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« Il faut changer notre regard sur l’océan »

« Il faut changer notre regard sur l’océan »

22.08.2025, par
Temps de lecture : 12 minutes
Manchots Adélie en plongée dans l’océan Austral.
Série d’été « Océan » 5/5 – Les activités humaines impactent l’océan, pourtant dernier espace non colonisé par l’humain. Comment envisager notre relation à ce milieu aussi familier que méconnu ? Pour le philosophe Roberto Casati, l’altérité radicale de l’océan exige de forger de nouveaux concepts pour mieux le sauvegarder.

(Cet article est extrait de la revue Carnets de science n° 18)

La mer n’a jamais été un thème à part entière dans l’histoire de la philosophie. Ce milieu si différent de notre environnement terrestre a bien éveillé la curiosité ou la fascination des penseurs de l’Antiquité, mais Platon n’y voyait qu’un monde terrifiant d’inconnu, pendant qu’Aristote s’intéressait surtout à la constitution des poissons ou des coraux. À l’époque moderne, ce sont avant tout les aspects diplomatiques et juridiques qui ont alimenté les réflexions de Hegel, pour qui la mer relevait de la question des relations entre États, ou du juriste et philosophe néerlandais Hugo Grotius, qui a consacré tout un traité à plaider pour la liberté du commerce maritime international. Or, pour le philosophe Roberto Casati1, l’altérité radicale de l’océan nous oblige à forger de nouveaux concepts et à remettre en question notre manière d’envisager cette « autre planète » qui n’a rien à voir avec les espaces terrestres. Le chercheur nous explique ici en quoi ce travail philosophique est indispensable à la sauvegarde des océans.

Peu de philosophes se sont intéressés à la mer. Vous soutenez pourtant que la philosophie a son mot à dire dans la sauvegarde des océans…

Roberto Casati Lorsque les Nations unies ont lancé, en 2021, la Décennie pour les sciences océaniques au service du développement durable, leur proclamation affirmait notamment : « Il faut changer notre façon de penser et d’agir. » En tant que philosophe, c’est l’idée de « penser autrement » qui m’intéresse. la question que je me pose est alors celle-ci : en quoi changer notre façon de penser peut contribuer à sauvegarder l’océan ?

Ce travail est complémentaire de celui des climatologues et des océanologues, et vise les leviers de la transition : une fois que nous savons que l’océan est en péril, nous devons nous demander quelles actions sont possibles et comment faire pour qu’elles soient mises en œuvre.

Quelle vision proposez-vous ?

R. C. La mer est à la fois un objet proche et lointain. Je suis parti d’une pratique, celle de la navigation en haute mer. Je me suis alors retrouvé face à un environnement que je ne connaissais pas, en tout cas pas dans une telle complexité, et qui a tout de suite éveillé en moi un regard de philosophe : j’ai été confronté à une série de problèmes épistémologiques inédits.

On ne reconnaît rien, il n’y a pas de point de repère, tout est liquide, tout bouge… La connaissance de cet objet qu’est la mer est mise en échec par l’objet lui-même.

La qualité des informations qu’on peut recevoir lorsqu’on navigue est très importante, mais difficile à établir. On ne reconnaît rien, il n’y a pas de point de repère, tout est liquide, tout bouge… la connaissance de cet objet qu’est la mer est mise en échec par l’objet lui-même. On se trouve donc face à quelque chose de très différent de tous les objets pour lesquels notre connaissance humaine est calibrée, c’est-à-dire des choses stables, des points de repère clairs, un terrain solide sur lequel se déplacer… On perd tout cela une fois qu’on est en mer !

« Mar del Sur. Mar Pacifico », carte marine de Hessel Gerritsz (1622).
« Mar del Sur. Mar Pacifico », carte marine de Hessel Gerritsz (1622).

Et le changement de perspective est là : pour nous confronter à la mer, nous devons en accepter l’altérité radicale. Nous devons accepter l’idée que notre planète est double, en partie terrestre et en partie marine. et que cette dernière partie restera pour nous un monde totalement alien.

Il n’y a pas de peuple vivant en mer, celle-ci n’est pas habitée par l’homme. Elle est pourtant colonisée et exploitée. C’est encore plus vrai pour les grands fonds, qui représentent une forme d’altérité extrême, où presque rien ne ressemble à ce que nous connaissions. Voyez les sources hydrothermales, par exemple, où la vie se développe dans des conditions extrêmes, inconnues sur la terre ferme.

