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Océan et climat : un équilibre fragile

Océan et climat : un équilibre fragile

01.08.2025, par
Temps de lecture : 12 minutes
Cette image satellitaire « couleur de l’eau » montre un bloom de phytoplancton dans l’océan Atlantique (en bleu clair). Le phytoplancton qui se multiplie chaque printemps constitue le moteur de la pompe à carbone biologique de l’océan.
Série d’été « Océan » 2/5 – Régulateur du climat mondial, l’océan absorbe chaleur et dioxyde de carbone, notamment celui émis par les humains depuis l’ère industrielle. Ce rôle vital est menacé par le réchauffement, l’acidification et la modification des courants. Que se passera-t-il si ce milieu cesse d’amortir nos excès ?

(Cet article est extrait de la revue Carnets de science n° 18)

Sous la surface apparemment tranquille de ses eaux bleues, une mécanique invisible, mais essentielle, est à l’œuvre : l’océan régule le climat de notre planète. Grâce aux courants océaniques, la chaleur du soleil, accumulée dans les régions tropicales, est lentement transportée vers les pôles, où les eaux froides, plus denses, plongent vers les profondeurs. Véritable « tapis roulant » océanique, cette circulation dite « thermohaline » s’étale sur plusieurs siècles. « L’océan maintient des conditions propices à la vie sur notre planète, explique Jean-Pierre Gattuso, océanographe au Laboratoire d’océanographie de Villefranche (LOV)1, à Villefranche-sur-Mer. Sans lui, la température moyenne sur Terre serait beaucoup plus élevée. »

Aujourd’hui, l’océan absorbe ainsi plus de 90 % de l’excès de chaleur lié aux activités humaines. Mais il ne se contente pas de réguler la chaleur à l’échelle planétaire. Il agit également comme un immense puits de carbone et absorbe une partie du dioxyde de carbone (CO2) présent dans l’atmosphère : 25 % des émissions de CO2 anthropiques sont ainsi captées par cette immense masse d’eau. Un phénomène qui repose sur deux mécanismes complémentaires.

Séquestration sur le long terme

Le premier, la pompe physique à carbone, fonctionne grâce aux propriétés naturelles de l’eau : plus une eau est froide, plus elle dissout efficacement les gaz, dont le CO2. Ce carbone atmosphérique dissous est ensuite entraîné par le jeu de la circulation thermohaline en profondeur, où il reste piégé durant des siècles, avant de remonter lentement à la surface.

La neige marine, visible au microscope sur l’image de droite, est issue de la décomposition du plancton. Cette pluie de particules organiques (et le carbone qu’elle renferme) coule au fond de l’océan, où elle sédimente.
La neige marine, visible au microscope sur l’image de droite, est issue de la décomposition du plancton. Cette pluie de particules organiques (et le carbone qu’elle renferme) coule au fond de l’océan, où elle sédimente.

Une séquestration du CO2 qui peut paraître longue aux humains que nous sommes, mais qui est en réalité bien moins efficace que le second mécanisme à l’œuvre : la pompe biologique à carbone reposant, elle, sur l’action du phytoplancton. Comme les plantes terrestres, ces micro-organismes marins réalisent la photosynthèse dans les eaux de surface, encore baignées de lumière : ils absorbent du CO2 pour produire de la matière organique.

« Le phytoplancton est à la base de la chaîne alimentaire océanique, précise Frédéric le Moigne, chercheur au Laboratoire des sciences de l’environnement marin2, à Brest. Une partie est consommée par la faune marine, tandis qu’une fraction coule lentement vers les abysses sous forme de neige marine. » Ces particules et le carbone qu’elles renferment se retrouvent alors piégées dans les sédiments du plancher océanique pour plusieurs millénaires.

L’océan agit comme un immense puits de carbone : 25 % des émissions de CO2 générées par les activités humaines sont ainsi captées par cette immense masse d’eau.

Si elle permet de séquestrer le carbone durant des milliers d’années, la pompe à carbone biologique a une autre caractéristique : elle agit très lentement. « Ce n’est pas aussi simple que de dire “le phytoplancton absorbe du CO2, meurt et coule sous forme de neige océanique”, nuance Frédéric le Moigne. Les scientifiques se sont en effet rendu compte qu’une grande partie du carbone était recyclée avant d’atteindre le fond. Dans leur chute, la plupart des particules organiques sont dégradées par des bactéries ou consommées par le zooplancton, qui relâche alors du CO2… »

Le chercheur s’intéresse de près à la manière dont les particules de neige marine sont transformées au fil de leur descente. La mission océanographique Apero, qu’il a conduite avec d’autres scientifiques en 2023 dans l’Atlantique Nord, devrait permettre d’affiner la compréhension de ce processus clé dans le stockage du carbone à long terme. Une chose est sûre : « Bien qu’essentielle pour la régulation du climat mondial sur le temps long, la pompe à carbone biologique se révèle inefficace pour amortir les effets rapides du changement climatique en cours », souligne Frédéric Le Moigne.

