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En vingt ans, la Chine est passée d’usine du monde à une société high-tech. Ce n’est pas seulement la capacité d’innovation de l’économie chinoise qui est frappante mais aussi la vitesse à laquelle les technologies sont adoptées massivement, dans la vie quotidienne, et à tous les niveaux de la société : aujourd’hui, les mendiants reçoivent même l’aumône par téléphone portable. Si cette évolution a été favorisée par les politiques d’innovation du parti communiste, des facteurs culturels jouent-ils aussi un rôle dans la facilité avec laquelle certains types de savoirs et technologies circulent et sont adoptés dans la société chinoise ?
À partir de ses recherches sur des pratiques traditionnelles qui sont paradoxalement considérées comme anti-modernes, telles que la divination, l’anthropologue Stéphanie Homola, chercheuse CNRS à l’Institut Français de Recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE)1, étudie des techniques de mémorisation et de computation qui s’appuient sur la main. Elle examine comment, par le biais de ces pratiques, des personnes de tous horizons sociaux développent des capacités de calcul et de raisonnement.
Les mnémotechniques de la main dans les sociétés chinoises
Cette recherche est en partie née du constat selon lequel des techniques de divination sophistiquées — qui nécessitent une mémoire et un esprit computationnel développés — sont extrêmement populaires en Chine et à Taïwan, y compris en tant qu’activité de loisirs. Dans ce contexte, la main sert de support aux praticiens pour mémoriser et naviguer dans la cosmologie chinoise qui fonde ces savoirs traditionnels. Ainsi, les devins, notamment non-voyants, sont capables de calculer mentalement l’horoscope d’une personne — une opération complexe habituellement réalisée à l’aide d’un calendrier ou d’un ordinateur — en parcourant les doigts de leur main avec le pouce.
Devin de rue aveugle calculant l’horoscope d’une cliente sur sa main, Kaifeng, 2009 © Stéphanie Homola
En Chine et à Taïwan, ces mnémotechniques sont également employées à la fois par des spécialistes de médecine traditionnelle, pour apprendre et appliquer des connaissances médicales, par des prêtres taoïstes, pour mémoriser et effectuer un rituel, par des marchands, pour calculer mentalement, et même par des scouts, pour s’orienter de nuit.
Méthode d’orientation pour s’orienter de nuit à partir de l’observation de la lune. Telle une boussole incarnée, cette technique permet, en fonction de l’heure et de la phase lunaire observable, de déterminer la direction dans laquelle se trouve la lune © Stéphanie Homola, Carnet de terrain, Taipei, 2016
Ces mnémotechniques servent aussi dans la vie quotidienne. Par exemple, M. Tang, un chauffeur routier de Kaifeng, en Chine centrale, utilise sa main pour calculer rapidement quelle action acheter en bourse, pour parier sur un combat de coq, ou pour savoir si l’ami à qui il souhaite rendre visite sera chez lui. S’ils ne sont pas secrets, ces petits savoirs se transmettent entre personnes de confiance, dans des moments privilégiés qui renforcent les liens d’amitié et nourrissent un sentiment d’affinité.
Méthode de divination enseignée par M. Tang © Stéphanie Homola, Carnet de terrain, Kaifeng, 2010
Art de la mémoire et mémoire corporelle
Ces mnémotechniques de la main sont attestées en Chine depuis le viie siècle dans des pratiques rituelles bouddhiques. Elles se sont ensuite diffusées dans des champs aussi divers que les mathématiques, la musique, la poésie, ou le droit avant de décliner dans nombre de ces domaines lors de la modernisation du pays au début du xxe siècle.
Méthode de calcul, extrait de l’Encyclopédie chinoise du xve siècle. Compilation des livres anciens et récents (Gujin Tushu Jicheng)
Extrait du manuel pour les magistrats Qiliji (Pierre-Etienne Will et al., Handbooks and Anthologies for Officials in Imperial China : A Descriptive and Critical Bibliography, 2 vols., Leiden : Brill, 2020.
À partir des données historiques et ethnographiques du monde chinois, en collaboration avec l’historienne des sciences Marta Hanson, Stéphanie Homola s’attache aussi à comparer le cas chinois avec des usages similaires de la main dans la tradition européenne des arts de la mémoire, en particulier au Moyen âge et à la Renaissance. À l’instar du cas chinois, ces techniques qui mobilisent les fonctions de mémoire du corps et du toucher n’ont encore jamais été étudiées comme des pratiques communes.
