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Pourquoi l’océan Pacifique porte-t-il son nom ? Il y a des jours de printemps où, sur le pont balayé par les vagues, on se le demande vraiment. Dans la passerelle de la goélette Tara, Yohann Mucherie, le capitaine, regarde les prévisions météo, pas franchement satisfait. Du vent, certes, qui forme une mer courte, mais pas bien orienté. Pour cette première nuit de la longue traversée du Pacifique de la goélette scientifique, les voiles resteront ferlées et ce sont les deux moteurs Cummins de 350 chevaux qui vont la pousser vers Hawaii.
Science en haute mer
Entre Tokyo et Hawaii, point de corail. Mais ce n’est pas pour autant que la science s’arrête à bord de Tara. Mené par le sémillant Fabien Lombard, chercheur en océanologie à l’Observatoire de Villefranche-sur-Mer et grand spécialiste du plancton, une équipe scientifique franco-japonaise a embarqué à Tokyo. Pour Lorna, la Française, Rumi et Hiro, les deux Japonais de l’université de Kyoto, c’est une grande première à bord de la goélette. Tous les matins et tous les soirs, ils vont mettre en œuvre différents moyens de prélèvements d’eau de surface pour soigneusement récupérer, échantillonner, observer et conserver les espèces de plancton recueillies.
L’occasion était trop belle pour la laisser s’échapper : dans la continuité de l’expédition Tara Océans, qui avait vu quatre ans de prélèvements de plancton dans le monde entier, la longue traversée entre le Japon et Hawaii va permettre de compléter et d’actualiser la cartographie de la présence de ces organismes, base de toute la chaîne alimentaire et donc de la vie marine. Et notamment, celle du corail dont les larves font, évidemment, partie du plancton.
Tout est prêt à bord de Tara : le wetlab sur le pont où les échantillons d’eau recueillis seront filtrés, mis en fiole, voire dans l’azote liquide pour ceux qui se feront analyser plus tard ; le drylab, à l’abri dans le bateau, où l’on peut déjà, en temps réel, procéder à des analyses sur la composition des échantillons. Mais la mer a ses propres règles et, pour ces premiers jours sur le Pacifique, elle ne semble pas vouloir faire la moindre concession à la science et aux nouveaux embarquants. Le vent forcit, la houle grossit, Tara roule bord sur bord et il n’y a pas grand monde à la table du dîner. Les échantillons devront attendre.
Météo et incantations
À la passerelle, les quatre marins du bord sont réunis. Loïc Caudan, le chef mécanicien, Charlène Gicquel, le second capitaine et Louis Wilmotte, le chef de pont entourent le capitaine. Ils regardent les cartes météo qui n’annoncent toujours pas de bonnes nouvelles. Il y a bien du vent, mais il n’est pas toujours complètement favorable à la route. Les marins essaient de voir comment soulager les organismes fragilisés par ces premières heures sportives en stabilisant un peu le bateau. En attendant d’envoyer plus de toile, ils décident de hisser la trinquette, une des voiles d’avant, qui va faire contrepoids au roulis. Quelques heures plus tard, sous un crachin mordant, ils braveront à nouveau les éléments pour monter le yankee et la misaine. Le vent a tourné, il se décide à pousser Tara vers Hawaii.
Les visages reprennent des couleurs. La table de Sophie, la chef cuisinière, est à nouveau remplie. Il faut dire qu’elle ne ménage pas ses efforts dans son étroite cuisine accolée au carré. Peu importe le roulis, peu importe le tangage : Sophie meringue, Sophie pâtisse, Sophie cisèle les herbes fines et veille à ce que les produits frais achetés au Japon puissent tenir le plus longtemps possible. « On ne va quand même pas finir par manger que des boîtes, non ? »
Naviguer avec les éléments
Trois heures du matin. Yohann plisse les yeux devant la carte du courant Kuroshio, envoyé par Mercator, le centre français d’analyse et de prévision océanique, un des partenaires de la Fondation Tara. Le Kuroshio est le deuxième courant marin après le Gulf Stream. Il prend naissance dans les eaux chaudes des Philippines, charriant une abondante faune et flore planctonique qui permet notamment la présence, très septentrionale, de corail au Japon. Rencontrant les eaux froides du nord du Pacifique, il finit par se perdre en tourbillonnant à l’est de l’archipel nippon. Mais là, cette nuit, le Kuroshio et ses eaux à 22 degrés sont juste devant nous. « On va y aller, non seulement ça va intéresser la science, mais ça va aussi nous faire gagner deux nœuds. » Gagnant-gagnant.
Retour au calme
Le pont de Tara s’agite de bon matin. Il fait enfin beau, on a pu sortir toute la toile, même la grand-voile qui profite de tout nouveaux haubans, posés à Tokyo. Les marins et les scientifiques entourent le HSN, le high speed net, le filet à haute vitesse. Largué à l’arrière du navire, il permet de recueillir des échantillons d’eaux à travers un filtre de 300 microns. À tribord, c’est le Dolphin qui surfe le long de la coque. Il capte l’eau de surface pompée et acheminée jusque sur le pont où elle est passe dans un filtre de 20 microns. Les quatre scientifiques s’affairent méticuleusement autour de tous ces échantillons. Et ce soir, ça recommence. La science n’a pas d’horaire et toute fenêtre météo est bonne à prendre.
Une semaine de mer et la petite communauté de Tara s’est constituée. Les marins et les scientifiques ne font pas que se côtoyer. Ils apprennent à se connaître, ils apprennent des uns des autres. Tout le monde est volontaire quand il faut aller hisser les voiles. Tout le monde est volontaire quand il faut surveiller la mise à l’eau des filets. Tout le monde apprend à reconnaître les copépodes. Tout le monde va finir par savoir faire un nœud de chaise. « L’esprit Tara », dit Charlène Gicquel, second, les yeux pétillants du plaisir d’être là.
Cet article a été publié sur le site de Tara Expéditions.