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Les chimistes sont de plus en plus amenés à faire face à des thématiques d’intérêt public, comme le développement de matériaux et procédés respectueux de l’environnement, le développement industriel, le risque chimique. Être capable de communiquer, dans le contexte des publications scientifiques comme vis-à-vis du grand public, demande une maîtrise d’un langage technique qui évolue continûment et qui s’adapte dynamiquement aux nouvelles découvertes.
Les chimistes sont ainsi de plus en plus conscients de l’importance d’une approche non isolationniste de la terminologie de leur domaine et de la nécessité d’une amélioration des stratégies d’enseignement de celui-ci. La terminologie fondamentale de la chimie, c’est-à-dire la terminologie qui forme le noyau notionnel de la discipline, est celle qui pose beaucoup de problèmes quant à l’interaction avec la langue générale (la langue non spécialisée) dans les contextes pédagogiques : il est nécessaire d’utiliser une expression claire, d’éviter des définitions ambiguës, de privilégier l’illustration de concepts simples par des termes bien choisis.
Le besoin de nouvelles ressources terminologiques multilingues
La nécessité d’une utilisation correcte de la terminologie et de la nomenclature en chimie a mené à la création, en 1919, d’un organisme international : International Union of Pure and Applied Chemistry (IUPAC). Pourtant, les efforts de l’IUPAC sont principalement orientés vers la normalisation de la terminologie très prolifique des composés chimiques, tandis que moins d’attention a été portée sur une meilleure normalisation de la terminologie fondamentale de la chimie. De ce fait, on ne trouve pas les définitions de certains termes comme elementary substance, compound, pure substance, reagent, etc. Le répertoire terminologique de l’IUPAC – ainsi que la majorité des autres ressources terminologiques en chimie, comme l’Oxford Dictionary of Chemistry ou le Dictionnaire de chimie de Pierre de Menten – est monolingue et propose une information linguistique minimale sur le sens et le comportement des termes dans les textes scientifiques et sur les relations existantes entre les termes et le lexique général.
Par exemple, pour maîtriser l’usage du verbe terminologique anglais REACT I.1d (voir plus bas) et l’employer correctement dans des énoncés de chimie, il est important de savoir qu’il peut être intensifié au moyen des adverbes strongly, vigorously ou violently, comme dans la phrase suivante : « Aluminum chloride AlCl3 reacts violently with water to form strongly acidic solutions1 ». En français, on utiliserait les adverbes fortement, violemment, vivement, vigoureusement, et en russe, plutôt les adverbes сильно (fortement), активно (activement), энергично (énergiquement). Malheureusement, on ne peut pas trouver cette information dans les ressources terminologiques existantes sur la chimie, bien que ce type d’information soit essentiel pour l'enseignement de la discipline et pour la communication scientifique internationale. Quant aux ressources bilingues, comme le Lexique de terminologie chimique de Richer, elles ne proposent que des traductions terme à terme, sans expliquer comment utiliser de façon appropriée dans les textes du domaine les termes recherchés dans la langue cible.
C’est dans ce contexte que les chimistes et les linguistes peuvent avoir des intérêts communs, dans le cadre du développement d’une nouvelle génération de ressources terminologiques sur la chimie, qui seront multilingues et proposeront une description des termes complète avec les définitions, caractéristiques grammaticales, connexions lexicales sémantiques et phraséologiques, exemples d’utilisation des termes dans les publications scientifiques, etc.
Chimistes et linguistes : vers une liaison chimique efficace
Malgré l’intérêt que les chimistes portent aux questions d’utilisation des termes dans la pratique de leur discipline, les exemples d’études systématiques du lexique de la chimie, comme celle de S. Peraldi (Indétermination terminologique et multidimensionnalité dans le domaine de la chimie organique, 2011), restent rares car ce type d’étude nécessite, simultanément, des connaissances pointues en chimie et en linguistique, plus précisément, en lexicologie (la discipline qui étudie les lexiques d’un point de vue théorique et descriptif). Lors de l’initiative « 2018-2019 Année de la chimie, de l’école à l’niversité », nous avons lancé un projet interdisciplinaire FRONTERME (financement d’une recherche doctorale par la région Grand Est).
Un travail préparatoire a été effectué dans le cadre du Projet exploratoire premier soutien (Peps) Mirabelle STRÉTCH (Ingrosso et Polguère, 2015), en collaboration avec deux autres membres de l’ancien laboratoire de chimie Structure et réactivité des systèmes moléculaires complexes (SRSMC). Ce projet a mené notamment à la construction de deux corpus français et anglais, dont la taille est suffisamment significative (3 millions de mots-occurrences pour chacun des corpus) pour permettre une première estimation des nomenclatures terminologiques à considérer et pour effectuer des expérimentations sur la description terminographique du vocabulaire de la chimie. La recherche dans le cadre du projet FRONTERME inclut notamment un travail d’extension et d’affinage de ces corpus, ainsi que leur traitement au moyen d’outils d’extraction de termes et d’analyse terminologique.
