Réchauffement : peut-on réduire le CO2 océanique ?
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Réchauffement : peut-on réduire le CO2 océanique ?
Vous avez copiloté pendant 16 mois le travail de 12 experts européens afin d’établir les standards nécessaires avant de déployer des techniques d’élimination du CO2 océanique. À l’occasion de la COP30, ces travaux viennent d’être publiés par l’European Marine Board (EMB). Pourquoi s’intéresser à l’océan pour éliminer du CO2 ?
Olivier Sulpis1 L’océan occupe plus des deux tiers de la surface de la planète [6] et absorbe déjà près d’un quart de nos émissions annuelles de CO2 [7]. Plusieurs documents du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) [8] indiquent que la probabilité de maintenir le réchauffement sous la barre des 1,5 °C d’ici à la fin du siècle est très faible, même en cas de réduction drastique des émissions. Pour y parvenir, il faudra activement retirer du CO2 de l’atmosphère. Dans ce contexte, il est régulièrement proposé de se servir de l’océan comme levier pour retirer le CO2 de l’atmosphère, soit en augmentant l’efficacité de processus naturels, soit en mettant en œuvre de nouvelles méthodes privilégiant des approches technologiques [9].
De quelles méthodes parle-t-on ? Fertilisation océanique, alcalinisation… Pouvez-vous nous donner quelques exemples et nous dire où en est la recherche aujourd‘hui ?
O. S. Les activités de capture du CO2 marin (en anglais, marine Carbon Dioxide Removal, ou mCDR) visent à tout d’abord retirer du CO2 dissous de l’eau de mer2. Une fois ce CO2 capturé, un transfert de CO2 de l’atmosphère vers l’océan a lieu, pour combler le déséquilibre ainsi créé.
Pour retirer le CO2 dissous de l’eau de mer, on peut le fixer sous des formes ioniques solubles comme les ions carbonates et bicarbonates, dont la formation est favorisée par l’augmentation de l’alcalinité de l’eau – une alcalinité qui, par ailleurs, augmente quand on ajoute des minéraux dissous. Ainsi, on constate que les périodes où l’érosion des roches (et, par conséquent, les apports minéraux à l’océan) a été la plus importante sont celles durant lesquelles les océans [13] absorbaient le plus de CO2. Les substances minérales comme l’olivine [14] (un minéral très répandu dans la croûte terrestre) ou le carbonate de calcium pourraient par exemple être utilisées pour alcaliniser l’eau de mer. On peut aussi convertir le CO2 dissous dans l’eau en biomasse, en favorisant la croissance d’algues, de plancton, ou en restaurant des écosystèmes végétalisés côtiers endommagés.
Il faut noter à ce sujet que la plus connue des méthodes mCDR, la fertilisation des océans, montre une faible efficacité après plus de 20 ans d’évaluation. Elle est de plus particulièrement décriée par la communauté scientifique du fait des risques qu’elle peut faire peser sur les écosystèmes marins. Par ailleurs, dès qu’on envisage une méthode reposant sur le stockage de CO2 dans la biomasse, il est nécessaire de s’assurer que la matière organique ne sera pas rapidement décomposée, ce qui relâcherait à nouveau le CO2 dans l’eau de mer. Il faut donc s’assurer que cette biomasse se déposera au fond des océans, ou bien l’utiliser pour produire des matériaux durables ou de l’énergie.
Il faut bien comprendre que si ces méthodes s’inspirent de processus naturels dont il est bien établi qu’ils ont refroidi la planète par le passé, ces processus ont opéré à des échelles de temps beaucoup plus longues. L’ensemble de ces méthodes est encore à l’état de développement, et la recherche doit aussi s’interroger sur leurs effets à moyen et long terme sur l’environnement et les écosystèmes marins.
Vous coprésidez le groupe de 12 experts européens qui vient de produire ce rapport. Comment avez-vous été amené à prendre ce rôle et quelle a été l’implication du CNRS ?
O. S. J’ai été proposé par le CNRS comme contributeur potentiel à ce groupe d’experts, puis sélectionné (avec Helene Muri3, la présidente du groupe) parmi d’autres scientifiques pour coprésider ce groupe de travail et mener l’écriture du rapport. Le document a été relu et approuvé par les organisations membres de l’European Marine Board (EMB)4, dont le CNRS et l’Ifremer pour la France, ce qui en renforce la légitimité scientifico-politique.
L’EMB est indépendant de tout financement privé et les sujets d’études sont sélectionnés par les organisations membres. Le groupe de travail dont je fais partie est composé exclusivement de scientifiques et de juristes issus d’institutions publiques européennes.
En quoi ont consisté vos travaux ?
O. S. Notre but était d’établir des standards de monitoring, reporting & verification (MRV, ou « surveillance, déclaration et vérification », en français)5 nécessaires pour déployer des techniques d’élimination du CO2 océanique. Le MRV fournit un cadre qui permet de quantifier la capture des gaz à effet de serre par rapport à un niveau initial de référence ; il évalue la durée sur laquelle le CO2 est capturé et stocké hors de contact avec l’atmosphère, ainsi que les incertitudes associées.
Le MRV doit également décrire les effets sur l’environnement et les écosystèmes des activités de mCDR, selon des critères prédéfinis, afin de s’assurer que des seuils de dangerosité ne sont pas dépassés. Le MRV est un peu le bilan comptable de la capture de CO2. Sans MRV, impossible de déterminer son efficacité ou ses conséquences, et impossible de prendre des décisions responsables.
Pourquoi on ne peut pas simplement vérifier que le CO2 a bien été capturé et stocké durablement ?
O. S. Le MRV est difficile, car l’océan est un milieu interconnecté qui varie tout le temps, au gré des cycles journaliers, des saisons, de la météo, des migrations d’espèces et des activités humaines. Détecter un changement dans la teneur de CO2 dissous au milieu de toute cette variabilité nécessite des instruments de grande précision, d’autant plus que les modifications chimiques que l’on cherche à détecter sont minimes.
Par ailleurs, il faut réussir à attribuer le fait qu’une diminution du taux de CO2 résulte bien du déploiement d’une méthode de mCDR donnée et pas d’un phénomène naturel. Déterminer la durée de stockage nécessite l’utilisation de modèles prédictifs qui nous permettent de déterminer l’évolution des masses d’eau et des interactions avec les écosystèmes. Ces modèles sont souvent très complexes et gourmands en ressources informatiques.
Ce rapport sort durant la COP30, à Belém, alors que les pays doivent rehausser leurs ambitions climatiques. Quel message voulez-vous faire passer aux négociateurs réunis au Brésil ?
O. S. La capture de CO2 de l’atmosphère en utilisant les océans est possible et nécessaire pour rester dans le niveau de réchauffement défini par les accords de Paris (+1,5 °C à la fin du siècle par rapport à l’ère préindustrielle) [16]. Toutefois, elle exige l’établissement de nouvelles régulations et une mobilisation importante de ressources publiques, notamment via des investissements urgents dans la recherche scientifique, afin d’évaluer objectivement ce que le mCDR peut (ou non) apporter. Il est notamment important de limiter tout passage à grande échelle tant que des protocoles éprouvés n’existent pas.
On voit se multiplier les annonces d’investissements massifs dans les techniques de recapture de CO2. Ne craignez-vous pas qu’on vous reproche de « légitimer » ces techniques alors que l’urgence reste de réduire les émissions ?
O. S. Un des messages principaux est que même si la capture de CO2 pourrait compléter les réductions d’émissions, elle ne peut en aucun cas les remplacer. L’humanité émet actuellement 40 gigatonnes de CO2 par an, soit 1000 tonnes par seconde ! Le moyen le plus direct de faire baisser le taux de CO2 atmosphérique est donc d’abord de réduire ces émissions. Nous insistons également sur le fait qu’à l’heure actuelle, aucune méthode de mCDR n’est prête à être déployée à large échelle.
Nous ne prenons pas position sur la question de savoir si des méthodes mCDR devraient être déployées ou pas, et le rapport ne promeut aucune méthode : il fixe des exigences MRV pour éviter le greenwashing et protéger l’océan. Notre message est de précaution : avancer par la science, des tests encadrés et en toute transparence.
Pourquoi ne prenez-vous pas position sur l’opportunité même de déployer le mCDR à grande échelle ?
O. S. Le but de ce rapport est de dresser un état de l’art et d’effectuer des recommandations objectives, sans trancher quant à l’opportunité politique d’un déploiement massif de mCDR. Le document ne prend pas position sur le fait de poursuivre ou non le mCDR. Il précise les conditions de faisabilité pour toute décision future.
Notre rôle de scientifiques n’est pas de décider, mais d’exposer ce que la connaissance permet d’affirmer, puis d’établir selon quelles conditions avec quel niveau de certitude une action serait justifiable. Concrètement, nous caractérisons les preuves et les incertitudes, puis nous définissons des exigences de MRV et des seuils d’arrêt pour protéger l’environnement et l’intégrité climatique ; enfin, nous spécifions les démonstrations nécessaires avant tout passage à l’échelle.
Décider d’un déploiement ou d’une interdiction relève d’un choix politique et sociétal qui repose, au-delà des arguments scientifiques, sur des valeurs, des priorités démocratiques et des arbitrages économiques. Notre contribution est d’éclairer ces choix par un cadre rigoureux, transparent et vérifiable, afin que toute décision, quelle qu’elle soit, repose sur des preuves solides et non sur des promesses ou des craintes.
