ENTPE / ENSA Lyon.
- 4. Gibert M-P. 2016, « Was Fourier’s “joy in work” so utopic? Researching work and pleasure in the 21st century », Journal of the Anthropologist Society of Oxford « Ethnography and the Mutualizing Utopia », New Series vol. 8, n° 2.
- 5. Gibert M-P., Monjaret A. 2021, Anthropologie du travail, Armand Colin.
- 6. Julien M-P. 2005, « Travail et subjectivité : pistes ethnologiques du sujet », Ethnologie française, n° 4 : 733-737 ; Bourel E., Hayem J. (dir.) 2019, « Subjectivations du(es) / au travail », Journal des anthropologues, n° 158-159.
- 7. Csordas T. J. 1990, « Embodiment as a Paradigm for Anthropology », Ethos, vol. 18, n° 1 : 5-47.
- 8. Marie-Pierre Gibert remercie la structure pour son accueil, en particulier au sein du service du nettoiement et de celui des RH. Le directeur de la propreté, les différents chefs de subdivisions, techniciens et agents de maitrise en charge des différents dépôts, mais aussi et surtout les agents de propreté mis en binôme avec l’anthropologue ont fait preuve d’une curiosité, d’une disponibilité et d’une patience extrêmement précieuses.
- 9. Voir les rapports annuels de la Métropole à ce sujet, publiés ici : https://www.grandlyon.com/pratique/publications-dechets.
- 10. Il s’agit d’une forme de cartographie de plus en plus utilisée par certain.es géographes, urbanistes ou artistes, qui s’attache à rendre compte des perceptions et affects liés à l’espace, le territoire et/ou les déplacements par différentes catégories d’acteurs, contrairement à la cartographie « classique » qui s’appuie sur la représentation du bâti.
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