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Mon projet de recherche sur l’ocytocine a débuté à Strasbourg dans un centre de recherche industriel assez atypique, celui de la société pharmaceutique Marion Merrell Dow, aujourd’hui disparue du paysage après de multiples fusions. La liberté y était totale, les crédits illimités et le travail interdisciplinaire s’y exerçait dans un esprit fraternel. La molécule la plus étudiée à l’époque par les neurobiologistes était la sérotonine, un neurotransmetteur produit par le cerveau (et on le sait depuis, par notre microbiote) qui influe sur l’anxiété, la dépression et diverses autres pathologies. Les pharmacologues de ce centre de recherche, John Fozard, Derek Middlemiss, Mark Tricklebank, ont associé leur nom à la caractérisation de plusieurs de ses différents sous-types de récepteurs. J’ai eu le plaisir de les accompagner en tant que pharmacochimiste pour imaginer et développer plusieurs candidats cliniques bloquant l’action de la sérotonine. L’un d’entre eux a été mis sur le marché pour traiter les nausées et vomissements associés aux traitements contre le cancer (Dolasetron, Anzemet®).
Pour rationaliser la conception de nouveaux composés, nous avons implanté au sein de ce centre de recherche le premier groupe de modélisation moléculaire en Europe. Dès que les ordinateurs furent assez puissants, nous sommes passés de la modélisation de petites molécules à celle de grosses protéines. Quatre cents récepteurs neuronaux et hormonaux couplés aux protéines G (RCPG) mobilisaient alors l’attention de la communauté scientifique, académique et industrielle. Dès que leurs formules chimiques furent identifiées, j’ai été assez téméraire pour en proposer des modèles tridimensionnels, en interaction avec les petits neurotransmetteurs les plus étudiés : dopamine, adrénaline, sérotonine, acétylcholine. Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard que la cristallographie est venue valider expérimentalement ces premiers modèles. Entre temps, le hasard et l’amitié étaient venus infléchir mon destin scientifique.
De l’amitié à l’amour
Informé de nos travaux, Claude Barberis, alors directeur de recherche Inserm à Montpellier, me contacta pour modéliser le récepteur de son hormone favorite, l’ocytocine, une molécule beaucoup plus volumineuse que les neurotransmetteurs modélisés jusqu’alors. Elle n’était connue que pour ses effets sur l’accouchement et la lactation. Le défi était intéressant à relever car il était difficile d’imaginer que du fait de sa taille, ce gros peptide puisse occuper un site de liaison similaire à celui commun aux petits neurotransmetteurs non peptidiques. Un partenariat de 30 ans très fructueux a ainsi débuté, scellé par l’amitié. Ensemble, nous avons pu produire un modèle tridimensionnel de l’hormone fixée à son récepteur et en multiplier les validations expérimentales avec d’autres collègues de l’Inserm et du CNRS, Bernard Mouillac et Thierry Durroux. L’intérêt de ce travail était principalement de comprendre les mécanismes moléculaires intimes de la fixation et de l’efficacité fonctionnelle d’une hormone peptidique agissant sur un RCPG. L’intérêt thérapeutique n’était pas encore identifié puisque l’ocytocine n’était alors connue et utilisée que pour provoquer les accouchements et favoriser l’éjection du lait maternel.
Ayant décidé en 1997 de quitter le monde industriel pour rejoindre celui de la recherche académique dans une unité mixte CNRS/Université de Strasbourg (le Laboratoire d'innovation thérapeutique, UMR7200 Ndlr), j’ai souhaité aborder la question des mécanismes moléculaires de l’amour… Il n’y avait alors aucun fil à tirer en sciences expérimentales (chimie, biologie) pour aborder cette étude. C’est à cette période que les travaux d’un zoologue, Lowel Lee Getz1, et d’une psychologue, Sue Carter2, montrèrent que le comportement parental et les comportements monogames ou polygames de deux populations de campagnols pouvaient être modulés significativement, voire inversés, par une hormone… l’ocytocine ! Je voyais ainsi converger notre étude fondamentale des mécanismes d’action de cette hormone et le projet un peu fou d’aborder l’amour au niveau moléculaire. Depuis, environ 40 000 publications chez l’animal mais aussi chez l’être humain sont venues montrer que l’ocytocine facilite différentes formes d’attachement : entre parents et enfants, dans un couple d’adultes, entre un individu et son groupe social. Les mécanismes de l’amour resteront à jamais incompris dans leur globalité, mais il était devenu évident que l’ocytocine joue un rôle majeur dans l’émergence et les manifestations d’éros, philia et agapé3.
