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Le projet EURO-EXPERT, dirigé par Livia Holden, directrice de recherche au CNRS à l’Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne (ISJPS)[1] et financé par le Conseil Européen de la Recherche, s’est consacré au développement et à l’analyse d’un nouveau concept sociojuridique : l’expertise culturelle. Dans le cadre de ce projet, des données quantitatives et qualitatives ont été rigoureusement collectées afin de répondre à la question fondamentale : quelle est l’utilité de l’expertise culturelle en Europe ? L’équipe EURO-EXPERT a réuni plus de cinquante chercheurs et chercheuses issus de plus de vingt-six nationalités et maîtrisant au moins vingt langues, formant ainsi une collaboration internationale d’une envergure singulière. Les résultats de cette recherche novatrice sont présentés dans ce billet par Anna Ziliotto, anthropologue affiliée à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et chargée de la base de données CULTEXP, la première base de données multilingue et pluri-juridictionnelle dédiée à l’étude de l’expertise culturelle.
L’expertise culturelle est un concept émergent dans les sciences sociales, développé par Livia Holden. Cela signifie que des experts des sciences sociales utilisent des connaissances spécifiques pour aider les décideurs à résoudre des conflits et à déterminer les droits, en prenant en compte les contextes sociaux et juridiques des personnes et des faits concernés.
Le projet EURO-EXPERT s’est intéressé au rôle de l’expertise culturelle dans seize pays européens et a créé des outils pour évaluer son impact pour une justice plus inclusive.
Carte des données dans les tribunaux et en dehors des tribunaux sur l’expertise culturelle (visualisation des données par Marius Holden © EURO-EXPERT).
Ce type d’expertise est de plus en plus important dans différents domaines du droit, comme le mariage, l’adoption, la citoyenneté et l’asile, car nos sociétés deviennent de plus en plus multiculturelles. Les tribunaux ont besoin de mieux comprendre les lois, les pratiques juridiques et les différences culturelles pour rendre la justice plus inclusive.
Actuellement, ces connaissances spécifiques ne sont souvent disponibles que pour des experts spécialisés en sociologie ou en anthropologie juridique, et cela peut être coûteux et difficile. Pourtant, l’expertise culturelle est cruciale pour protéger les groupes sociaux défavorisés et garantir un accès équitable à la justice dans nos sociétés diversifiées.
Par exemple, les normes de mariage peuvent varier considérablement d’une culture à l’autre ; les droits des peuples autochtones doivent être compris dans le contexte historique unique qui a perpétué des discriminations ; dans les affaires d’asile et de migration, il est essentiel de tenir compte des contextes sociaux et politiques complexes des pays d’origine des demandeurs. L’expertise culturelle nous aide à évaluer correctement les risques et les besoins de protection. Même dans des domaines tels que la propriété intellectuelle, l’expertise culturelle est importante pour comprendre les influences spécifiques à chaque communauté lorsqu’il s’agit de créations artistiques ou intellectuelles.
En intégrant l’expertise culturelle dans notre système juridique, nous pouvons réduire les retards judiciaires, promouvoir une justice plus inclusive et renforcer la confiance du public dans nos institutions légales et publiques.
La mise en œuvre de la recherche
La recherche conduite dans le cadre du projet EURO-EXPERT a permis de mettre en évidence le concept d’expertise culturelle, qui englobe différentes pratiques utilisées pour résoudre des conflits et établir des droits. D’un côté, elle regroupe les différentes manières dont les aspects culturels sont utilisés pour résoudre des conflits, régler des litiges et déterminer des droits, que ce soit devant les tribunaux ou en dehors. D’un autre côté, elle offre une perspective critique pour examiner le système de nomination des experts et la production de connaissances par ceux-ci.
Pour mieux comprendre l’utilisation et l’impact de l’expertise culturelle en Europe, le projet EURO-EXPERT a mené une recherche approfondie combinant des méthodes qualitatives et quantitatives. Des questionnaires ont été distribués dans seize pays européens, couvrant une variété de professions juridiques telles que des juges, des avocats, des experts, ainsi que des bénéficiaires de compétences culturelles. L’équipe a pris soin de diversifier les juridictions, les domaines du droit, les profils des bénéficiaires et des professionnels du droit, en tenant compte de leur expérience dans le domaine. L’échantillon a également été représentatif de la population de chaque pays concerné.
