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Les vies minuscules d’Édouard Chatton

Les vies minuscules d’Édouard Chatton

01.12.2020, par
Détail d'une planche de cours dessinée par E. Chatton montrant la reproduction sexuée chez les plantes.
La biologiste Catherine Jessus, ex-directrice de l’Institut des sciences biologiques du CNRS, nous fait partager dans un livre les incroyables dessins et le parcours d’Édouard Chatton, un chercheur hors normes du début du XXe siècle, grand spécialiste de microbiologie.

Comment avez-vous découvert l’existence d’Édouard Chatton ?
Catherine Jessus1 : J’ai fait sa connaissance à la station marine de Banyuls-sur-Mer, grâce à son directeur de l'époque Vincent Laudet. Je suis tombée en admiration devant la collection de planches qu’il avait dessinées pour ses cours en amphi : des dessins de 1,60 x 1,10 mètre, réalisés à la craie et au pastel sec, sur fond ocre ou noir, d’une stupéfiante beauté par leurs couleurs et leurs formes à la limite de l’art abstrait... Avec Vincent, nous avons très vite pensé à faire un livre avec ces véritables œuvres d’art. C’est dans un deuxième temps seulement que je me suis intéressée au scientifique, et que j’ai réalisé que j’avais affaire à un chercheur exceptionnel, qui a fait des découvertes et établi des concepts qui servent encore de cadre à la science d’aujourd’hui au-delà même de son champ d’études, les protistes.
 

Edouard Chatton dans les années 1930.
Edouard Chatton dans les années 1930.

En réalité, je ne le connaissais pas moi-même, mais c’est pourtant loin d’être un parfait inconnu pour nombre de chercheurs ! Ce biologiste passé par l’Institut Pasteur de Paris et de Tunis, puis par les universités de Strasbourg et Montpellier, avant de diriger la station de Banyuls-sur-Mer qui dépendait de la Sorbonne, a notamment été le mentor d’André Lwoff, Prix Nobel en 1965 avec Jacques Monod et François Jacob, pour ses travaux en virologie. Sa correspondance avec Lwoff, notamment, et ses cahiers d’expériences conservés à Banyuls, m’ont permis de m’immerger dans ses travaux et sa vie, aussi bien professionnelle que privée.

Rappelez-nous ce que sont les protistes...
C. J. Les protistes sont des êtres vivants unicellulaires apparus sur Terre il y a plus d’1 milliard d’années – soit 2 milliards d’années après les bactéries. Comme les bactéries, les protistes sont formés d’une cellule unique, mais à la différence de celles-ci, la cellule qui les constitue contient un noyau renfermant l’information génétique. Ils sont les ancêtres des animaux et des plantes. Ils vivent dans toutes les eaux, essentiellement les océans, où ils forment la majeure partie du microplancton, mais aussi les eaux douces terrestres. Ils constituent le principal piège à carbone sur la terre, et la première source de l’oxygène que nous respirons.

À la fin du XIXe siècle, quand Édouard Chatton a commencé à étudier les protistes, la microbiologie était en plein essor grâce à l’amélioration des performances des microscopes. C’est un nouveau monde qui s’ouvrait aux scientifiques et qu’il s’agissait de décrire.

À la fin du XIXe siècle, quand Édouard Chatton a commencé à les étudier, la microbiologie démarrait son essor grâce à l’amélioration des performances des microscopes. Avec les protistes, c’est un nouveau monde qui s’ouvrait aux scientifiques et qu’il s’agissait de décrire... un monde dont les détails intimes ont ensuite été révélés par la microscopie électronique et qui s’élargit aujourd’hui avec les nouveaux outils de la génomique. Édouard Chatton a consacré sa vie entière à observer, à décrire, à comprendre le fonctionnement et l’évolution des protistes, et à les dessiner, dimanches et vacances comprises, avec une passion et une rigueur qui font de lui un modèle de scientifique. 

Présents dans les eaux salées comme dans les eaux douces, les protistes constituent la majeure partie du microplancton.
Présents dans les eaux salées comme dans les eaux douces, les protistes constituent la majeure partie du microplancton.