Comput digital pour calculer les fêtes mobiles chrétiennes (xve siècle) (BnF, MS NAL 1090, fol. 82v)
Main guidonienne (xve siècle), utilisée pour la lecture de la musique et pour l’apprentissage du solfège (Bodleian Library, MS Canon. Liturg. 216. f.168 recto)
Une méthode traditionnelle de gestion des données
Les divers domaines de la vie intellectuelle et sociale dans lesquels les techniques de la main ont été ou sont utilisées amènent à les considérer non pas comme des pratiques isolées mais comme une manière partagée de représenter les savoirs. Comment expliquer que cette façon de modéliser la connaissance soit utilisée dans tant de domaines différents ? Qu’est-ce que ces domaines ont en commun qui permet de représenter les savoirs de manière similaire : l’organisation de la connaissance, les processus cognitifs, le type de données ?
Stéphanie Homola avance l’hypothèse que la mnémotechnique de la main reflète la structure et est adaptée à la mémorisation de connaissances non discursives, représentées sous forme de données. Dans le monde chinois, elle s’est développée en particulier dans le domaine de la cosmologie qui est structurée selon des réseaux complexes de correspondances dont la manipulation défie les capacités cognitives humaines. Le support externe de la main permet de combiner plusieurs séries (en base 5, 10 ou 12, fréquentes dans la cosmologie chinoise) en s’appuyant sur la morphologie de la main — un tableau à douze cases formé par les phalanges. Exemple de « cognition distribuée »2, la main devient un artefact cognitif de navigation — une boussole incarnée — qui permet de naviguer dans les savoirs en répartissant la charge cognitive.
Ainsi, dans de nombreux domaines, la main peut remplacer d’autres instruments : la calculatrice ou le boulier pour le marchand ; la boussole pour les scouts ; le calendrier ou l’ordinateur pour le devin. Pourtant, ces différents artefacts ne doivent pas être envisagés seulement dans une perspective de progrès technologique mais comme différentes modélisations d’un même savoir qui correspondent à la variété des contextes sociaux dans lesquels ce savoir est exercé et transmis. Ainsi, trois supports peuvent être utilisés pour calculer un horoscope en Chine : la main (forme mnémotechnique), le calendrier (forme tabulaire) ou une application (forme numérique).
Extrait du manuel de divination Trésor de la Paume de Bodhidharma (Yixing. 1995. Damo yizhangjin. Taizhong : Ruicheng shuju, 2)
Page d’un calendrier luni-solaire chinois
Logiciel de calcul d’horoscope (http://dragon.fengshui-chinese.com/), 25 juin 2016)
Transmission et sociabilité
Les mnémotechniques de la main ne sont pas seulement des outils d’application mais aussi de transmission des connaissances. Grâce à ces techniques, des personnes issues de tous horizons sociaux — y compris peu instruites — acquièrent et développent des capacités de calcul et de raisonnement en dehors des institutions d’enseignement officielles, y compris dans le contexte de pratiques telles que la divination, qualifiées de « superstitions » et condamnées à ce titre par l’État chinois. Lorsqu’ils apprennent et transmettent ces mnémotechniques, les praticiens développent une forme de sociabilité centrée sur l’aspect pratique et le partage sélectif et personnel d’astuces ou de « trucs » qui facilitent la vie quotidienne.
Une approche complémentaire des sciences cognitives
Une ambition de cette recherche est de favoriser la collaboration entre l’anthropologie et les sciences cognitives en mettant en évidence la façon dont les systèmes cosmologiques façonnent les mécanismes cognitifs de mémoire, d’apprentissage et de prise de décision. En particulier, les mnémotechniques de la main enrichissent les théories actuelles sur la cognition numérique3. Elles montrent que la cognition numérique n’implique pas seulement des compétences arithmétiques mais aussi des systèmes cosmologiques entiers et que des compétences computationnelles peuvent être forgées dans d’autres domaines que les mathématiques.
- 1. CNRS / Inalco / Université Paris Cité.
- 2. Hutchins E. 1995, Cognition in the wild, The MIT press.
- 3. Les travaux sur la cognition numérique étudient comment la façon de compter sur les doigts dans différentes cultures influence les représentations mentales des nombres et la manière de les traiter. Voir à ce sujet : Bender A., Beller S. 2012, "Nature and culture of finger counting : Diversity and representational effects of an embodied cognitive tool", Cognition 124 : 156-182.
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