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Les oiseaux marins, sentinelles de la mer

(Cet article est extrait de la revue Carnets de science n° 18)
Au XIXe siècle, quand les mineurs descendaient extraire le charbon dans les galeries souterraines, ils emportaient un canari dans une cage. L’oiseau est si sensible aux gaz toxiques que l’arrêt de son chant prévenait les ouvriers d’un taux anormal de méthane aux dépens de l’oxygène : si le volatile s’essoufflait ou cessait de respirer, il fallait remonter fissa à la surface. Un canari dans la mine de charbon : c’est l’image que David Grémillet, biologiste au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (Cefe)1, à Montpellier, emploie pour traduire l’impact direct, sur les oiseaux marins, des changements globaux affectant les océans.
« Quand nous sommes face à la mer, nous ne voyons pas grand-chose, constate le scientifique. À l’instar de la partie émergée de l’iceberg, ces oiseaux nous fournissent une quantité d’informations précieuses sur les écosystèmes marins, difficiles d’accès, dans lesquels ils vivent et se nourrissent. »
Pour les qualifier, les chercheurs utilisent même le terme d’espèces sentinelles. Invités, ces dernières années, à une immense opération de science participative, ces grands voyageurs sont équipés de capteurs et de balises à la faveur de leurs séjours à terre, lors des saisons de reproduction, environ trois à quatre mois de l’année, avec une fidélité inaliénable à leurs lieux de naissance puis de nidification, que l’on appelle « philopatrie ».
Distances et profondeurs record
En termes de distance parcourue, « le plus impressionnant de tous est la sterne arctique, décrit Marie-Morgane Rouyer, chercheuse au Cefe. L’oiseau, qui se reproduit chaque été en Arctique, traverse l’Atlantique à tire-d’aile, pour aller passer le reste de l’année en Antarctique, avant de revenir ». Sans égaler la performance de cet aller-retour de 70 000 kilomètres, nombreux sont les oiseaux pélagiques2 qui migrent également d’un hémisphère à l’autre. Du Canada à l’Afrique du Sud, de la côte Est des États-Unis à la côte africaine, voire de l’Europe à l’Afrique. Mieux que n’importe quelle campagne océanographique et, de surcroît, avec un bilan carbone totalement neutre !
Les satellites ont, certes, une couverture spatiale idéale, mais ils ne voient que la surface de l’océan, 1 ou 2 mètres tout au plus en profondeur quand ils mesurent, par exemple, la production primaire océanique, autrement dit, le phytoplancton. Les manchots, eux, peuvent plonger jusqu’à 500 mètres de profondeur et fournir un échantillonnage sans commune mesure de la colonne d’eau…
Prédateurs dits « supérieurs », car au sommet de la chaîne alimentaire, longévifs (70 ans pour un albatros), les oiseaux marins ratissent de vastes zones des océans : ils reflètent ainsi les modifications des écosystèmes marins, à travers leurs traits physiologiques, leurs comportements, leur survie, etc. Leurs variations d’abondance et de démographie sont un indicateur des perturbations des réseaux trophiques, ces dernières étant difficiles à mesurer directement.
« La miniaturisation des balises a notamment permis d’équiper les oiseaux de géolocalisateurs d’à peine quelques grammes, explique Jérôme Fort, du laboratoire Littoral environnement et sociétés3, à La Rochelle. Plus légers et moins coûteux qu’une balise GPS, ces appareils utilisent les données fournies par la lumière – nombre d’heures où il fait jour dans une journée, et heure du midi absolu – pour déterminer la latitude et la longitude des habitats d’alimentation hivernaux ainsi que les mouvements migratoires, avec une marge d’erreur d’environ 200 km. » Une bagatelle, comparée aux immenses trajets parcourus.

Lanceur d’alerte
Lors de ses séjours à terre, l’oiseau fait aussi l’objet de mesures qui informent les scientifiques sur son état de santé et, indirectement, sur celui des écosystèmes marins. GPS et accéléromètres renseignent par exemple sur sa dépense énergétique quotidienne. Prises de sang et analyses de plumes, sur la contamination de son organisme aux métaux lourds (mercure, plomb, cadmium, arsenic, etc.), aux plastiques et polluants éternels, ou encore sur son état de stress physiologique.
