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Une semaine déjà que nous avons atteint le débarcadère du Centre d’entraînement à la forêt équatoriale (CEFE) à Regina, et il est temps de regarder en arrière et de chercher à tirer un premier bilan de notre expédition. Premier, car il y aura bien sûr un rapport plus détaillé que cette note de blog et de nombreux points devront être prolongés par des analyses en laboratoire ou par des recherches complémentaires. Mais il n’en reste pas moins nécessaire d’essayer de faire le tri et de voir plus clair dans la masse de souvenirs et de petits événements qui ont marqué un mois intense en forêt.
Une forêt pas si inaccessible
Dans la lignée de nombreux travaux de recherche actuels, notre expédition avait pour but d’interroger la présence humaine passée et présente dans le centre de la Guyane en mettant l’accent sur le fait que ce que l’on représente souvent comme une forêt inaccessible et déserte a été (et est encore à bien des égards) au contraire une zone relativement facile à parcourir (y compris sur de grandes distances) et peuplée par des groupes sociaux qui ont disparu à cause de la conquête européenne ou que leur marginalité rend invisibles aujourd’hui.
Les résultats de ce point de vue sont particulièrement probants. Nous avons pu identifier plusieurs sites d’anciens villages amérindiens (notamment celui qui serait potentiellement le site des aïeux de Lucien), ainsi que plusieurs séries de polissoirs, démontrant l’ubiquité de cette présence aujourd’hui disparue dans l’intérieur de la Guyane. Grâce aux prélèvements de feuilles de palmier effectués par Guillaume, nous espérons faire avancer les recherches permettant de mieux comprendre les interactions entre ces occupations et la composition de la forêt, confortant une fois de plus ce qui devient de plus en plus évident : l’Amazonie n’a jamais été une « forêt vierge », elle est un environnement habité et modifié par l’homme depuis des millénaires. La facilité avec laquelle on peut trouver des tessons de poterie dans presque tous les sites que nous avions repérés dit assez l’intensité et la durée de cette occupation passée.
Le mythe d’une forêt inhabitée est également battu en brèche aujourd’hui par la présence des orpailleurs illégaux. Celle-ci n’est pas anecdotique et seulement concentrée autour des principaux gisements. Les garimpeiros prospectent sans cesse la forêt à la recherche de nouveaux filons, et ils établissent des chemins pour acheminer leur logistique, ouvrant des pistes de quad sur des dizaines de kilomètres et modifiant leurs itinéraires en fonction de l’évolution des zones travaillées. Une partie de ce réseau est connue et cartographiée par les forces de sécurité dans leur lutte contre le phénomène, mais une partie reste encore inconnue : sur le haut Approuague ce ne sont pas moins de 3 ponts que nous avons croisés, correspondant à autant de routes, dont aucune n’apparaissait sur les cartes des Forces armées de Guyane…
Les ravages des chercheurs d'or
Campements, anciens placers ou chemins sont les marques omniprésentes d’une intense présence au sein de la forêt. Dans leur quête de l’or, les orpailleurs brésiliens d’aujourd’hui reproduisent en partie l’organisation qui avait été celle des orpailleurs créoles de la première moitié du XXe siècle, notamment la présence de points d’appui sur les grands sauts des fleuves afin d’aider au passage des marchandises.
Si l’occupation passée a contribué à modifier la composition de la forêt (jusqu’aux orpailleurs créoles qui ont laissé manguiers et cacaoyers plantés dans leurs jardins) sans la détruire, la présence actuelle des garimpeiros se distingue par ses conséquences écologiques bien plus importantes. Aidés par de puissants moteurs, ils modifient l’écologie des criques en libérant une quantité impressionnante de sédiments, tout en laissant avec le mercure une pollution dont l’impact à long terme est potentiellement dévastateur. Sous pression, ils travaillent de manière encore plus dévastatrice pour arracher l’or au plus vite et éviter d’être détectés. Pour autant il faut aussi noter que la forêt parvient souvent à se régénérer lorsque les exploitations sont abandonnées, si elles ne sont pas trop étendues. La perturbation fait partie de la vie de la forêt, et tant que l’écosystème reste en place sur de grandes étendues, il peut « cicatriser » ces atteintes. Mais à condition que celles-ci restent limitées dans l’espace comme dans le temps.
