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Tous les cristaux liquides sont dans la nature

Tous les cristaux liquides sont dans la nature

09.03.2018, par
Les fruits de la «Pollia condensata», une plante sauvage d’Afrique, doivent leur couleur étincelante aux cristaux liquides biologiques.
Connus pour leur utilisation dans les écrans plats, les cristaux liquides sont aussi omniprésents dans le vivant, chez les animaux comme chez les végétaux. Essentielle pour la recherche fondamentale, leur étude ouvre d'immenses perspectives d'applications, notamment dans le domaine des matériaux biomimétiques.

Les cristaux liquides (CL) biologiques ont été découverts dès 1888 par le botaniste autrichien Friedrich Reinitzer (1857-1927). Lequel observa des phénomènes colorés étranges en analysant des extraits de racine de carotte au microscope optique.

Cependant, « comparés aux cristaux liquides synthétiques pour les écrans plats, très étudiés à partir de la fin des années 1960, les CL biologiques ont reçu beaucoup moins d’attention de la part des chercheurs… Or, ils sont omniprésents et cruciaux pour de nombreux processus biologiques ! » constate Michel Mitov, physicien au groupe des cristaux liquides du Centre d’élaboration de matériaux et d’études structurales (CEMES) du CNRS et auteur d’un récent article de revue faisant le point sur les connaissances dans ce domaine1. « J’espère que cet article contribuera à réattirer l’attention sur ce sujet et à faire éclore de nouvelles pistes de recherche », souligne-t-il.
 

Ils sont partout dans le vivant !

Les cristaux liquides ne sont pas un matériau particulier. Ils constituent un état stable de la matière, au même titre que les états cristallin, liquide et gazeux. Leur nom en oxymore l’indique : ils ont à la fois des propriétés d’un liquide (fluidité) et des propriétés d’un solide cristallin (propriétés optiques, etc.). Ceci dit, certains peuvent être complètement solidifiés.

Contrairement aux cristaux liquides des écrans plats, où les molécules sont orientées préférentiellement dans le même sens, dans la plupart des CL biologiques, celles-ci s’agencent en hélice. On note d’ailleurs que cette organisation particulière, dite « cholestérique » (en référence aux dérivés du cholestérol dans lesquels elle a été observée pour la première fois au XIXe siècle) concerne – de manière transitoire ou permanente – la plupart des molécules indispensables à la vie. « C’est notamment le cas de l’ADN, de la cellulose de la paroi cellulaire des plantes et des fruits, du collagène des os, de la cornée ou des écailles de poisson et de la chitine des carapaces des insectes et des crustacés », recense Michel Mitov.

Concernant par exemple l’ADN, « certains chromosomes “simples”, pauvres en protéines histones et sans structures dites “en nucléosomes”, peuvent effectivement présenter une organisation en CL cholestérique. C’est le cas de l’ADN des bactéries ou des algues unicellulaires appelées dinoflagellés, comme l’a mis en évidence dès 1965 le biologiste et physicien français Yves Bouligand, pionnier dans ce domaine », précise la biologiste Françoise Livolant, du Laboratoire de physique des solides2, à Orsay. Récemment, la chercheuse et son équipe ont montré que la structure cholestérique peut aussi concerner transitoirement l’ADN des bactériophages3, des virus tueurs de bactéries.

ADN en phase de cristal liquide. À un certain taux de concentration en ADN, les molécules s’alignent parallèlement les unes aux autres et forment une structure dite «cholestérique».
ADN en phase de cristal liquide. À un certain taux de concentration en ADN, les molécules s’alignent parallèlement les unes aux autres et forment une structure dite «cholestérique».

 

Des propriétés optiques remarquables

L’organisation cholestérique des molécules biologiques confère à la matière vivante différentes propriétés physiques capitales. Elle permet d’optimiser la compaction de l’ADN dans le noyau des cellules (déroulé, l’ADN des chromosomes peut atteindre… deux mètres de long !), d’offrir de la résistance aux carapaces des arthropodes (80 % des espèces animales décrites), à nos os ou aux écailles des poissons. Elle est aussi à l’origine des couleurs irisées de certains fruits et de certaines carapaces d’insectes.