Parfois, l’espèce sentinelle peut être lanceuse d’alerte. Depuis 2005, l’équipe de David Grémillet étudie, par exemple, la colonie de fous de Bassan de l’île Rouzic en collaboration avec la réserve naturelle des Sept-Îles, dans les Côtes-d’Armor.
C’est bien connu, la Manche est l’une des régions marines les plus anthropisées de la planète… Les chercheurs ont rapidement alerté – dès 2006 – sur l’effort de pêche devenu exagéré, et parfois vain, de cet oiseau européen emblématique. « Ses indices de condition corporelle étaient en berne et des échographes portatifs avaient confirmé l’amaigrissement de ses muscles pectoraux, indique le biologiste. Quand un oiseau marin est sous-alimenté, un dosage hormonal confirme aussi son état de stress, avec un taux élevé de corticostérone. »
Surpêche et dérèglement climatique
La raison en était simple : en Manche, la nourriture de prédilection des fous de Bassan se faisait alors plus rare, conséquence du réchauffement climatique et de la migration des maquereaux vers des eaux plus froides, plus au nord, sans compter la concurrence drastique de la pêche industrielle, productrice de farine de poisson. Tels des athlètes malnutris, les oiseaux marins devaient redoubler d’efforts et parcourir des distances colossales, bien au-delà de leurs zones de pêche habituelles, surexploitées, pour ramener (ou pas) de quoi nourrir leur poussin. Ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard que le Conseil international pour l’exploration de la mer a reconnu le dépassement des quotas de pêche, à cette époque, en Atlantique Nord-Est.
Malheureusement, l’interaction avec les pêcheries peut s’avérer encore plus radicale, déplore Christophe Barbraud, chercheur au Centre d’études biologiques de Chizé4, citant « les captures accidentelles d’albatros et de pétrels à menton blanc, observées sur la pêche à la palangre dans l’océan Austral. Cette technique utilisant des lignes munies de multiples hameçons (pêche à la légine dans les zones économiques exclusives, au thon ou à l’espadon plus au large) a causé des déclins importants au milieu des années 1990. Les oiseaux, attirés par les appâts de lignes d’hameçons, se noyaient tout simplement quand la ligne mère de plusieurs kilomètres coulait. »
Heureusement, les suivis de populations menés par les chercheurs ont motivé, au début des années 2000, plusieurs mesures (mitigation ou fermeture de zones de pêche), notamment de la Convention pour la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique, dont l’effet positif a permis d’enrayer certains déclins.
Extinctions programmées
« Certaines espèces d’oiseaux marins sont d’autant plus vulnérables au réchauffement climatique que la banquise est, pour elles, un habitat majeur, poursuit Christophe Barbraud. À deux titres : certaines, dites “pagophiles”, ont besoin de ce support pour se nourrir et se reproduire. D’autres, encore, se nourrissent de proies vivant sous la glace. »
En Antarctique comme en Arctique, les chercheurs ont déjà mis en évidence, selon les variations passées de la banquise et de sa débâcle, des modifications de comportement, de distribution des proies et de régime alimentaire, affectant directement la dynamique des colonies d’oiseaux marins. « Déjà, des travaux de modélisation, sur la base des projections du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, prévoient l’extinction probable de certaines espèces dans les prochaines décennies », prévient le scientifique.
Citons deux exemples : le guillemot à miroir de Mandt, inféodé à la banquise arctique, et l’emblématique manchot empereur, dont une colonie, en péninsule Antarctique, s’est déjà éteinte. Ce risque pourrait s’étendre au reste des survivants, si les objectifs de l’Accord de Paris, visant à limiter le réchauffement global à 1,5 °C d’ici à la fin du siècle, ne sont pas atteints.