Étude d’un échantillon de neige marine à bord du navire Pourquoi pas ? dans le cadre de la campagne océanographique Apero.
Étude d’un échantillon de neige marine à bord du navire Pourquoi pas ? dans le cadre de la campagne océanographique Apero.

L’océan Austral, un acteur clé sous pression

C’est un fait : l’océan joue un rôle majeur dans la machine climatique mondiale. Pour autant, toutes les régions du globe n’y contribuent pas de la même manière. Parmi elles, l’océan Austral se révèle crucial. Situé autour de l’Antarctique, cet immense carrefour océanique connecte les trois grands bassins – l’Atlantique, l’Indien et le Pacifique. Là, les eaux froides de surface plongent vers les profondeurs, entraînant avec elles une part du CO2 et de l’excès thermique liés aux activités humaines. « L’océan Austral est le plus grand puits de carbone océanique : on estime qu’il absorbe, à lui seul, près de 40 % du CO2 capté par l’ensemble des océans », souligne Julia Uitz, biogéochimiste au LOV.

Mais cet équilibre est fragile. L’augmentation des températures et les changements dans la dynamique des vents dominants de cette région altèrent progressivement les conditions environnementales dans lesquelles se développe le phytoplancton, avec des conséquences encore difficiles à prévoir. L’intensification des tempêtes, notamment, perturbe la dynamique des blooms phytoplanctoniques, ces proliférations saisonnières de microalgues essentielles à la pompe biologique à carbone.

L’océan Austral joue un rôle clé dans la régulation du climat mondial. Là, les eaux froides de surface plongent vers les profondeurs, entraînant avec elles une part du CO₂ et de l’excès thermique liés aux activités humaines.
L’océan Austral joue un rôle clé dans la régulation du climat mondial. Là, les eaux froides de surface plongent vers les profondeurs, entraînant avec elles une part du CO₂ et de l’excès thermique liés aux activités humaines.

Peu accessible, notamment en hiver du fait de conditions météorologiques extrêmes, l’océan Austral est également le plus difficile à observer. De nouveaux instruments devraient néanmoins permettre d’en apprendre davantage sur son fonctionnement. À savoir, la nouvelle génération de flotteurs Argo, ces balises autonomes déployées depuis le début des années 2000 dans toutes les mers du globe.

« Les flotteurs dits “BGC-Argo” [BioGeoChemical-Argo, Ndlr) sont une révolution pour l’étude de cette région, car ils nous permettent d’obtenir des données en toute saison, même dans des conditions extrêmes », se réjouit Julia Uitz. Ces instruments autonomes plongent jusqu’à 2 000 mètres avant de transmettre leurs mesures par satellite : température, salinité, pH, ou encore chlorophylle… Des données indispensables pour affiner les modèles climatiques, mieux comprendre les transformations en cours et anticiper celles à venir. « Ce qui nous inquiète, c’est de savoir si l’océan Austral pourra continuer à jouer son rôle de puits de carbone à l’avenir », alerte Julia Uitz.

Vagues de chaleur marine 

Si l’océan est indispensable à la machine climatique, il est lui-même victime du dérèglement climatique. L’une des principales conséquences : l’élévation de la température des masses d’eau. Depuis le début de l’ère industrielle, celles-ci se sont réchauffées en moyenne de 1,1 °C, un phénomène qui s’étend désormais jusqu’aux profondeurs.

4 000 flotteurs Argo sont déployés dans l’océan mondial. Ces instruments autonomes plongent jusqu’à 2 000 mètres avant de transmettre leurs mesures par satellite : température, salinité, pH, ou encore chlorophylle…
4 000 flotteurs Argo sont déployés dans l’océan mondial. Ces instruments autonomes plongent jusqu’à 2 000 mètres avant de transmettre leurs mesures par satellite : température, salinité, pH, ou encore chlorophylle…

« L’océan agit comme une immense éponge thermique, mais cette absorption de chaleur a des effets secondaires préoccupants », s’inquiète Jean-Pierre Gattuso. Les vagues de chaleur marines, comparables aux canicules terrestres, se multiplient à un rythme préoccupant. En Méditerranée, des températures records de 29,8 °C ont été relevées en 2024. « C’est du jamais vu, poursuit le chercheur. Nous sommes passés, en quelques décennies, d’événements considérés comme exceptionnels à des épisodes récurrents. Or ces vagues de chaleur marines ont un impact direct sur la biodiversité et provoquent des mortalités massives. »

Au-delà de ces anomalies ponctuelles, le réchauffement des océans entraîne un bouleversement plus profond et durable : la stratification accrue des masses d’eau. Plus l’eau de surface se réchauffe, plus elle peine à se mélanger avec les eaux profondes. Ce phénomène limite le brassage vertical. « Un océan plus chaud est un océan plus stratifié, explique Frédéric le Moigne. Or moins de mélange, c’est moins de nutriments pour le phytoplancton donc, potentiellement, une pompe biologique affaiblie. »

Vitesse record d’acidification

L’absorption par l’océan d’une partie du CO2 excédentaire émis par les activités humaines, a, elle, une autre conséquence : l’acidification des eaux. En se dissolvant dans l’eau, le CO2 forme de l’acide carbonique, qui fait baisser le pH de l’eau de mer. Depuis le début de l’ère industrielle, l’acidité des océans a augmenté de 30 %. Cette augmentation pourrait atteindre 150 % d’ici à 2100, si les émissions de gaz à effet de serre continuent à ce rythme.
 

