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Dans le sillage des baleines à bosse
Peut-être les avez-vous vues dans le film Océans ou lors d’un voyage dans une mer chaude du globe ? Les baleines à bosse, ou Megaptera novaeangliae, émerveillent petits et grands avec leurs sauts et leurs chants. Ces baleines sont toutefois soumises à une forte pression liée à l’homme, entre chasse, pollution et dégradation des habitats. Elles font donc l’objet de beaucoup d’attention de la part des chercheurs. Quels sont les impacts des activités humaines ou du changement climatique sur les populations de cétacés ? Quelles sont leurs routes migratoires ? Comment se comportent les baleines dans leur zone de reproduction ? Alors que le 31 mars 2014, la Cour internationale de la justice a ordonné l’arrêt de la chasse à la baleine dans l’océan Antarctique, les réponses à ces questions sont d’une grande valeur pour la protection des cétacés et la préservation de leur habitat. Elles permettront aux scientifiques et aux autorités de motiver leurs avis lors, par exemple, de demandes d’autorisation de prospections pétrolières, de permis de pêche, etc.
Baobab : un projet international
En 2012, l’équipe d’Olivier Adam, chercheur bioacousticien au Centre de neurosciences de Paris-Sud1, initie avec l’association malgache Cétamada, le programme Balises et acoustique pour les observations des baleines à bosse de Madagascar (Baobab)2. D’une durée de trois ans, le projet a pour but de mieux comprendre les comportements des baleines, en particulier pendant la période de reproduction et de mise à bas. En utilisant plusieurs méthodes d’observation complémentaires, les chercheurs espèrent apporter une meilleure compréhension des déplacements des baleines et de leurs habitats préférentiels.
En effet, chaque année, de juin à septembre, des centaines de baleines à bosse migrent depuis l’Antarctique vers Madagascar afin de s’accoupler, de mettre bas et de prendre soin de leurs baleineaux. Grâce à ses eaux chaudes et peu profondes, le canal de Sainte-Marie situé entre l’Île Sainte-Marie et la Grande Terre, est un lieu de prédilection pour la saison des amours et des naissances. La Commission baleinière internationale a d’ailleurs mis en avant l’importance de cette zone géographique en créant le sanctuaire de l’océan Indien.
Un suivi personnalisé des baleines
Le défi pour les scientifiques consiste à identifier les baleines afin de mettre en place un suivi personnalisé. Première méthode : utiliser les marques naturelles, équivalentes de nos empreintes digitales, présentes sur les nageoires de chaque baleine. L’association Cétamada ayant noué des partenariats avec la plupart des hôteliers de l’île, lorsqu’une sortie en mer est organisée pour les touristes, un volontaire de l’association formé au protocole de photo-identification embarque sur le bateau. Son rôle est triple : guider les visiteurs, expliquer l’importance de la pratique du whale watching responsable et durable et photographier les baleines. Les chercheurs utilisent ensuite ces données pour comparer les photos d’une saison à l’autre. Cette méthode a notamment permis de montrer un fait rare et exceptionnel : on a reconnu une maman accompagnée d’un baleineau différent de celui de l’an passé !
Par ailleurs, dans leur environnement il est parfois difficile de distinguer un mâle d’une femelle à l’œil nu, du fait du peu de dimorphisme sexuel. Pour connaître le sexe des individus étudiés et mettre en évidence d’éventuelles différences de comportements migratoires entre mâles et femelles, des prélèvements de peau sont réalisées à l’aide d’un fusil hypodermique ou d’une épuisette récupérant les squames, de petites particules de peau disséminées par les baleines lors de leurs sauts. L’analyse de l’ADN de ces échantillons au laboratoire Biogemme3, à Brest, déterminera le sexe de l’individu.
Étudier les migrations grâce aux balises Argos
Un des objectifs principaux du projet Baobab est d’identifier les habitats préférentiels des baleines pendant la période de reproduction4. En complément du travail de photo-identification, le suivi satellitaire à l’aide de balises Argos permet de suivre les déplacements des baleines au cours du temps. Plusieurs fois par jour, chaque balise émet un signal vers les satellites Argos, qui retransmettent l’information vers des centres de traitement des données. Ces centres calculent alors la position de la balise avec une précision de 150 mètres.
Pendant la saison des amours, les baleines s’associent en groupes sociaux : des groupes compétitifs composés de plusieurs mâles se mesurant les uns aux autres pour séduire une femelle, des individus isolés, des mères accompagnées de leurs baleineaux avec ou sans escorte (mâle accompagnant la femelle), des paires d’individus. Ainsi, alors que la femelle mène la danse, on retrouve juste derrière le mâle favori, appelé première escorte, puis viennent les challengers… En prenant le temps d’observer ces comportements, l’équipe a pu identifier un certain nombre d’individus et poser ainsi des balises au sein de ces différents groupes, suivant leur statut social. La pose des balises est réalisée soit avec une perche soit avec un fusil à air comprimé. Chaque année, douze balises sont ainsi déployées : elles doivent permettre à l’équipe de suivre en direct les déplacements des cétacés.