Qu’implique cette altérité radicale d’un point de vue philosophique ?

R. C. Le travail philosophique vis-à-vis de la mer consiste à se mettre à sa place, à changer pour ainsi dire physiquement de point de vue, puis à entamer ce que j’appelle des négociations conceptuelles, c’est-à-dire un travail constant de définition et de redéfinition, ce que fait d’ailleurs la philosophie depuis toujours. le cas de la mer est particulièrement intéressant.

En effet, celle-ci est typiquement conceptualisée de façon statique comme une région dessinée sur une carte ou un ensemble de régions assujetties à différents régimes de gouvernance, sans tenir compte du fait que la mer est un élément dynamique, qui ne connaît pas de frontières… La première chose à faire, dans cet effort conceptuel, est de refuser la multiplication des mers !

Il faut penser en termes d’un océan unique, comme un seul gros système dynamique. Nous avons bien sûr des raisons culturelles ou historiques et des intérêts politiques à établir ces limites, mais, de son point de vue à elle, la mer ne connaît ni domination ni frontières.

En quoi un tel changement conceptuel peut-il aider à la sauvegarde de l’océan ?

R. C. En réalité, la question des frontières conditionne le type même d’instruments qu’on utilise pour protéger la mer. On délimite des zones économiques exclusives ou des aires marines protégées, mais, dans les deux cas, ce sont des objets exclusivement spatiaux. Cette approche purement spatiale passe à côté des caractéristiques qui font de l’océan un élément dynamique. Or, les poissons migrent d’une région à l’autre… et il y a des pratiques illégales dans la pêche ou le transport de marchandises qui savent très bien exploiter cette absence de frontières.

Pour refonder notre rapport à la mer, il faut, à mon avis, sortir de cette conception spatiale réductrice, de zones ou d’aires, et raisonner en volume – l’océan, ce sont des milliers de mètres de profondeur et plus de 1 milliard de kilomètres cubes d’eau !

Aujourd’hui, on essaie de protéger des aires parfaitement circonscrites dans l’espace, mais pour une durée plus ou moins indéfinie. Je pense qu’il faudrait faire l’inverse, c’est-à-dire protéger l’ensemble de l’océan, mais sur des périodes limitées.

Il s’agit aussi d’envisager autrement la composante temporelle. Aujourd’hui, on essaie de protéger des aires parfaitement circonscrites dans l’espace, mais pour une durée plus ou moins indéfinie. Je pense qu’il faudrait essayer de faire l’inverse, c’est-à-dire protéger l’ensemble de l’océan, mais sur des périodes limitées. Autrement dit, proposer des moratoires. Par exemple, suspendre la pêche au thon pendant un temps déterminé, sur toute la planète.

Ce serait une généralisation à l’échelle planétaire, et pour la mer, de ce qui se fait à l’échelle locale sur la terre, quand on pratique la rotation des cultures et qu’on met les champs au repos certaines années. Idéalement, on devrait suspendre toute activité maritime pendant un laps de temps, en prévoyant des compensations pour celles et ceux qui en vivent.

Donc, de manière générale, travailler sur le temps plutôt que sur l’espace, travailler sur les volumes plutôt que sur les superficies, travailler sur les éléments dynamiques plutôt que sur les éléments statiques... Des tensions entre conceptualisations existent, par exemple dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer2.

La vision économique et mercantile présuppose un océan unitaire et sans frontières. En revanche, la vision territoriale est du côté de ceux qui veulent instaurer des clôtures dans la mer et garantir des gestions locales. Le travail philosophique consiste à identifier ces contradictions et, le cas échéant, à les mettre en évidence afin de proposer d’autres instruments pour les politiques publiques.

Vos idées ont-elles l’oreille des politiques ?

R. C. À l’Institut Jean-Nicod, nous travaillons à créer ce type d’outils conceptuels. Une étape essentielle consiste à porter ce point de vue dans les rapports et policy briefs, ces notes de synthèse destinées aux décideurs. C’est ce que nous avons fait récemment en appliquant ces concepts à des thématiques précises, à savoir le plancton, l’éducation à la mer, la pêche et, enfin, les éléments dynamiques de la protection de la mer. Sur tous ces sujets, nous nous employons à porter un regard neuf.