L’excès de CO2 dans l’océan
- aussi appelé acidification - complique la construction des coquilles et des squelettes calcaires et les rend plus fragiles.

« On assiste à un phénomène dont la rapidité n’a pas d’équivalent dans l’histoire récente de la planète, alerte Jean-Pierre Gattuso. Nous avons des preuves géologiques montrant que des événements d’acidification ont eu lieu par le passé, contribuant à des extinctions de masse. La différence, c’est que, cette fois, cela se produit à une vitesse sans précédent. » Les organismes les plus vulnérables sont les coraux, les mollusques et certaines espèces de plancton, dont la calcification devient plus difficile à mesure que le pH de l’eau diminue. « Non seulement l’acidification complique la construction des coquilles et squelettes calcaires, mais elle les rend aussi plus fragiles, précise le chercheur. À terme, l’eau de mer devient corrosive et peut même dissoudre ces structures. »

À gauche, l’escargot de mer arctique nageur Limacina helicina et à droite, un juvénile Cavolinia inflexa prélevé en Méditerranée. Ces deux espèces de mollusques sont directement menacées par l’acidification des océans.
À gauche, l’escargot de mer arctique nageur Limacina helicina et à droite, un juvénile Cavolinia inflexa prélevé en Méditerranée. Ces deux espèces de mollusques sont directement menacées par l’acidification des océans.

Certaines zones volcaniques sous-marines, comme on en trouve autour de l’île d’Ischia, dans le golfe de Naples, en Italie, libèrent naturellement de grandes quantités de CO2. Ces sites, véritables laboratoires naturels pour les chercheurs, offrent un aperçu de ce que pourrait devenir l’océan de demain si l’acidification s’amplifie : à proximité des sources hydrothermales, l’acidité est si élevée que les organismes calcaires y ont pratiquement disparu. Or ces organismes, dont certains planctons, sont essentiels à la création d’habitats, à la chaîne alimentaire et au cycle du carbone. Leur disparition provoquerait des bouleversements en cascade.

« Cela nous donne une idée de ce qui pourrait arriver à grande échelle si nous ne réduisons pas nos émissions », alerte Jean-Pierre Gattuso. Plus largement, l’acidification pourrait altérer le cycle du carbone océanique, réduisant la capacité des océans à absorber le CO2 atmosphérique. Une boucle de rétroaction négative qui viendrait accélérer encore davantage le réchauffement climatique.

Circulation océanique en mutation

Un autre changement insidieux se joue au niveau de la circulation océanique elle-même. la dynamique des courants, qui structure le climat mondial en redistribuant la chaleur et le carbone, évolue sous l’effet du changement climatique. Dans l’Atlantique Nord, la fonte de la calotte glaciaire du Groenland modifie la salinité des eaux de surface. En apportant de grandes quantités d’eau douce, elle affaiblit la densité des eaux nord-atlantiques, ce qui pourrait ralentir, d’ici à la fin du siècle, la circulation méridienne de retournement atlantique (Amoc) – abusivement appelée Gulf Stream dans les vieux manuels scolaires –, un des principaux moteurs du système climatique.

Une telle évolution pourrait entraîner un ralentissement du transport de chaleur vers l’hémisphère Nord, avec des conséquences majeures : refroidissement régional en Europe de l’Ouest, perturbation des régimes de mousson, montée plus marquée du niveau de la mer sur certaines côtes atlantiques. Si ces tendances se confirment dans les décennies à venir, elles pourraient bouleverser l’ensemble du climat planétaire. « L’océan a jusqu’ici amorti une partie du changement climatique, rappelle Jean-Pierre Gattuso. Mais il ne pourra pas absorber indéfiniment nos excès. »

Face aux bouleversements en cours, une question se pose : peut-on encore préserver la capacité de l’océan à jouer son rôle de tampon climatique ? « Il n’existe pas d’autre solution sérieuse que la réduction des émissions de CO2, affirme Jean-Pierre Gattuso. C’est la seule action d’ampleur qui puisse limiter l’acidification et le réchauffement des eaux. » Et préserver ce colosse aux pieds d’argile qu’est l’océan. ♦

Consultez aussi :
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Notes
  • 1. Unité CNRS/Sorbonne Université.
  • 2. Unité CNRS/Ifremer/IRD/Université de Bretagne occidentale.