Principaux résultats
Tout d’abord, l’équipe a réalisé une cartographie approfondie de l’utilisation de l’expertise culturelle dans les tribunaux et dans la résolution extrajudiciaire des conflits, touchant des domaines tels que les écoles, les hôpitaux et les centres de détention. Elle a également mis au point une boîte à outils pour évaluer l’impact de l’expertise culturelle, facilitant ainsi son évaluation et son utilisation dans divers contextes.
Un autre accomplissement important est la création de la base de données CULTEXP, accessible librement, qui rassemble des cas et des compétences impliquant l’expertise culturelle.
Appréciation de l’utilité de l’expertise culturelle en Europe (visualisation des données par Marius Holden © EURO-EXPERT ; fond de carte © 2023 Mapbox - OpenStreetMap).
Cette base de données a été sélectionnée par le Conseil Européen de la Recherche en tant que Proof of Concept, témoignant de sa valeur et de son utilité. Ceci veut dire que la base de données CULTEXP a été reconnue comme un modèle réussi qui démontre comment l’expertise culturelle peut être mise en pratique et être d’une grande utilité dans différents domaines.
Le projet s’est également concentré sur l’éducation et la formation en concevant un module d’enseignement et des programmes de formation visant à développer les compétences en expertise culturelle. Ce module a été adopté par l’université Paris Nanterre et débutera en septembre 2023.
En tant que chargée de la base de données CULTEXP, Anna Ziliotto doit non seulement maîtriser des données provenant de seize pays différents, mais aussi se rendre familière avec le fonctionnement de pas moins de quatorze langues différentes. Cette connaissance spécialisée est essentielle pour assurer l’exactitude, la pertinence et la qualité des informations collectées.
Bandeau de recherche de la plateforme numérique sur l’expertise culturelle. © EURO-EXPERT - base de données CC BY 4.0
L’enjeu est d’être capable de naviguer à travers des cas complexes et diversifiés, provenant de systèmes juridiques différents, et d’en extraire les enseignements et les meilleures pratiques.
L’un des principaux défis est de garantir l’exactitude et la fiabilité des informations contenues dans la base de données. Il est essentiel de tenir compte des nuances culturelles et des spécificités juridiques propres à chaque système judiciaire. La diversité des sources d’informations et des formats de données représente également un défi. Il est donc nécessaire de traiter des documents juridiques, des études de cas, des rapports scientifiques et des vidéos, tout en les organisant de manière cohérente dans la base de données.
Questions en suspens
D’importants défis et questions demeurent pour l’équipe EURO-EXPERT alors qu’elle poursuit ses efforts pour promouvoir l’expertise culturelle dans différents domaines et continuer sa recherche de pointe afin d’investiguer l’impact de l’expertise culturelle.
Cultural Expertise, Law, and Rights: A Comprehensive Guide, volume dirigé par Livia Holden (Routledge 2023) CC BY-NC-ND 4.0 / Image de couverture : Fuochi d’Artificio par Jane Fryer.
Une des questions en suspens est la collaboration intersectorielle avec les professionnels du droit et les associations de sciences sociales pour élaborer des programmes de formation à l’expertise culturelle. Ce processus nécessite une approche holistique et coordonnée pour s’assurer que les programmes répondent aux besoins spécifiques des différents acteurs impliqués dans la résolution des conflits et l’établissement des droits. Par ailleurs, EURO-EXPERT explore activement des partenariats avec des chercheurs et chercheuses dans plusieurs pays en dehors de l’Union Européenne tels que l’Inde, l’Indonésie, le Japon et le Pakistan. Ces collaborations visent à approfondir la compréhension de l’expertise culturelle dans des contextes spécifiques, comme la justice de genre en Asie du Sud et en Europe, ainsi que son application dans l’arbitrage commercial international.
Cependant, il reste des questions importantes à résoudre pour assurer le succès de ces partenariats. Parmi celles-ci, comment intégrer les diversités culturelles et juridiques spécifiques à chaque pays dans les approches de l’expertise culturelle ? Comment favoriser un échange fructueux entre les différentes cultures juridiques et sociales impliquées dans les projets de recherche ? Il est essentiel de sensibiliser les acteurs et les décideurs à l’importance de l’expertise culturelle dans la résolution des conflits et l’établissement des droits, et de créer des passerelles pour une collaboration durable et fructueuse entre les différentes régions. Ces efforts continus ouvrent des perspectives passionnantes pour l’avenir de l’expertise culturelle et sa pertinence dans un monde de plus en plus interconnecté.
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du journal CNRS