Dialogue avec les expéditions passées
Un autre but de notre expédition était d’établir un dialogue avec les expéditions passées, notamment celles des pères Grillet et Béchamel, en affrontant certaines des difficultés qu’ils ont eu à surmonter. Celle de la distance, d’abord, qui ne se pose pas du tout de la même manière lorsqu’on dispose de moteurs ou que l’on ne compte que sur ses bras pour avancer. Celle du ravitaillement, ensuite, car en cherchant à être autonome sur une longue durée on s’expose à endurer quelques privations. Celle du matériel, quand un canoë coulé peut signifier l’échec. Celle, enfin, de la forêt et de ses mille petites difficultés qu’il faut résoudre pour avancer : les sauts des cours moyens et inférieurs des fleuves et rivières, les arbres tombés du haut des criques, les insectes pas toujours très sympathiques, l’humidité constante (surtout quand on passe des heures dans une crique avec de l’eau jusqu’à la taille pour sabrer la végétation…), etc.
L’expérience a été réussie de ce point de vue aussi, et notre respect pour les explorateurs du passé n’en est que plus grand. Nous disposions des ressources de la médecine moderne et d’une capacité à être secourus en cas de gros problème, ce qui n’était pas leur cas. Pourtant nous avons un peu souffert et tutoyé nos limites. Eux n’avaient que leur foi (en Dieu ou en la science, en fonction des époques) et pourtant eux aussi sont passés. Pour eux comme pour nous, la solidarité de la forêt a parfois joué un rôle important. Dans leur cas, les villages amérindiens ou des guides providentiels leur ont permis de parvenir là où ils le souhaitaient en fournissant vivres et connaissances sur la région. Dans notre cas, Lucien et Patricia ont largement aidé à notre succès, et nous nous souvenons tous de nombreux moments durant lesquels les regarder mener leur canoë représentait une véritable leçon de l’art de ramer efficacement – ce sans parler du gibier chassé ou du poisson pêché. Mais il faut souligner aussi la générosité des garimpeiros qui nous ont toujours invités à partager leurs repas, même en étant conscients que notre présence « pacifique » ne serait qu’une brève exception dans les opérations destinées à les déloger, leur présence étant illégale.
Peu d'erreurs mais chaque fois cher payées...
Le bilan semble donc très positif à première vue. Il nous faut désormais l’approfondir en reprenant toutes les notes et en analysant tout ce qui a été collecté sur le terrain. Peut-on dire que nous avons fait un sans-faute ? Bien sûr que non. Il y a eu des pertes matérielles que nous aurions souhaité éviter. Peu d’erreurs finalement sur un mois d’expédition, mais à chaque fois cher payées. Il y a eu aussi des difficultés non pas imprévues, mais plus longues à passer que nous ne l’espérions. Elles se sont traduites par des pertes de temps, ce qui ne nous a pas permis d’explorer le haut Approuague autant que nous l’aurions voulu. En fait, en regardant de près le mode opératoire des orpailleurs actuels ou en relisant attentivement les textes des explorateurs du passé, il s’avère que dans les deux cas on cherche en général à éviter les têtes de crique, dans lesquelles le déplacement fluvial devient extrêmement lent, pour préférer des itinéraires de liaison terrestres plus longs en distance mais finalement moins compliqués (posant toutefois dans notre cas un épineux problème de portage).
Le défi a néanmoins été relevé. En un moins nous avons été de Camopi à Regina à la rame et en autonomie totale, collectant de nombreuses données scientifiques. C’est un grand bonheur et une grande fierté pour moi d’avoir pu réaliser ce parcours avec une équipe magnifique mêlant des Amérindiens de Camopi, un collègue du CNRS, un journaliste et les légionnaires du 3e régiment étranger d’infanterie (REI). La diversité de ce groupe a fait sa force et sa richesse, et j’espère qu’en plus des enseignements scientifiques que nous tirerons par la suite, chacun d’entre nous a pu apprendre de tous les autres membres de l’expédition ou des personnage croisés sur notre parcours. Car c’est une caractéristique des expéditions d’être à la fois des expériences de vie et des expérimentations scientifiques. ♦
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Un court rapport quotidien et quelques photos étaient postés chaque jour sur la page Facebook du Raid des 7 bornes et sur le fil twitter @7bornes ; les étapes étaient pointées en direct sur cette carte.
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