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Chargée de recherche CNRS au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économique1, l’anthropologue Giulia Mensitieri étudie l’articulation entre la face étincelante du capitalisme global et les exploitations propres à ce système. Son terrain d’enquête est l’industrie du luxe européenne. Dans ces dernières recherches, elle se penche sur le cas spécifique du mannequinat.
Le luxe, face étincelante du capitalisme
Le luxe est partout et nous concerne toutes et tous et ce bien qu’il incarne le principe même d’exclusivité. Que l’on consomme du luxe ou pas, il est impossible d’échapper à ses publicités, ses vitrines, ses produits, ses images et ses imaginaires tant ceux-ci sont présents dans les espaces publics du globe et dans toute sorte de média.
L’industrie du luxe est l’espace où les imaginaires du capitalisme triomphant se mettent en scène pour donner envie de consommer à chacun et chacune : yachts, montres, croisières pour les plus fortunées, rouges à lèvres, cosmétiques, lunettes de soleil, parfums et petite maroquinerie pour celles et ceux étant plus bas dans l’échelle sociale. Le luxe est le vecteur principal, sinon le vecteur par définition de la face étincelante du capitalisme global. Ce secteur affecte plus largement notre monde : il véhicule des horizons aspirationnels, des modes de vie et des projections professionnelles désirables, des constructions genrées, des rapports aux objets, aux corps, aux espaces, à l’exotisme, à l’altérité qui dépassent largement la sphère de ce marché. Cette économie du visible destinée à attiser les consommations fonctionne, puisque le luxe est également un des secteurs de production les plus riches du capitalisme mondial. Il se porte très bien financièrement et la France y joue un rôle clé, puisqu’elle est le premier acteur dans cette économie globale. En 2022, Bernard Arnaud, propriétaire du conglomérat LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy), était l’homme le plus riche de la planète.
Alliant le pouvoir symbolique — par les imaginaires fastueux qu’il véhicule — au pouvoir économique (et donc politique), le luxe est un terrain incontournable pour l’anthropologie du capitalisme.
Backstage d'un shooting de lookbook à Paris © Ekaterina Ozhiganova, 2022
Le luxe et l’anthropologie
L’étude du luxe par l’anthropologie s’inscrit dans l’histoire longue de la discipline en général, et dans celle de l’anthropologie économique en particulier. S’intéressant aux objets précieux, Bronisław Malinowski avait étudié l’importance de la circulation de biens à forte valeur au sein des économies des îles Trobriand2. Dans son étude sur les fondements de l’anthropologie économique, Maurice Godelier proposait une catégorisation entre biens de luxe et biens précieux au sein des Siane de Nouvelle-Guinée3. Plus récemment, les recherches de Marc Abélès4, Boris Petric5, Lynda Dematteo6 ou encore Sylvia Junko Yanagisako7 ont traité de divers aspects de la vaste industrie du luxe.
Backstage d'un shooting éditorial à Paris © Ekaterina Ozhiganova, 2016
Tantôt axées sur les circulations matérielles, tantôt sur la valeur symbolique, culturelle et sociale des objets issus de cette industrie, ou encore sur les identités nationales, ces recherches éclairent certains aspects de la relation entre luxe et capitalisme, mais ne portent pas de manière frontale sur la production, ou mieux sur l’articulation entre production, reproduction et consommation, objet des recherches de Giulia Mensitieri.
Le luxe, un terrain à la fois visible et opaque
Si les images et les produits du luxe sont très visibles, les conditions de production, le travail, les économies, les circulations qui permettent de produire la richesse de cette industrie restent quant à elles très opaques. Pour désigner cette articulation entre ce que l’on voit et ce qui est caché, Giulia Mensitieri emprunte à la photographie la métaphore de la surexposition. Le luxe fonctionne comme une image qui aurait été trop exposée à la lumière et dont les arrière-plans, les contrechamps et les contours seraient, de ce fait, invisibles, opaques. Or, c’est précisément dans la face cachée, celle du travail précaire, gratuit et non réglementé, que Giulia Mensitieri mène depuis quinze ans ses enquêtes. L’accès aux terrains n’est pas facile, car cette industrie est régie par le secret. Et à raison, car les abus du droit du travail y sont fréquents, comme on a pu l’observer dans les déjà documentées productions industrielles du « Sud Global », mais aussi dans les beaux quartiers des capitales de la mode et du luxe : Paris, Milan, New York, Londres, Genève. C’est notamment à Paris et à Genève que l’anthropologue mène ses enquêtes, dont les plus récentes portent sur le métier de mannequin.
Défilé à une Fashion week de Paris © Ekaterina Ozhiganova, 2015
Les mannequins : corps visibles, exploitation invisible
Les mannequins sont emblématiques de la surexposition dans la mode et le luxe.
Derrière les carrières médiatisées des mannequins ayant réussi qui forgent les représentations autour de la profession, se cache une multitude de travailleuses mineures, précaires, migrantes et dépourvues de contrat de travail. Ce sont elles aussi, et surtout elles, qui donnent corps aux imaginaires désirables du luxe en défilant sur les podiums ou en posant devant les objectifs des photographes. Cette réalité est documentée par des enquêtes menées en collaboration avec l’association française à vocation syndicale Model Law, dont Giulia Mensitieri fait partie. L’association a été fondée par l’ancienne mannequin Ekaterina Ozhiganova. L’ethnographie au sein de Model Law se fait par le suivi juridique des cas d’abus, par des discussions avec les juristes, par des interventions dans des écoles de mode et dans la presse, et par des événements mondains de sensibilisation des mannequins autour de leurs droits.