On doit par exemple aux cristaux liquides biologiques le bleu électrique intense des fruits de Pollia condensata, une plante d’Afrique. « En 2012, l’équipe anglaise de Silvia Vignolini à l’université de Cambridge a analysé la structure de ces fruits par microscopie électronique à transmission. Et il est apparu que leur couleur irisée résulte de l’agencement en CL cholestériques des brins de cellulose dans leur peau. Et non, donc, de pigments absorbant de manière sélective la lumière, comme c’est souvent le cas pour les couleurs dans la nature », indique Laurent Heux, physico-chimiste au Centre de recherches sur les macromolécules végétales (Cermav) du CNRS, à Grenoble.

La carapace du scarabée «Chrysina gloriosa» (à gauche), qui présente en alternance des bandes vertes et argentées, doit sa couleur irisée à l’organisation en cristal liquide cholestérique de ses molécules de chitine. En haut à droite, vue au microscope de l’interface entre les bandes vertes et argentées de la carapace. En bas à droite, vue agrandie de la texture polygonale dans une bande verte.
La carapace du scarabée «Chrysina gloriosa» (à gauche), qui présente en alternance des bandes vertes et argentées, doit sa couleur irisée à l’organisation en cristal liquide cholestérique de ses molécules de chitine. En haut à droite, vue au microscope de l’interface entre les bandes vertes et argentées de la carapace. En bas à droite, vue agrandie de la texture polygonale dans une bande verte.

En effet, la structure hélicoïdale des CL cholestériques leur confère le pouvoir de réfléchir la lumière. « La couleur dépend du pas de vis de l’hélice (NDLR : un tour complet de l’hélice) : si celle-ci est très vissée, la réflexion se produit vers le bleu voire l’ultraviolet ; si l’hélice est faiblement vissée, la réflexion a lieu dans le rouge voire l’infrarouge », précise Michel Mitov. « La couleur change aussi avec l’angle d’observation », complète-t-il.

Les CL cholestériques sont ainsi à l’origine des couleurs chatoyantes du scarabée Chrysina gloriosa, dont la carapace constituée de chitine cholestérique présente des bandes vertes alternant avec des bandes argentées. Récemment, l’équipe de Michel Mitov a étudié plus en détail le cas de cet insecte4. Il est apparu que « ses bandes argentées se comportent comme des miroirs à large bande réfléchissant toutes les longueurs d’onde de la lumière visible et au-delà. Quant aux bandes vertes, nous avons découvert qu’elles sont dotées d’un réseau de micro-miroirs focalisant la lumière en des motifs différents, spots ou anneaux, dépendant de la longueur d’onde incidente », résume le chercheur.

Mais à quoi peuvent bien servir ces belles couleurs irisées ? Elles pourraient avoir différentes fonctions selon les espèces concernées, explique Michel Mitov : « Attirer les oiseaux pouvant faciliter la dissémination des graines, dans le cas des fruits de Pollia condensata ; se camoufler dans l’environnement, pour certains scarabées argentés ; offrir une communication optique à un banc de poissons, pour que chaque poisson s’oriente à tout instant dans la bonne direction, en fonction des caractéristiques de la lumière réfléchie par ses voisins (motif, polarisation) ; etc. »
 
À ce jour, les CL biologiques soulèvent encore de nombreuses questions fondamentales : pourquoi la structure torsadée existe-t-elle dans des édifices biologiques aussi différents ? Pourquoi y a-t-il une dominance de la torsion gauche ? Quelles sont les différentes fonctions possibles des CL biologiques ? Etc. Les réponses s’avèrent cruciales tant pour la recherche fondamentale que pour les perspectives d’applications, qui sont nombreuses, notamment dans les domaines des biomatériaux et de la médecine régénérative.
 

La carapace des scarabées argentés (ici, un scarabée doré du Costa Rica), en réfléchissant leur environnement, semble avoir pour fonction le camouflage.
La carapace des scarabées argentés (ici, un scarabée doré du Costa Rica), en réfléchissant leur environnement, semble avoir pour fonction le camouflage.