Vous formulez 13 recommandations aux décideurs et financeurs. Si vous deviez n’en retenir que 2 ou 3, quelles seraient-elles ?
O. S. Une des priorités pour les décideurs est de mettre en place un cadre réglementaire MRV harmonisé, en termes de définition, de méthodes, de vérification. Pour l’instant, des protocoles de MRV ont été déployés par des acteurs privés, ce qui peut faire douter de l’objectivité et de l’indépendance de leurs conclusions.
Pour les organismes finançant la science, la priorité sera de sélectionner les projets permettant de mieux évaluer l’efficacité à long terme, les impacts environnementaux et l’évolutivité des méthodes de mCDR. Cela comprend notamment les études sur la dynamique et le devenir du carbone naturel, afin de mieux anticiper et quantifier l’efficacité des méthodes de mCDR.
Qui devra payer pour ces systèmes de surveillance ultra coûteux dont vous dites qu’ils sont indispensables ?
O. S. Actuellement, des financements publics et philanthropiques ont permis de mettre en place de petites stations d’observation comme les mésocosmes, ainsi que des instruments et des modèles dédiés aux études MRV de mCDR. Des réseaux d’observations de l’océan à échelle globale existent déjà, via des campagnes en mer, des robots autonomes, des mesures satellites, etc. Reste que la pérennité des financements et donc la maintenance de ces réseaux n’est pas toujours garantie. À terme, un réseau d’observation permettant le MRV de mCDR à échelle globale nécessitera un soutien non seulement financier mais également opérationnel de la part des États, seuls capables d’assurer la mise en place d’une législation commune et d’une vérification indépendante.
Il peut aussi être question d’un marché de crédits carbone qui seraient vendus par les entités réalisant du mCDR et achetés par des entités voulant compenser leurs émissions. Mais un tel marché ne peut intervenir qu’après la mise en place de protocoles MRV éprouvés et contrôlés. Nous en sommes encore loin.
Que représente pour le CNRS et la recherche française le fait d’avoir porté ce projet ?
O. S. Le rapport propose une position européenne de référence, portée par un groupe d’experts coprésidé par un chercheur CNRS. Le CNRS contribue ainsi à structurer un cadre scientifique et opérationnel (MRV, observation, modélisation) utile aux décideurs en Europe et au‑delà, au service d’une action climatique intègre.
Pour la recherche française, il est à mon sens urgent de se pencher davantage sur l’étude des méthodes de mCDR. Je pense que les scientifiques doivent prendre une part active à ce débat. Il est désormais clair qu’aucune solution unique ne suffira pour retirer une quantité suffisante de CO2, mais qu’une multitude d’actions peuvent coexister, dans la mesure où leur impact environnemental et écologique ne dépasse pas des seuils clairement définis.
Étudier le mCDR en tant que scientifique ne signifie pas nécessairement le soutenir. Une recherche scientifique rigoureuse qui explique et qui éclaire peut indiquer des solutions mais elle peut également conduire à limiter, voire interdire certaines activités potentiellement néfastes. En outre, la recherche fondamentale, en particulier celle qui se concentre sur les grands fonds marins, bénéficiera certainement d’une attention accrue portée au paysage biogéochimique marin.
À lire
« Monitoring, Reporting and Verification for Marine Carbon Dioxide Removal [19] », European Marine Board Future Science Brief n°13, 17 novembre 2025.
Consultez aussi
Océan et climat, un équilibre fragile [20]
La neige de mer et le stockage du carbone dans l’océan [21] (blog Focus sciences)
Climat, le défi du siècle [22] (dossier)
- 1. Chercheur CNRS au Centre de recherche et d’enseignement des géosciences de l’environnement (Cerege, unité CNRS/Aix-Marseille Université/Inrae/IRD/Collège de France), laboratoire qui développe une expertise de pointe sur les cycles biogéochimiques marins et le système climatique.
- 2. Voir « Surveillance, déclaration et vérification du captage de CO2 en mer », par Olivier Sulpis : https://www.canal-u.tv/167622 [23]
- 3. Climatologue à l’Institut de recherche sur le climat et l'environnement de Norvège.
- 4. Organisation indépendante créée en 1995, l’European Marine Board (EMB) représente 38 organisations de 19 pays européens (instituts nationaux marins, agences de financement, consortiums universitaires). Interface entre science et politique, l’EMB développe des priorités communes de recherche marine et conseille les agences nationales ainsi que la Commission européenne.
- 5. Voir : https://tinyurl.com/MRV-climat [24]