Selfie en backstage d'un shooting de lookbook à Milan © Ekaterina Ozhiganova, 2020
Entrée dans le métier parce que « scoutée » comme on dit dans la mode (c’est-à-dire repérée) par un agent, Ekaterina Ozhiganova découvre un monde professionnel où, malgré l’excellente santé financière de l’industrie, le travail gratuit et non encadré est la norme, et où les infractions du droit foisonnent. Elle fonde alors l’association, qui fournit aujourd’hui un accompagnement juridique gratuit aux mannequins confrontées aux failles de la profession, notamment sur les questions liées à l’endettement avec les agences. Giulia Mensitieri connaît quant à elle l’envers du décor grâce à une ethnographie de plusieurs années au cœur de sa thèse et de sa monographie8. Elle a participé à de nombreuses situations de productions d’images de mode (shooting). Elle a été assistante d’une styliste photo, une sorte de metteuse en scène d’images, ainsi que stagiaire chez un créateur indépendant et elle a rencontré de ce fait de nombreuses mannequins.
Ce métier est très souvent régi par une règle paradoxale : plus on travaille, plus on s’endette. Le cas d’Irina9, mannequin accompagnée juridiquement par Model Law, est emblématique du fonctionnement du mannequinat. La jeune femme, âgée de 17 ans à l’époque de son entrée dans la mode, a été « scoutée » à la sortie du lycée dans sa ville natale au Kazakhstan. Le scout lui propose de la lancer dans le mannequinat en faisant miroiter à sa famille et à elle, tous et toutes issues des classes populaires, une ascension économique fulgurante. Irina est alors envoyée dans diverses capitales européennes, puis aux États-Unis. Dans toutes ces villes et tous ces pays, elle pose pour divers magazines de mode et défile pour des marques, en ignorant — tout comme sa famille — qu’au fur et à mesure qu’elle travaille, la dette avec les agences de mannequinat qui la représentent se creuse. Ceci s’explique parce que, à l’insu des jeunes travailleuses et de leur familles, les agences avancent tous les frais liées aux circulations et à la pratique du métier de mannequin. Ces frais incluent les visas, les billets d’avions, les logements, l’argent de poche pour se nourrir, les habits, les photos pour se lancer, les traitements esthétiques, le sport, les taxis et ainsi de suite. Comme l’a documenté un sondage mené par Model Law auprès des mannequins, aucune mannequin n’est informée de ce système d’endettement, totalement illégal dans le droit français et, de fait, pas mentionné dans les contrats signés avec les agences, lorsque contrat il y a. Or, comme dans la production des images de mode le travail effectué l’est souvent gratuitement (ou plutôt payé en visibilité médiatique, en espoir de travail à venir et en prestige), plus on travaille, plus on s’endette10.
Dernièrement, Model Law a été entendue à l’Assemblée nationale dans le cadre de l’enquête sur les violences sexistes et sexuelles dans les industries créatives. Lorsque le député Erwan Balanant entend Ekaterina Ozhiganova et Maître Juliette Halbout, avocate de Model Law spécialisée en droit du travail, illustrer la situation professionnelle et légale du mannequinat et notamment la question de l’endettement, il ne mesure pas ses mots : « Je le dis publiquement, ça s’appelle de l’esclavage ».
Dès lors, d’importantes agences de mannequins internationales impliquées dans ce système ont été convoquées et écoutées par la même commission d’enquête.
Juliette Halbout et Ekaterina Ozhiganova, devant la commission d'enquête sur les violences dans la mode à l’Assemblée nationale. © Assemblée nationale 2025
De son côté, Giulia Mensitieri continue à documenter les diverses exploitations des femmes qui participent à la richesse du luxe, de la mode et donc du capitalisme. Dans ses enquêtes à venir, elle articulera l’exploitation des mannequins à celle des influenceuses et à d’autres figures à la fois marginales et centrales des économies de ces industries. Du travail reste à faire, en coopération avec les acteurs et actrices du milieu, les médias, le monde politique et juridique pour que l’on rende visible l’envers du décor du capitalisme des paillettes.
- 1. CLERSE, unité CNRS / Université de Lille.
- 2. Malinowski B. 1920, Kula: The Circulating Exchange Of Valuables In The Archipelagoes Of Eastern New Guinea, Man 20 : 97-105.
- 3. Godelier M. 2000, Aux sources de l’anthropologie économique, Socio-Anthropologie. 7, mis en ligne le 15 janvier 2003. DOI : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.98
- 4. Abélès M, 2020 “A mad exuberance”: The globalization of luxury, HAU Journal of Ethnographic Theory 10 : 54–68. Abélès M. 2018, Un Ethnologue au pays du luxe, Odile Jacob.
- 5. Pétric B. 2022, Le luxe des grands crus et les élites transnationales à Hong Kong, Communications 111 : 47–60. Pétric B. 2022, Château Pékin, Le bruit du Monde.
- 6. Dematteo L. 2020, Italy as a national luxury brand for Chinese consumers: Global promotion and identity discontent, HAU Journal of Ethnographic Theory 10, 99-119.
- 7. Yanagisako S.J. 2002, Producing Culture and Capital: Family Firms in Italy, Princeton University Press.
- 8. Mensitieri G. 2018, « Le plus beau métier du monde ». Dans les coulisses de l’industrie de la mode, La Découverte.
- 9. Il s’agit d’un pseudonyme.
- 10. Pour aller plus loin sur ce sujet voir Mensitieri G. 2025, « De la dette et des paillettes : invisibilisation et captation du travail des femmes dans la mode de luxe ». L’Homme, n° 1 : 39‑68.