En associant les coordonnées géographiques transmises par les balises Argos aux différentes variables environnementales, telles que la topographie, la température, la profondeur ou les courants, il est possible d’identifier et de caractériser les environnements les plus favorables au développement et à la survie des baleines. À ce jour, les balises émettent en moyenne une vingtaine de jours. Ce temps d’émission reste toutefois trop court pour pouvoir étudier les grandes migrations jusqu’aux sites alimentaires en Antarctique. En outre, à cette saison, les baleines sont très actives, les mâles effectuent de nombreux sauts et les femelles subissent des frottements répétés avec leurs baleineaux, ce qui contribue au décrochage et à la perte des balises.
Des vocalises sur écoute
Les chercheurs complètent alors leur enquête grâce à un dernier type de données, acoustiques cette fois. En effet, à l’instar de l’homme avec la parole, les baleines utilisent le chant pour communiquer, qu’il s’agisse de séduire, de délimiter son territoire ou d’interagir avec son baleineau… Cette partie acoustique du projet Baobab est sans doute la plus délicate et repose notamment sur la thèse de Yann Doh, en codirection avec Hervé Glotin5. Avec 30 kilomètres de large et 100 kilomètres de long, le canal de Sainte-Marie présente une forte densité de cétacés. Certains mâles chantent plusieurs heures, d’autres plusieurs jours.
Afin de mieux comprendre cette dynamique, l’idéal serait de pouvoir associer chaque chant à une signature vocale. Pendant la saison 2013, l’équipe a donc décidé d’installer, avec l’aide de l’entreprise CeSigma, un réseau d’hydrophones, sorte de micros sous-marins, afin d’enregistrer les chants en continu. Le long du canal (voir carte ci-dessous), trois stations d’écoute équipées chacune de trois hydrophones ont été déployées. L’étude des enregistrements devait permettre de localiser et dénombrer les mâles chanteurs. Problème : la majorité du temps, les mâles chantent simultanément, et les enregistrements sont ainsi composés d’une superposition de sources sonores.
L’équipe du projet Baobab a donc fait appel à deux équipes spécialisées dans le traitement des sons animaux : d’une part, l’équipe d’Hervé Glotin, qui a mis au point une méthode capable d’identifier des sources sonores superposées ; d’autre part, l’équipe du Paul White, de l’Institute of Sound and Vibration Research de l’université de Southampton, qui travaille sur une méthode utilisée avec succès dans l’étude du traitement de la parole, la séparation de sources. Lors de l’écoute d’un enregistrement on se pose la question de savoir combien de sources sont nécessaires pour produire cet enregistrement. Imaginez que vous écoutiez l’enregistrement d’un quatuor, en appliquant cette méthode, vous devriez être capable d’affirmer que quatre instruments de musique différents sont présents.
Des résultats encourageants
La collecte des premiers résultats rend Olivier Adam optimiste : « On espère publier bientôt des articles sur les signatures vocales des baleines, comme cela a été fait sur les grands dauphins en 2013. » En croisant toutes ces données, les chercheurs pensent parvenir à un suivi précis d’un certain nombre de baleines à bosse et en savoir plus sur cette espèce. C’est déjà un peu le cas. En effet, il y a plus de vingt ans, la Commission baleinière internationale a défini des sous-populations de baleines à bosse sur la base d’observations géographiques : Madagascar, Maurice et La Réunion, les Comores, l’Afrique du Sud. À l’époque, les biologistes pensaient qu’après avoir parcouru des milliers de kilomètres depuis l’Antarctique, les baleines étaient épuisées et donc qu’une fois arrivées dans leurs zones de reproduction elles ne se déplaçaient que très peu.
En 2011, des travaux menés sur d’autres familles de baleines ailleurs dans le monde ont montré que cette hypothèse était erronée. Les baleines restent très mobiles toute l’année, y compris dans leurs zones de reproduction. En 2013, en collaboration avec le National Marine Mammal Laboratory de Seattle, l’équipe a pu mettre en évidence des résultats similaires pour les baleines à bosse, rendant ainsi obsolète la notion de sous-populations.
« Les baleines n’ont pas de frontières. Celles qui sont étudiées à La Réunion sont les mêmes que celles que nous voyons à Madagascar. Travailler en réseau est la seule solution pour que nous puissions fournir des conclusions communes », conclut Olivier Adam, qui a d’ailleurs pris contact avec les autres équipes menant des travaux similaires dans la zone.
- 1. Unité CNRS/Univ. Paris-Sud.
- 2. Ce projet reçoit le soutien de la Fondation Total, de la région Paca et du programme Sabiod de la Mission pour l’interdisciplinarité du CNRS, qui contient des démonstrations de certains des procédés utiles en acoustique passive pour le suivi de la biodiversité.
- 3. Biologie et génétique des mammifères marins dans leur environnement (Univ. de Bretagne occidentale).
- 4. Laurène Trudelle (CNPS-Locean) fait sa thèse sur ce sujet.
- 5. Membre de l’Institut universitaire de France et chercheur au Laboratoire des sciences de l’information et des systèmes, Hervé Glotin pilote le programme Scaled Acoustic Biodiversity (http://sabiod.org) de la Mission interdisciplinaire du CNRS.
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