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«Les passants liront-ils les plaques commémoratives?»

«Les passants liront-ils les plaques commémoratives?»

19.01.2016, par
À la suite des attentats de Paris, la chercheuse Sarah Gensburger, qui habite près du Bataclan, a ouvert un blog sur lequel elle partage ses réflexions de sociologue de la mémoire. En voici un extrait, consacré aux plaques commémoratives installées en mémoire des victimes.

Ce texte a été publié le 5 janvier 2016 par Sarah Gensburger sur son blog « Chroniques sociologiques du “quartier du Bataclan” ».

Dès le 19 décembre, les habitants du quartier ont été avertis que, le 5 janvier, leurs déplacements pourraient être perturbés par la venue du président de la République et de la maire de Paris. À 10 heures aurait lieu l’inauguration de plaques commémoratives en l’honneur des victimes des tueries survenues un an auparavant. Une fois l’inauguration passée, et donc une fois la faute d’orthographe corrigée, les passants liront-ils les plaques commémoratives ? Quels usages font Parisiens comme touristes de ce que nombre de commentateurs considèrent comme des « lieux de mémoire » ?

Des plaques commémoratives très diverses à Paris

Plusieurs recherches ont porté, en France comme ailleurs, sur le rapport des passants avec la ville patrimoniale qui les entoure. Elles concernent principalement la genèse de ces supports de l’évocation du passé ou encore l’interprétation sémiotique de leurs formes et contenus. Très peu de travaux se posent réellement la question de l’interaction que ceux qui arpentent la ville ont effectivement avec ces plaques.

Journalistes en train de photographier la plaque en mémoire des victimes de l’attentat de Charlie Hebdo, après l’inauguration officielle, le 5 janvier 2016.
Journalistes en train de photographier la plaque en mémoire des victimes de l’attentat de Charlie Hebdo, après l’inauguration officielle, le 5 janvier 2016.

À Paris, les plaques commémoratives sont diverses. Elles rendent hommage tant à l’auteur illustre qu’au fusillé de la Résistance en passant par l’homme politique ou le peintre célèbre. À cet égard, les inaugurations de ce matin confirment que l’apposition de plaques est considérée par la Mairie de Paris, depuis très longtemps, comme l’instrument privilégié de sa politique de mémoire. C’est ainsi au sujet de la Seconde Guerre mondiale que les plaques sont les plus nombreuses. Les données mises en ligne par la Ville dans le cadre de sa politique d’open data permettent de localiser et de chiffrer cette sous-catégorie qui, en 2014, comptait 1 300 plaques. Avec 87 plaques consacrées à cette période, les murs du XIIe arrondissement comptent parmi les plus densément recouverts de la capitale. Il semble donc illusoire d’envisager que les Parisiens et même les touristes prêtent une réelle attention à ces rappels du passé beaucoup trop nombreux pour un seul individu. Pourtant, certaines plaques témoignent que quelqu’un les a remarquées, et les a, d’une manière ou d’une autre, fait siennes.

Quelle interaction entre la ville et les passants ?

Ce constat établi entre 2014 et 2015 m’a conduit à m’intéresser aux plaques non plus pour elles-mêmes et pour le texte qu’elles portent mais en situation, en possible interaction avec la ville et les passants. Dans cette enquête, entre mars et juillet dernier, j’ai été rejointe par Micol Bez, étudiante à Georgetown University et amoureuse de Paris, et par mes étudiants de l’Institute for French Studies de New York University que j’ai emmenés à la découverte de la ville. Nous avons observé une quarantaine de plaques, de manière répétée et systématique, dans différents arrondissements. Parmi les plaques de notre corpus figurait celle en mémoire de l’attentat antisémite qui, en août 1982, a entraîné la mort de plusieurs clients du restaurant Jo Goldenberg de la rue des Rosiers, du fait de l’irruption soudaine des tueurs dans une salle bondée.
 

Plaques commémoratives
Plaque commémorant les victimes de l’attentat de la rue des rosiers qui a eu lieu en 1982.
Plaques commémoratives
Plaque commémorant les victimes de l’attentat de la rue des rosiers qui a eu lieu en 1982.

Cette plaque a été apposée par la Mairie de Paris en 2011. Comme celles inaugurées aujourd’hui, elle rappelle le nom de victimes et les circonstances précises de la tuerie. Lors de l’enquête, il est tout d’abord apparu qu’une infime partie des passants s’y est arrêtée et, parmi eux, très peu l’ont effectivement lue. Ensuite, au cours des entretiens informels réalisés avec près d’une quinzaine de riverains (habitants, restaurateurs, vendeurs etc.), les faits commémorés n’ont jamais été ceux évoqués. Si tous avaient remarqué qu’il y avait une plaque, certains n’avaient rien à en dire, la majorité était persuadée que celle-ci rappelait la mémoire de Juifs morts pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ce constat empirique ne peut être généralisé. Il ne signifie pas davantage que les plaques commémoratives ne servent à rien. Il invite plutôt à reformuler les questions qu’on leur pose et ce qu’on en attend. Ce sera l’objet de la prochaine chronique.

   
À lire : les autres chroniques de Sarah Gensburger sur son blog

                   
                        

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.

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