Quels concepts ce scientifique d’exception a-t-il forgés ?
C. J. Chatton n’était pas seulement un observateur hors-pair, il avait un esprit de synthèse exceptionnel qui lui permettait d’avoir une vue d’ensemble de son sujet et d’en tirer des règles générales. Les exemples sont nombreux, mais si l’on ne doit en donner qu’un seul : c’est lui qui a dégagé et baptisé, en 1925, les deux catégories du vivant enseignées aujourd’hui à tous les collégiens. À savoir, les eucaryotes – les êtres dont les cellules contiennent un noyau, dont les animaux, les plantes et bien sûr les protistes font partie – et les procaryotes, les êtres dénués de noyau, représentés par les bactéries et les archées. C’est quelqu’un qui était aussi capable de s’affranchir des dogmes scientifiques de son époque et de les remettre en question, si les observations qu’il réalisait ne cadraient pas avec ceux-ci. Les exemples là encore sont nombreux. Les conversations qu’il avait avec Lwoff dans sa correspondance éclairent d’ailleurs les nombreux débats qui agitaient la biologie dans la première moitié du XXe siècle et comment il a été un acteur de son évolution.

Revenons aux planches qui constituent le cœur de votre ouvrage. Comment Chatton les a-t-il réalisées ? Etait-il lui-même artiste ?
C. J. Ses travaux scientifiques révèlent un dessinateur de talent. Mais il y a plus. J’ai pu rencontrer deux de ses petits-fils, qui m’ont raconté que l’homme nourrissait une vraie passion pour la peinture, et peignait lui-même à ses heures perdues. Ils possèdent encore les tableaux de leur grand-père, entre autres dans la maison de famille de Banyuls où Chatton a terminé sa vie. Dans sa bibliothèque, se trouvaient plusieurs ouvrages techniques sur le dessin, le pastel, la peinture à l’huile..., mais aussi des ouvrages sur Dürer qui le fascinait et de Vinci.

Chatton nourrissait une vraie passion pour la peinture. Clairement, il s’est fait plaisir en faisant ces planches de cours pour ses étudiants !

Clairement, il s’est fait plaisir en faisant ces planches de cours pour ses étudiants ! J’ai d’ailleurs découvert que pour ces dessins réalisés sur du carton, il avait échangé avec un marchand de couleurs de Paris afin de mettre au point un vernis protecteur qui serait suffisamment transparent pour ne pas altérer les couleurs, et permettrait de rouler les planches sans qu’elles ne se craquèlent... 

Deux planches de cours dessinées par E. Chatton représentant une algue unicellulaire (g.), et les gamètes mâles du lombric (d.).
Deux planches de cours dessinées par E. Chatton représentant une algue unicellulaire (g.), et les gamètes mâles du lombric (d.).

À qui s’adresse votre ouvrage ?
C. J. À tout le monde, vraiment. Ce n’est pas un ouvrage de spécialiste. Les légendes qui accompagnent chacune des planches publiées se veulent très accessibles. Et les dessins sont tellement beaux qu’ils se suffisent presque à eux-mêmes ! Si la préface du livre est écrite par un scientifique de renom, Prix Nobel en 2001, la postface quant à elle a été rédigée par la directrice du musée d’art contemporain de Céret, qui a été fascinée par cette découverte.

Vous avez « fréquenté » Édouard Chatton pendant plus d’un an et demi pour publier ce livre... Qu’en retenez-vous pour votre propre vie de chercheuse ?
C. J. Cela m’a fait prendre conscience de l’importance de ralentir. Chatton passait énormément de temps à observer, ré-observer et observer encore, à remettre en question ses interprétations... Chacune de ses descriptions reposait sur l’utilisation de techniques multiples, à différents moments du cycle de vie des protistes, il ne tirait jamais de conclusions hâtives. Il me semble qu’aujourd’hui, nous avons un peu perdu ce sens du temps nécessaire à la science. ♦

À lire :
Les vies minuscules d’Édouard Chatton, par Catherine Jessus et Vincent Laudet, CNRS Éditions, novembre 2020, 288 pages.
 

Notes
  • 1. Chercheuse au Laboratoire de biologie du développement (CNRS-Sorbonne Université), où elle dirige l’équipe Biologie de l’ovocyte. Elle a dirigé l’Institut des sciences biologiques du CNRS de 2013 à 2019.
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Auteur

Laure Cailloce

Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.