Banquise nourricière et menacée
Le guillemot, pagophile, se nourrit surtout de cabillaud arctique, dont l’abondance est très liée à la présence de banquise. « Au nord de l’Alaska, témoigne Christophe Barbraud, la fonte de la banquise l’a contraint à adapter son régime alimentaire pour une proie beaucoup moins énergétique, ce qui a entraîné des plongées plus fréquentes et plus longues. L’augmentation de son effort de recherche alimentaire a été rapidement suivie d’une diminution de la croissance et de la survie des poussins et, par conséquent, de la taille de la colonie. »
Le manchot, lui, est dépendant à la fois de la banquise côtière, sur laquelle il se reproduit, et de la glace de mer, au large, où il puise sa nourriture : la calandre (un poisson), le krill antarctique (un crustacé), ou encore le calmar des glaces. Pour toutes ces raisons, « les oiseaux marins forment le groupe d’oiseaux le plus menacé de la planète après les perroquets », résume David Grémillet.
Les chiffres sont implacables : estimée à un milliard d’individus en 1970, leur population avait diminué de moitié au début des années 2010. « On dispose des tendances pour 314 des 368 espèces d’oiseaux marins connues à ce jour, complète Marie-Morgane Rouyer. Pour la moitié, il s’agit de déclins. »
Dans le cadre de sa thèse, la doctorante au Cefe travaille sur des jeux de données de mouvements d’oiseaux marins, à des fins de conservation, notamment en identifiant les zones importantes pour ces espèces et en les comparant à la localisation des aires marines protégées. Pour l’Atlantique, son travail d’écologie spatiale accumule les trajectoires de 44 espèces. Une autre étude récente, utilisant de larges jeux de données de mouvements, a permis d’établir des cartes d’« autoroutes » migratoires à travers toute la planète.
Migrations et pollution plastique

Des cartes de probabilité de présence des espèces dans les océans peuvent également être établies à partir des données issues des balises mises en place par des chercheurs de plusieurs pays, avant d’être croisées avec d’autres données, représentant l’exposition aux menaces potentielles : pollutions, captures accidentelles, concurrence de la pêche ou bien encore épisodes de tempêtes, plus nombreux aujourd’hui du fait du dérèglement climatique.
Concernant l’exposition des oiseaux marins à la pollution plastique, les jeux de données de 77 espèces, collectés à l’échelle mondiale depuis près de trois décennies, ont été mis en commun et recoupés avec la distribution connue des particules de plastique. la Méditerranée et la mer Noire font partie des zones les plus à risque, exposant ainsi des espèces comme les puffins Yelkouan des Baléares ou de Scopoli.
Les gyres océaniques, gigantesques tourbillons d’eau alimentés en déchets flottants par les courants marins, sont aussi des zones de danger. On peut citer le pétrel de Cook, dont une partie de la population se nourrit au niveau du fameux septième continent du Pacifique Nord, vaste accumulation de déchets plastiques de plus de 1,6 million de kilomètres carrés.
En Nouvelle-Zélande, une nouvelle maladie a même été découverte, la plasticose, conséquence de l’inflammation répétée du tube digestif des puffins à pieds pâles, à cause de l’ingestion des plastiques et des toxines que ceux-ci véhiculent.
Adaptation, jusqu’où ?
Depuis vingt ans, sans interruption, David Grémillet et son confrère Jérôme Fort étudient, eux, l’étonnante capacité d’adaptation des mergules nains face aux changements globaux, dans le cadre du programme Adaclim5, déployé sur la côte est du Groenland. L’Arctique se réchauffe quatre fois plus vite que le reste de la planète, or le mergule nain y est l’oiseau marin le plus abondant, avec 40 à 80 millions d’individus. L’« atlantification6 » de l’Arctique a obligé ce petit oiseau de 150 grammes, au corps en forme d’ogive d’une vingtaine de centimètres, à transformer son régime alimentaire. Il a remplacé les crustacés planctoniques de la glace de mer par des espèces tempérées, hélas plus petites et moins riches en lipides, ce qui l’oblige à des plongées plus profondes et plus longues.
