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Plaidoyer contre l’évaluation permanente
L'ouvrage collectif que nous avons publié est d’abord un cri d’alarme, et même d’indignation, poussé par un ensemble de professionnels de tous les métiers. Il s’élève contre le type d’évaluation auquel nous sommes tous, aujourd’hui et plus que jamais, soumis en France, en Europe, dans le monde anglo-saxon, dans le monde mondialisé. L’évaluation s’étend à tout, du risque financier et assurantiel au risque atomique, et du traitement de l’art au traitement fait aux Roms, tous les domaines, tous les métiers, tous les instants. Car c’est toujours à plus d’évaluation que conduit l’évaluation. L’évaluation, il ne s’agit pas de s’en passer, tout court. Il s’agit, et d’urgence, de comprendre à quels effets pervers conduit celle qu’on nous oblige à pratiquer ; il faut prendre du recul et donner une nouvelle inflexion aux politiques, à la politique.
Tout financement passe par les grilles d'évaluation
Toute politique, donc tout financement, passe par les grilles d’évaluation. Elles symbolisent l’objectivité et la transparence, ce seraient des outils démocratiques permettant de trouver un commun dénominateur. Or l’ouvrage montre – et comment ne pas le voir ? – que le fondement et le modèle de toutes ces grilles sont les grilles de notation financière, celles-là mêmes des agences de notation qui dévaluaient la note de la Tunisie au lendemain de la chute de Ben Ali. Qui décide des critères ? Qui juge, comment, pourquoi ? Hannah Arendt a raison de dire que le jugement, goût inclus, est la faculté politique par excellence : nous sommes là en pleine politique.
D’abord, notre vécu de citoyens, de chercheurs : nous étouffons derrière les grilles. Nous ne nous reconnaissons plus dans la représentation du monde que nous sommes contraints d’instruire, bribe après bribe : on itemise pour mettre en cases. La grille requiert des éléments de langage préformatés qui constituent une langue de bois universelle, exprimée en globish, car c’est d’abord la langue qui fait grillage. C’est la langue des administratifs qui fabriquent les tuyaux, structurellement tributaires de l’opinion reçue et toujours en retard d’une évolution intellectuelle ; la langue des experts internationaux auxquels on a recours pour éviter tout conflit d’intérêts, autrement dit toujours hors contexte, qui ont pour seul cadre l’abstraction redoutablement concrète de la mondialisation concurrentielle ; c’est enfin bon gré mal gré la langue des évalués, notre novlangue à tous.
Les grilles sont dictées par la peur de juger
Le fond ne compte pas puisqu’il n’est pas objectivement notable, au propre comme au figuré, si bien qu’un cœur de projet de recherche de cinq feuillets bien formatés suffit pour obtenir quelques millions d’euros, à condition que le dossier fasse une centaine de pages en langue de bois copiée-collée, avec prolifération des sigles, des trigrammes, des schémas camembert, des diagrammes et, cerise sur le gâteau, quelques éléments de langage tributaires de la mode, qui transforment des réquisits intéressants en signes de reconnaissance financiarisables, entre genre, résilience et durabilité. Nous nous accoutumons à parler par clichés – tel est le symptôme de ce qu’Arendt reproche à Eichmann : la banalité du mal. Pas de meilleure manière de laisser l’argent aux mains de ceux que l’absence de sens ne gêne pas, ceux pour qui l’argent suffit à faire sens : les financements aux professionnels de la finance.
Les grilles sont dictées par la peur de juger, et par la peur tout court. La prévention se confond avec la prédiction, en une prophétie auto-réalisatrice : comme dans Minority Report, tout s’écrit au futur antérieur. La grille fonctionne avec toute l’information du monde, de manière holistique, mais jamais au cas par cas, de manière clinique ; elle est même par nature dramatiquement inapte à toute prescription au niveau du cas – à ce petit trop remuant : deux doses de Ritaline… Les pratiques régressives liées à la peur se conjuguent au manque de moyens : nous voici de retour aux hôpitaux du siècle dernier, contention et électrochocs. Pas le temps de prendre le temps, pas le temps de parler. Pourtant nous savons encore un peu qu’il y a du cas, de la clinique, de l’événement, de l’invention, de la recherche stricto sensu. Mais c’est là ce qui devient indéchiffrable, car non chiffré.
La nouveauté ne rentre dans aucune case
Car le grand absent de tout ce dispositif, c’est l’invention. Voilà ce que l’on désire vraiment, pour faire la différence, mais c’est là pourtant que le bât blesse. Facteur h, impact factor, le mal européen qui nous vient du Canada, avec sa dramatique inopérance en ce qui concerne la recherche pure (publish or perish, et publish short and dirty pour grimper plus vite) ! Les grilles ne peuvent saisir que du déjà connu. Par définition, la nouveauté, l'invention, ne rentrent encore dans aucune case : on ne remarque pas l’absence d’un inconnu... Ce qu’on mesure en effet, c’est la performance, fiction protéiforme extrêmement retorse puisqu’elle permet de transformer du non-mesurable en mesurable – souvenons-nous : « Moi, je vois dans l’évaluation la récompense de la performance. S’il n’y a pas d’évaluation, il n’y a pas de performance1. »
Le modèle en est Google, car l’algorithme qui fait l’excellence, et la fortune, du moteur de recherche par excellence dépend en dernière analyse du nombre de clics sur un item, promu par cette supériorité numérique tout en haut de la page comme first one, meilleur. L’excellence est une tête de liste de la norme, dans la coopétition (c’est un mot de Google) mondiale qui implique ranking, classement-déclassement permettant de ne pas financer en toute apparence d’objectivité. Mais un moteur de recherche ne peut pas servir de modèle à la recherche, il n’y a là qu’une mauvaise homonymie, car dans le monde de la recherche, la qualité n’est pas et ne peut pas être une propriété émergente de la quantité.
Détournons les grilles !
Faut-il vraiment rester prisonnier de classements auxquels on ne croit pas parce que ces classements déterminent les aides que l’on reçoit ? Qui d’ailleurs y croit, si nous n’y croyons pas ? Pas Shangaï en tout cas, et quand nous en parlons autour de nous, en Europe comme ailleurs, nous rencontrons plus de sceptiques et de cyniques que de convaincus. Pourquoi alors ne pas exercer notre jugement, commencer la sortie du cercle vicieux, initier une ligne vertueuse ? Faisons connaître les critères, les catégories de jugements qui nous conviennent, fabriquons pour (et mieux avec !) les administrations la réflexion sur les grilles. La modification minime fera masse critique : dessinons le monde que nous voulons.
- 1. Discours de Nicolas Sarkozy à l’occasion du lancement de la réflexion pour une stratégie nationale de la recherche et de l’innovation, Élysée, 22 janvier 2009.
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À lire / À voir
Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation, Barbara Cassin (dir.), Mille et une nuits/Appel des appels, 368 p.
Commentaires
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Armel Le Bail le 7 Mai 2014 à 08h53bon article.
Whappy le 12 Mai 2014 à 09h03