Je prends l’exemple de la pêche. En 2024, nous avons produit, au sein d’un regroupement transdisciplinaire de laboratoires et d’organismes européens, le BIOcean5D, un policy brief pour démontrer que des instruments pour lutter contre la surpêche, comme les aires maritimes protégées, avaient une efficacité limitée, parce qu’ils reposent sur une vision statique, alors que l’océan est un système dynamique3.

Le gros problème actuel de la pêche, c’est qu’elle a, de très loin, dépassé le stade d’une économie de subsistance pour passer à un stade industriel qui nous éloigne du vivant. Les pêches artisanales et de subsistance, elles, sont dans une logique d’individualisation du rapport au vivant : on se nourrit de l’animal qu’on vient de pêcher, contrairement à la pêche industrielle, où, dans une boîte de thon, le vivant est complètement désindividualisé.

Ces nouveaux concepts peuvent-ils aider la communauté des chercheurs à se faire mieux entendre lorsqu’elle essaie de défendre l’océan ?

R. C. Ayant eu moi-même l’opportunité de travailler avec la communauté scientifique sur l’océan, j’ai pu y apprécier comment, en dehors des sciences humaines et sociales, se développe une sensibilité pour les instruments conceptuels permettant de construire des passerelles entre science et politiques publiques.

Le réflexe typique dans notre communauté de chercheurs, une fois qu’on a recueilli les données sur l’océan et le climat, et que celles-ci ne sont pas particulièrement enthousiasmantes, est de penser que la passerelle vers la société repose avant tout sur des campagnes de sensibilisation. Mais les données empiriques montrent la faible efficacité de ces instruments.

Corail noir et plongeur, dans le lagon sud de Nouvelle-Calédonie.
Corail noir et plongeur, dans le lagon sud de Nouvelle-Calédonie.

Il me semble que ce qui stabilise les changements de comportement, c’est plutôt la contrainte par la loi. Mais, dans le cas de l’océan, les mécanismes de décision et les rouages juridiques sont difficiles à appréhender. Pour pouvoir agir sur ce cadre juridique, la société doit en avoir une meilleure compréhension, ce qui est tout sauf simple aujourd’hui.
 

Il suffit de nager quelques secondes sous la surface pour se sentir l’habitant provisoire d’un monde différent. Ce n’est qu’en regardant mieux autour de nous que nous pouvons commencer à repenser l’océan.

Le droit de la mer est en effet fragmenté entre différentes entités et différents organismes, avec des juridictions qui se superposent et reposent chacune sur une vision différente de la mer. Il manque une vision globale. Or, la loi incarne un regard sur l’océan, et c’est ce regard-là que nous devrions changer.

Je donnerai un exemple pour appuyer mon propos. en amont de la COP 21 de Paris, en 2015, les organisations non gouvernementales ont dû batailler pour faire entrer l’océan comme un thème de travail en tant que tel, ce qui n’avait jamais été le cas lors des COP précédentes sur le climat. ce ne sont que quelques mots (« y compris les océans ») ajoutés dans le préambule, mais qui se ramifient ensuite dans des centaines d’initiatives et de projets de recherche – des mots qui, en réalité, ont un poids énorme. 

Vous avez évoqué votre pratique de la haute mer et, dans votre approche philosophique, vous insistez toujours sur le fait que l’expérience sensible doit être un préalable indispensable à la réflexion…

R. C. Oui, parce que si nous voulons voir la mer autrement que comme une simple ressource, nous devons porter un regard sur elle moins superficiel. Pour cela, il faut s’éloigner des côtes. Il suffit même de nager quelques secondes sous la surface pour se sentir l’habitant provisoire d’un monde différent. Ce n’est alors qu’en regardant mieux autour de nous que nous pouvons commencer à repenser l’océan. Les organisations scientifiques qui ont des stratégies de sensibilisation et de communication fortes le savent bien : emmener des décideurs politiques pour une simple sortie en mer peut modifier radicalement leur vision et leur discours.  ♦

À lire :
Philosophie de l’océan, Roberto Casati, Coll. « Sciences dans la cité », PUF, 2022.

Consultez aussi
Série d’été « Océan » :
L’océan, cet inconnu (1/5)
Océan et climat, un équilibre fragile (2/5)
Les oiseaux marins, sentinelles de la mer (3/5)
À qui appartient l’océan ? (4/5)

Notes