« À cela, il faut ajouter les contaminations environnementales, complète Jérôme Fort, qui a analysé les taux de mercure dans le sang, les plumes et les œufs des oiseaux. L’Arctique est, en dépit de son éloignement des grandes régions industrielles, un océan qui présente un fort niveau de pollution, non seulement aux microplastiques, que le mergule nain confond avec sa nourriture favorite à base de copépodes, mais aussi au mercure émis par les industries de l’hémisphère Nord puis accumulé au Groenland par le jeu des courants atmosphériques et océaniques. » Or ce neurotoxique perturbe le transport de l’oxygène dans l’organisme et oblige l’animal à des récupérations plus longues, à la surface, entre deux plongées.
« Tout cela pousse le mergule nain, pourtant doué d’une étonnante plasticité de son comportement de recherche alimentaire, dans ses derniers retranchements, à la limite de ses capacités physiologiques », prévient David Grémillet. D’autant que la multiplication des tempêtes estivales et des cyclones hivernaux l’empêche de voler et donc de s’alimenter si la vitesse du vent dépasse les 60 km/h.

Dans une récente publication7, Tristan Martin, écologue doctorant au Cefe, invoque d’ailleurs « un avenir commun pour les peuples côtiers et les oiseaux marins face aux événements climatiques extrêmes », dont la fréquence et la gravité augmentent en raison du dérèglement climatique. L’argument s’entend : plus de 2,5 milliards de personnes vivent aujourd’hui à moins de 100 kilomètres d’un littoral.
Citant « l’exemple des peuples premiers de l’Arctique, pour lesquels les oiseaux marins ont une importance bioculturelle majeure, comme source de nourriture et aussi comme élément clé des imaginaires du Nord », le chercheur souligne « l’utilité de l’étude des réponses fonctionnelles, physiologiques ou démographiques des oiseaux marins dans la compréhension et la prévision de l’impact des changements globaux sur les espèces concomitantes. Y compris les humains. » ♦
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Dans les îles, oiseaux en danger
La menace affectant le plus grand nombre d’espèces d’oiseaux marins est la présence des espèces invasives, particulièrement problématiques sur les îles, où les oiseaux étaient souvent libres de prédateurs avant l’introduction de celles-là. Des programmes de restauration ont été mis en place, mais d’autres restent encore indispensables, face aux espèces introduites par l’homme : rongeurs (souris, rats) et chats décimant les populations d’oiseaux, les poussins surtout et aussi, hélas, les adultes.
Sur l’île Saint-Paul, dans l’océan Indien, l’élimination des rats, il y a une vingtaine d’années, autorise aujourd’hui le retour des oiseaux. Mais, ailleurs, sur l’île de la Réunion, des espèces endémiques de pétrels restent menacées d’extinction, victimes des chats harets (chats domestiqués, retournés à l’état sauvage).
« Actuellement, une autre menace majeure est l’influenza aviaire, précise Christophe Barbraud, chercheur au Centre d’études biologiques de Chizé8. Elle a eu des conséquences importantes sur certaines populations d’oiseaux marins de l’hémisphère Nord avec une forte augmentation de la mortalité dans certains cas. Elle est en train d’atteindre les populations d’oiseaux marins de l’hémisphère Sud depuis deux ans. » ♦
Consultez aussi :
Série d’été « Océan » : L’océan, cet inconnu (1/5) • Océan et climat, un équilibre fragile (2/5)
La surveillance des oiseaux marins : de nouveaux enjeux sanitaires
À la pointe du Raz, des mouette sous surveillance
- 1. Unité CNRS/EPHE/IRD/Université de Montpellier.
- 2. Pélagiques : espèces qui vivent au large et ne se posent sur la terre ferme que pour la reproduction.
- 3. Unité CNRS/La Rochelle Université.
- 4. Unité CNRS/La Rochelle Université.
- 5. Voir https://tinyurl.com/adaclim
- 6. Atlantification : modification de l’océan Arctique par les courants chauds et salés qui se déversent de l’Atlantique depuis une quinzaine d’années.
- 7. T. Martin, D. A Henri, et al., « A common future for coastal peoples and seabirds facing extreme climatic events », ICES Journal of Marine Science, 82(1), janvier 2025 : https://doi.org/10.1093/icesjms/fsae198
- 8. Unité CNRS/La Rochelle Université.