De l’amour à l’autisme
Les pharmacologues ont alors remarqué que le blocage du récepteur de l’ocytocine chez le rongeur nouveau-né inhibait tout contact avec son groupe. Cette observation a engendré une multitude d’études chez l’animal et chez l’homme, montrant que ce neurotransmetteur pouvait améliorer très significativement la communication et les interactions sociales. Ces résultats ont contribué à valider le récepteur de l’ocytocine comme cible thérapeutique pour un potentiel traitement des symptômes primaires des troubles du spectre autistique qui altèrent, voire rendent impossible la communication avec autrui. Hélas, l’ocytocine ne pouvait pas être développée en tant que médicament car la molécule est trop grosse pour être absorbée de manière acceptable dans l’organisme et particulièrement dans le cerveau, elle est très instable dans le corps et disparait de la circulation en moins de cinq minutes. Par ailleurs, elle ne peut pas être brevetée et donc garantir un retour sur investissement pour son développement clinique. Le défi était donc de concevoir une petite molécule non-peptique, biodisponible et brevetable qui active spécifiquement le récepteur de l’ocytocine.
Diverses stratégies de découverte ont été mises en œuvre : conception rationnelle à partir de modèles structuraux, criblage de la Chimiothèque nationale4 du CNRS, optimisation par modification chimique systématique. Pendant une vingtaine d’années, ces trois approches ont permis de découvrir des ligands du récepteur de l’ocytocine, mais toujours des antagonistes, c’est-à-dire des molécules bloquant la fonction biologique associée, plutôt que les agonistes attendus, mimant l’action de l’ocytocine elle-même.
Ce n’est que très récemment que nous avons identifié un composé répondant aux critères attendus. Ce produit, le LIT-002, est plus puissant que l’ocytocine elle-même, in vitro et in vivo. À des concentrations extrêmement faibles, il améliore l’interaction sociale dans deux modèles animaux d’autisme. La molécule et ses analogues ont été brevetés56, et les brevets ont été licenciés par le CNRS et l’Université de Strasbourg pour créer une start-up, Occentis7. Société spécialisée dans le développement de médicaments pour le traitement des maladies neuropsychiatriques et neurocomportementales, elle vise à répondre aux besoins dans des domaines thérapeutiques tels que l'autisme, la dépendance à l'alcool et aux opioïdes, la douleur neuropathique… C’est elle qui prendra en charge les étapes suivantes du développement préclinique et clinique8, ce qui nécessitera comme toujours de 6 à 10 ans avant de pouvoir proposer un médicament aux patients qui le souhaitent.
Cette molécule représente également un outil de recherche exploratoire très attendu pour étudier de manière spécifique toutes les fonctions physiologiques de l’ocytocine et ouvrir de nouvelles perspectives thérapeutiques pour des pathologies aussi diverses que les addictions, certaines formes de dépression ou d’anxiété, le cancer ou le vieillissement. La chimie de l’amour n’a pas fini de nous émerveiller… ♦
Marcel Hibert est professeur émérite au Laboratoire d’innovation thérapeutique (CNRS/Université de Strasbourg). Il est notamment l'auteur de Ocytocine, mon amour, paru aux éditions HumenSciences, en 2021.
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À lire sur CNRS le Journal
Ocytocine : du philtre d’amour au médicament (entretien avec Marcel Hibert)
Addiction et stress post-traumatique: vers un traitement commun ?
Ce que l'on sait de la douleur
La peur mise à nu
- 1. University of Illinois, Urbana, USA.
- 2. Kinsey Institute, Indiana University, Bloomington, USA.
- 3. Voir "Ocytocine mon amour", Marcel Hibert, éditions HumenSciences, 2021.
- 4. https://chembiofrance.cn.cnrs.fr/fr/composante/chimiotheque
- 5. Non peptidergic agonists of oxytocin receptor. M Hibert. Demande prioritaire : EP22306767.9, 30 Novembre 2022. Extension PCT : PCT/EP2023/083738 en date du 30/11/2023.
- 6. Non peptidergic agonists of oxytocin receptor. M Hibert. Demande prioritaire : EP22306767.9, 30 Novembre 2022. Extension PCT : PCT/EP2023/083749 en date du 30/11/2023.
- 7. Création d’Occentis, Février 2024. http://occentis.com/
- 8. Les études précliniques réalisées au Laboratoire d’innovation thérapeutique (CNRS/Unistra), avec l’aide de la Société d'Accélération du Transfert de Technologies (SATT), Conectus (www.conectus.fr), montrent le potentiel thérapeutique du LIT-002 pour la prise en charge des troubles autistiques, des douleurs neuropathiques et le sevrage alcoolique.
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