Des applications bio-inspirées

Certains chercheurs planchent déjà sur des applications s’inspirant de ces CL. Parmi eux, Gervaise Mosser, au laboratoire Chimie de la matière condensée de Paris5. « Reproduire, à partir de molécules de collagène purifié, les organisations rappelant celles des molécules dans des phases cristal-liquide stabilisées observées dans les os ou la cornée, permet d’obtenir des matériaux biomimétiques (NDLR : s’inspirant du vivant) pouvant servir d’implants, avec moins de risque de rejet ou de complications en cas de greffe », explique la chercheuse.

Grâce à un financement de la Fondation pour la recherche médicale, son équipe a développé des matrices denses et transparentes de collagène présentant localement des organisations en CL mimant celles trouvées dans la cornée6. Il y a quelques mois, ce matériau a été greffé sur des lapins au CHU de Rouen. « Le résultat, attendu dans quelques semaines, sera déterminant quant à la suite de cette aventure, notamment vis-à-vis d’un transfert potentiel chez l’homme. »

À Grenoble, Laurent Heux et ses collègues travaillent, eux, à reproduire en laboratoire l’organisation en CL de la cellulose observée dans les fruits de Pollia condensata7. À long terme, ces travaux pourraient aider au développement de matériaux biomimétiques pour la photonique, cette branche de la physique consacrée à l’étude et à la fabrication de composants permettant de générer, de transmettre ou de traiter des signaux optiques.

Mais difficile pour l’instant d’en savoir plus ici : « Les articles scientifiques dans le domaine – y compris ceux des spécialistes d’optique comme Silvia Vignolini – ne sont guère explicites sur la nature précise des applications possibles », souligne Laurent Heux.
On l’aura compris : pour la recherche fondamentale comme pour la recherche appliquée, beaucoup reste à découvrir et à comprendre dans ce domaine. Dotés de propriétés fascinantes, les cristaux liquides biologiques constituent un extraordinaire défi pour l’avenir. ♦

 

Notes
  • 1. « Cholesteric liquid crystals in living matter », M. Mitov, Soft Matter, 2017, vol. 13 (23) : 4173-4312. http://dx.doi.org/10.1039/C7SM00384F
  • 2. Unité CNRS/Université Paris-Sud.
  • 3. « The Bacteriophage Genome Undergoes a Succession of Intracapsid Phase Transitions upon DNA Ejection », A. Leforestier et F. Livolant, Journal of Molecular Biology, 2010, vol. 396 (2) : 384-395. https://doi.org/10.1016/j.jmb.2009.11.047
  • 4. « Multiwavelength micromirrors in the cuticle of scarab beetle Chrysina Gloriosa », G. Agez, C. Bayon et M. Mitov, Acta Biomaterialia, 2017, vol. 48 : 357-367. https://doi.org/10.1016/j.actbio.2016.11.033
  • 5. Unité CNRS/UPMC/Collège de France.
  • 6. « Development of human corneal epithelium on organized fibrillated transparent collagen matrices synthesized at high concentration », A. Tidu et al., Acta Biomaterialia, 2015, vol. 22 : 50-58. https://doi.org/10.1016/j.actbio.2015.04.018
  • 7. « Dynamically Controlled Iridescence of Cholesteric Cellulose Nanocrystal Suspensions Using Electric Fields », L. Heux et al., Advanced Materials, 2017, vol. 29 (11). doi: 10.1002/adma.201606208
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Auteur

Kheira Bettayeb

Journaliste scientifique freelance depuis dix ans, Kheira Bettayeb est spécialiste des domaines suivants : médecine, biologie, neurosciences, zoologie, astronomie, physique et nouvelles technologies. Elle travaille notamment pour la presse magazine nationale.

À lire / À voir

Alliage n°78, Jean-Marc Lévy-Leblond (dir.), été 2017. Association ANAIS, Université Nice Sophia Antipolis.
Un dossier y est consacré à Yves Bouligand, chercheur pionnier du sujet des cristaux liquides dans la nature.

 

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