Depuis 2018, nous travaillons sur la construction d’un modèle lexicographique de termes chimiques fondamentaux (en anglais, français et russe), modèle intégré à la description du lexique de la langue générale dans le cadre des travaux menés à l’Atilf (Analyse et traitement de la langue française) par A. Polguère sur les grands réseaux lexicaux. Un de nos buts est de proposer des définitions clairement structurées et harmonisées – selon les critères de la Lexicologie explicative et combinatoire (Mel’čuk et Polguère, 2018) –, qui deviendront un outil efficace pour la compréhension des textes scientifiques, pour l’enseignement au niveau lycée/université et pour la rédaction scientifique.
Des réseaux lexicaux interactifs
Pour cela, nous développons un modèle multilingue du lexique de la chimie qui vise à devenir une ressource de référence pour les étudiants et les enseignants de chimie, ainsi que pour les traducteurs français-anglais-russes. Notre ressource peut être consultée en ligne via une interface graphique et textuelle développée pour les réseaux lexicaux Spiderlex. Dans notre approche, le modèle du lexique n’est pas un texte ou un dictionnaire imprimé, mais un réseau lexical multidimensionnel appelé Système Lexical. Grâce aux techniques d’édition de graphes, nous créons des modèles lexicaux qui peuvent être visualisés et parcourus sous forme de réseaux d’unités lexicales connectées par des relations typées. La figure ci-dessous montre un réseau lexical contrôlé par le sens chimique du verbe anglais REACT, numéroté react I.1d dans le Réseau lexical de l’anglais. En même temps, l’utilisateur peut consulter la ressource sous la forme du dictionnaire virtuel et accéder à la description lexicographique détaillée des termes : sens, caractéristiques grammaticales, connexions lexicales sémantiques et phraséologiques (expressions idiomatiques impliquant les termes), exemples d’utilisation des termes dans les textes scientifiques tirés du corpus textuel de chimie2.
L’exploitation des descriptions terminologiques sous forme d’une base de données interactive permettra la mise en place d’un outil pour la communication scientifique, l’enseignement de la discipline et, même, la réflexion plus théorique sur la rigueur des définitions des termes de la chimie. La possibilité d’accéder à une ressource trilingue sur le lexique de la chimie, en naviguant dans ce lexique grâce aux connexions riches entre termes, aux informations sur le comportement dans les textes et aux exemples d’utilisation, permettra la mise en place de nouveaux outils pédagogiques pour les enseignants et pourra susciter de nouvelles stratégies sur la pédagogie de la discipline et stimuler la conception de méthodologies innovantes. Enfin, ce modèle de description terminologique pourra être utilisé à l'avenir pour la description multilingue de la terminologie d'autres disciplines scientifiques comme la physique ou la biologie. ♦
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Les auteurs
Francesca Ingrosso est maîtresse de conférences HDR en chimie théorique à l’Université de Lorraine, membre du Laboratoire de physique et chimie théoriques (unité CNRS/Université de Lorraine).
Polina Mikhel est doctorante en sciences du langage, boursière du projet FRONTERME (région Grand Est), laboratoire Analyse et traitement informatique de la langue française (unité CNRS/Université de Lorraine).
Alain Polguère est professeur en sciences du langage à l’Université de Lorraine, membre du laboratoire Analyse et traitement informatique de la langue française (unité CNRS/Université de Lorraine) et membre sénior honoraire de l'Institut universitaire de France. Voir la page de l'auteur
Références
- Ingrosso, F. and Polguère, A., « How Terms Meet in Small-World Lexical Networks: The Case of Chemistry Terminology », in Poibeau, Th. and Faber, P. (eds.), Proceedings of the 11th International Conference on Terminology and Artificial Intelligence (TIA 2015), Granada, 2015, p. 167-171. halshs-01226185
- L’Homme, M.-C. et Polguère, A., « Mettre en bons termes les dictionnaires spécialisés et les dictionnaires de langue générale », in Maniez, F. et Dury, P. (dir.), Lexicologie et terminologie : histoire de mots. Hommage à Henri Béjoint, Lyon, Travaux du CRTT, 2008, p. 191-206. (En ligne)
- Polguère, A., « From Writing Dictionaries to Weaving Lexical Networks », International Journal of Lexicography, vol. 27, n° 4, 2014, p. 396-418. doi: 10.1093/ijl/ecu017
- Mel’čuk, I. and Polguère, A., « Theory and Practice of Lexicographic Definition », Journal of Cognitive Science, vol.19, n° 4, 2018, p. 417–470. halshs-02089593
- 1. https://www.acs.org/content/acs/en/molecule-of-the-week/archive/a/alumin...
- 2. Nous sommes toujours à la recherche de textes de chimie (en français, anglais ou russe) pouvant alimenter nos corpus de recherche. Il peut s’agir, par exemple, de manuels de cours ou de revues scientifiques sous licence Creative Commons. N’hésitez pas à nous contacter, si vous disposez de tels documents ou simplement si notre projet vous intéresse.
Commentaires
thanks
avije le 5 Février 2020 à 14h11بدون کنکور دانشگاه
avije le 5 Février 2020 à 14h12Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS